Situation intérieure en France 2019

Εκτύπωση
décembre 2019-janvier 2020

La situation intérieure est toujours marquée par les reculs sociaux et politiques du monde ouvrier et de toute la société.

Bas salaires, cadences et rythmes de travail, flexibilité imposée, suppressions d’emplois : face à la crise de son système économique, la classe capitaliste mène une guerre brutale aux travailleurs. Elle profite aussi du rapport de force qui lui est favorable pour étrangler les indépendants, les autoentrepreneurs, agriculteurs, artisans et commerçants.

Pour lui faciliter la tâche, Macron a mené toute une série de réformes au pas de charge : ordonnances travail, libéralisation du chemin de fer et fin du statut des cheminots, baisse des allocations-chômage. Il a accordé au grand patronat plusieurs milliards de cadeaux : transformation du CICE en baisses de cotisations pérennes, défiscalisation des heures supplémentaires, baisse de l’impôt sur les sociétés, suppression de l’impôt sur la fortune, etc. ; opérant ainsi un vaste transfert de l’argent public vers les coffres-forts de la bourgeoisie.

Un des aspects les plus frappants de ce recul est la régression des services publics, symbolisée par la grande tension qui règne sur les services d’urgence, les Ehpad et les hôpitaux en général. Les services publics ont toujours été organisés par et pour la bourgeoisie, pour ses intérêts et pour ses affaires. Le service postal, les chemins de fer d’État ont d’abord répondu aux besoins de la classe capitaliste, ce qui faisait dire au socialiste Paul Lafargue, dans les années 1890, que les services publics s’apparentaient à du « communisme à usage bourgeois ». Conçus pour répondre aux besoins de la bourgeoisie, la santé publique, la protection sociale, l’éducation nationale, les transports publics… ont toutefois représenté de réels progrès pour les exploités. Dans les pays riches comme la France, ils constituent une composante essentielle du niveau de vie des plus pauvres.

Le recul lent mais continu, voire la disparition de ces services publics dans les quartiers populaires et en milieu rural, est mesurable partout, avec la fermeture de dispensaires, de centres de protection infantile, de maternités de proximité, la disparition d’éducateurs de rue... Cela s’ajoute aux ravages du chômage, au recul des organisations ouvrières, et laisse les populations de plus en plus démunies. C’est particulièrement dramatique dans les cités populaires où des bandes de dealers et de délinquants occupent le terrain et pourrissent la vie des habitants en faisant régner un climat de violence et en imposant leur propre loi.

Ces reculs matériels pèsent sur l’état d’esprit des travailleurs et, plus encore, sur leur vision de la société. Les milieux bourgeois ou petits-bourgeois sont nourris depuis toujours aux préjugés antiouvriers sur les assistés, les chômeurs, les fonctionnaires et autres « travailleurs privilégiés ». Ces idées constituent les armes idéologiques de la bourgeoisie dans la lutte de classe. Les premiers partis ouvriers s’étaient construits en les combattant et en armant la classe ouvrière d’une conscience de classe sur le terrain politique. Mais en s’intégrant à la société et à l’État bourgeois, ils ont eux-mêmes démoli ce qu’ils avaient bâti. Aujourd’hui les préjugés de la bourgeoisie ont libre cours dans le monde ouvrier.

Recul des solidarités ouvrières, montée de l’individualisme, montée de l’extrême droite, repli dans le communautarisme et la religion forment la mécanique idéologique d’un engrenage infernal. Ceux qui, dans le monde ouvrier, y résistent, sont de moins en moins nombreux. Les quartiers populaires sont les premiers confrontés à la désagrégation de la société, et c’est sur cette base que prospèrent les projets réactionnaires des intégristes religieux de tous bords.

Avec leur projet dictatorial sur toute la société, l’islamisme politique et sa variante terroriste constituent un danger pour les travailleurs. Pour minoritaires qu’ils soient, ils exercent, avec l’extrême droite, une pression croissante sur toute la société à laquelle ne résistent guère les idées tout simplement humanistes.

Le rejet de l’immigration, la promotion de l’identité nationale et les idées protectionnistes, pendant économique du nationalisme, constituent des poisons pour la conscience de classe. Ces idées, qui ont toujours existé dans les milieux ouvriers, avaient été combattues consciemment par la fraction révolutionnaire du mouvement ouvrier. Le PCF a non seulement arrêté de les combattre, mais il a contribué à les propager avec sa politique nationaliste, voire chauvine, dont le « produisons français ». Aujourd’hui ces idées progressent et divisent le monde ouvrier.

Le glissement politique vers des idées de plus en plus rétrogrades se traduit dans les rapports de force politiques. Avec 23,3 %, le RN est arrivé en tête des européennes en mai 2019. Et si on y ajoute les petites listes d’extrême droite, celles de Dupont-Aignan, Renaud Camus, Philippot… cela porte le score global de l’extrême droite à près de 30 %.

Ce scrutin a confirmé l’ancrage électoral de Le Pen dans les couches populaires. Malgré la forte abstention dans les quartiers ouvriers, le RN a retrouvé 66 % de son électorat de la présidentielle de 2017 et a gagné 500 000 voix par rapport aux élections européennes de 2014. Les projections faites pour les municipales à partir de ces résultats lui sont très favorables dans de nombreuses petites villes ouvrières puisque Le Monde a recensé 193 communes de plus de 3 500 habitants où le RN a dépassé les 40 % aux européennes, essentiellement dans le Nord, le Pas-de-Calais et le pourtour méditerranéen, et qu’il peut emporter en mars 2020 : Calais, Beaucaire, Le Luc, etc.

Avec des scores de 6,19 % pour le Parti socialiste et de 8,48 % pour Les Républicains, aux européennes, les deux piliers de l’alternance gauche droite se sont effondrés. Macron progresse donc dans son projet d’enterrer le vieux système d’alternance. Mais dans le tête-à-tête qu’il a instauré avec le RN, Macron recule au profit de ce dernier, puisque LREM n’est arrivé qu’en seconde place et n’a retrouvé que 56 % de ses électeurs de 2017. Loin de servir de rempart à l’extrême droite, il renforce Le Pen et les idées réactionnaires qui vont avec.

La base électorale de La République en marche s’est réduite et droitisée. Macron et la macronie seront-ils capables de l’élargir à nouveau en gagnant des grandes villes aux prochaines municipales ? Cela passera-t-il par des listes LREM et des maires LREM ou par des alliances diverses et variées ? C’est tout l’enjeu de ces prochaines élections du point de vue du personnel de la bourgeoisie.

La période d’instabilité politique ouverte avec l’effondrement des partis sur lesquels la bourgeoisie s’appuyait depuis des décennies est loin d’être refermée. En 2017, l’élection de Macron a offert à la bourgeoisie une solution de rechange immédiate. Après deux ans et demi de pouvoir, on mesure sa fragilité.

Macron avait pour mission de ressusciter de nouvelles illu­sions vis-à-vis du personnel politique de la bourgeoisie et de redorer le blason des institutions et de l’État, de façon qu’ils continuent de jouer leur rôle de tampon dans la lutte de classe. Cela a donné lieu à toute la mystification médiatique des premiers mois de sa présidence autour de la nouvelle façon de faire de la politique, le nouveau rôle de la société civile… cinéma qu’il continue de jouer en déclinant le grand débat à toutes les sauces.

La méfiance populaire vis-à-vis de Macron existait avant même son élection, elle a été confortée par sa politique. Elle s’étend même à la parole politique en général et même à l’appareil d’État. La population refuse désormais de croire sur parole les représentants de l’État contre lesquels elle a développé une méfiance quasi instinctive comme on l’a vu avec le récent incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Cette méfiance vient de loin puisque toutes les affaires autour de l’amiante, du Mediator, du dieselgate y jouent leur rôle. Mais dans ce mécanisme de perte de confiance, la crise économique joue aussi un rôle majeur.

La crise du capitalisme souligne l’impuissance des politiques et des États, ne serait-ce que pour empêcher les fermetures d’usines et la désindustrialisation que tous les politiciens dénoncent. La crise est aussi à l’origine des économies drastiques imposées aux services publics car les profits que la bourgeoisie ne trouve plus dans l’extension des marchés, elle les assure en parasitant toujours plus les caisses de l’État. La politique de la bourgeoisie qui consiste à faire payer la crise aux classes populaires aboutit à creuser toujours plus le fossé entre les classes populaires et l’État.

Cette déconsidération de l’État est une menace pour la bourgeoisie. Sa domination et la société de classe ne tiennent pas seulement par la brutalité et la violence étatiques. Elles reposent aussi sur une autorité admise et respectée du fait que l’État facilite la vie sociale en organisant l’éducation, la santé, la justice et la sécurité. Cette confiance dans ce que les défenseurs de l’ordre bourgeois présentent comme les piliers de la République est de plus en plus minée. La police, déjà décriée avec les violences policières vis-à-vis des jeunes des quartiers populaires, mais dont le rôle répressif dans le mouvement des gilets jaunes a touché bien plus de monde, suscite une méfiance beaucoup plus large.

La personnalité de Macron, sa morgue, le mépris qu’il a affiché à de multiples reprises, font de lui la figure irritante au plus haut point. Macron ne joue cependant là que le second rôle quand la crise tient le rôle principal.

Le Figaro a élaboré un baromètre de la protestation électorale. Rendu public le 10 octobre, il indique un niveau de rejet inédit. En vue de la présidentielle de 2022, trois Français sur quatre seraient tentés de s’abstenir, voter blanc, voter pour Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon voire pour Nicolas Dupont-Aignan ou un candidat du NPA (LO n’apparaissait pas dans le questionnaire...). « Les signes électoraux qui expriment une contestation, un refus de l’offre politique établie, une colère, un rejet radical du système sont au plus haut point… Cette forme de dissidence électorale n’est pas nouvelle, mais après deux ans et demi de macronisme, la fracture s’est élargie… » Et l’expert du Figaro de poursuivre sur la menace que constituerait l’élection de Le Pen à la présidentielle : « L’élection en France d’un président populiste, par exemple Marine Le Pen, pourrait ouvrir une crise de l’Union européenne, de l’euro, une paupérisation radicale des Français. Dans le monde d’aujourd’hui ce serait une aventure ! Une élection a pour fonction de faire exister la confrontation dans la pluralité, mais cela ne saurait aller jusqu’à mettre en péril la nation qui l’organise. »

L’inquiétude exprimée par l’expert du Figaro reflète sans doute celle d’une fraction de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. La possibilité de l’accession du RN au pouvoir pose encore problème à la classe capitaliste qui n’a pas avec les politiciens du RN les mêmes liens de confiance et de complicité qu’elle a naturellement établis avec le personnel politique réuni autour de Macron. Mais établir de tels liens n’est peut-être qu’une question de temps.

Le RN a mis en avant une nouvelle génération qui ne se distingue guère des politiciens responsables et respectueux des intérêts de la bourgeoisie et de son système. Ils ne se singularisent même plus par leur démagogie anti-immigrés et antimusulmans, vu la droitisation de l’ensemble du monde politique.

C’est en effet Macron qui a parlé de société de vigilance. C’est Castaner qui a parlé de la barbe et du voile comme de « signaux faibles » de radicalisation. C’est Stanislas Guérini, le délégué général de La République en marche, qui a relayé le mensonge selon lequel l’Aide médicale d’État finançait des prothèses mammaires. Et tous de défendre l’idée que l’immigration est un problème, reprenant les thèmes et les mots du Rassemblement national.

L’ostracisme dont pâtit Le Pen, interdite de participer aux obsèques de Chirac, n’est plus, depuis longtemps, qu’une affaire de rivalité électorale. La politique protectionniste brandie par le RN a pu faire peur à certaines fractions du grand patronat, mais, guerre commerciale oblige, le protectionnisme, assumé ou non, est de nouveau une arme majeure dans la guerre concurrentielle.

Le RN est un parti parfaitement intégré au système bourgeois. Il ne pose pas le problème qu’ont pu poser les partis ouvriers à la bourgeoisie. Les partis ouvriers s’étaient construits sur une politique de lutte de classe et ils étaient alors susceptibles de subir la pression d’une classe ouvrière combative. Même après le changement de cap de la social-démocratie visible au travers de la trahison de 1914 et de l’union sacrée, il a fallu le contexte de la grève générale et des occupations d’usines de 1936 pour que la bourgeoisie se résolve à faire appel à Blum. Puis il a encore fallu des décennies pour faire du PS un parti de l’alternance, c’est-à-dire capable de constituer une majorité. Cela s’est fait avec Mitterrand, qui aura été le premier, après le départ du PCF du gouvernement en 1947, à réin­tro­dui­re des ministres communistes au gouvernement. Et ce n’est qu’une fois au pouvoir, alors que les socialistes faisaient la preuve, avec les communistes, de leur capacité à mener une politique antiouvrière, qu’ils ont vraiment rassuré la bourgeoisie et se sont élevés au rang du personnel établi de la bourgeoisie.

L’élection de Le Pen pourrait ne pas plaire à la bourgeoisie, mais elle la tolérera comme elle tolère ailleurs des populistes du genre de Trump, car avec le RN, la bourgeoisie n’a aucun doute à avoir : ce sont bien ses intérêts qui continueront à guider le pouvoir. Le RN a toujours été un parti antiouvrier, hostile aux syndicats et à la classe ouvrière organisée. Son ancrage récent dans les classes populaires ne le lie ni aux intérêts de classe des travailleurs ni aux combats qu’ils peuvent mener sur ce terrain.

En étant le principal réceptacle politique de la rage populaire, le RN joue d’ores et déjà un rôle utile de soupape pour tout le système. Il perpétue les illusions électoralistes et contribue à faire rentrer la contestation dans le cadre du jeu politique bourgeois de sorte qu’elle ne s’exprime pas sur le terrain plus dangereux des luttes sociales.

La stratégie du RN est électoraliste, mais ceux qu’il influence peuvent suivre une autre voie et le déborder. Les attentats et les réponses toujours plus sécuritaires et liberticides qu’y apporte le gouvernement participent d’un climat d’état de guerre et d’une situation qui a sa propre logique et que personne ne maîtrise. Les diverses campagnes anti-immigrés et antimusulmans du RN et de tous ceux qui lui courent après sont à visées électorales, mais elles peuvent ouvrir la voie à des forces prêtes à agir en dehors des institutions. On l’a vu avec les militants de Génération identitaire qui ont organisé des patrouilles contre les migrants à la frontière franco-italienne.

L’intervention de l’élu RN Julien Odoul au conseil régional de Bourgogne, qui a conduit à chasser de l’hémicycle une femme voilée, a été peu appréciée des autres dirigeants RN mais elle donnera peut-être à d’autres des idées d’action directe du même type. L’attentat commis contre la mosquée de Bayonne par un Claude Sinké, ex-candidat FN notoirement raciste et xénophobe, est déjà à mettre sur le compte de cette ambiance.

On ne voit pas, pour l’instant, de mouvements de masse organisés dans ce sens, mais les troupes potentielles existent, que ce soit dans la petite bourgeoisie ou dans les classes populaires à commencer par les plus marginalisées. Parmi tous ceux qui se sont mobilisés dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, une fraction ne s’est pas gênée pour afficher son racisme et le rejet des migrants. Personne ne peut garantir que demain, il n’y aura pas d’autres Claude Sinké. La menace autoritaire et fasciste reste inscrite dans la période.

Comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes, le cours réactionnaire de la société, la crise du mouvement ouvrier et le rapport de force social et politique défavorable aux travailleurs n’empêchent pas les réactions sociales.

Cette mobilisation, qui a marqué toute l’année, a résumé les contradictions de la situation actuelle, tout ce qu’elle recèle de possibilités comme de menaces. Elle a démontré les capacités de mobilisation des catégories les plus écrasées du monde du travail, ouvriers de petites entreprises, aides à domicile, mères de famille, retraités, chômeurs, petits artisans et commerçants. En même temps, elle a souligné l’absence des gros bataillons de la classe ouvrière puisque les travailleurs des grandes entreprises sont restés, dans leur grande majorité, l’arme au pied. Quand ils se sont joints à la contestation des gilets jaunes, ils l’ont fait en francs-tireurs.

La classe ouvrière concentrée et organisée dans les grandes entreprises n’a pas cru dans ses propres forces et ne s’est pas lancée dans le combat, quand ceux qui avaient le moins de possibilités et de prise sur le grand patronat ont témoigné pendant plusieurs mois de leur volonté de se battre.

Que les travailleurs les plus éloignés des organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier se soient lancés les premiers dans le combat n’est paradoxal qu’en apparence. Les exploités des grandes entreprises sont bien sûr toujours capables de s’unir, de s’entraîner et de faire masse comme l’a montré la grève réussie de la RATP du 13 septembre. Mais ce sont ces troupes, les plus importantes et les plus organisées, qui ont aussi le plus de chaînes. L’une de ces chaînes est constituée par leurs propres syndicats.

Beaucoup de travailleurs ne s’imaginent pas, pour le moment, engager le combat sans leur syndicat ou avec des syndicats divisés. Ils sont attentistes et à la remorque de ce que les dirigeants syndicaux peuvent leur proposer. Les bureaucraties syndicales pèsent bien plus sur la classe ouvrière qu’elles ne pèsent sur toute une série de corporations où les traditions syndicales sont moindres. Loin de jouer un rôle moteur, les syndicats canalisent, détournent et étouffent l’expression de la colère ouvrière.

Non soumis à cette tutelle, le mouvement des gilets jaunes a permis à la colère brute de s’exprimer et il a fait preuve d’inventivité, de spontanéité et d’une capacité d’organisation que l’on n’avait pas vues depuis longtemps.

Les gilets jaunes ont sans aucun doute acquis une expérience politique, à commencer par celle de la répression et du rôle des forces de police. Ici et là, ils se sont aussi confrontés directement à la morgue des politiciens.

Leurs revendications sont restées confuses, voire contradictoires. Il y avait la volonté d’améliorer le pouvoir d’achat sans revendication nette sur les salaires et sans s’en prendre directement au patronat. Il y avait cet appel aux référendums permanents tout en revendiquant les vertus de l’apolitisme. Il y avait la dénonciation des inégalités, mais pas de l’exploitation capitaliste et encore moins de la propriété privée des moyens de production. Il y avait la volonté de bloquer le pays sans poser la question de la grève.

Toutes les luttes un peu massives sont des situations complexes où les intérêts de différentes catégories sociales s’entremêlent et entrent en contradiction. Dans le contexte de recul politique actuel et en l’absence de luttes dans les entreprises, il était difficile voire impossible pour les gilets jaunes, constitués majoritairement d’exploités, d’exprimer une politique de classe, c’est-à-dire la conscience de la classe sociale à combattre et des armes à utiliser.

Mais à partir de ses propres combats sur son terrain de classe, c’est-à-dire dans les entreprises, la classe ouvrière peut reconstruire les repères, les valeurs et les traditions de la lutte de classe qui seules ouvriront des perspectives aux exploités et à toute la société. L’entrée en lutte de la classe ouvrière contre le grand patronat sera un élément décisif pour l’avenir.

Depuis la rentrée et plus encore depuis la grève de la RATP, le gouvernement redoute une nouvelle éruption de colère. Avec le mouvement des gilets jaunes, les dirigeants politiques ont découvert que le monde ouvrier ne se résumait pas aux syndicats et encore moins à leurs chefs syndicaux. Ce mouvement, spectaculaire par sa forme, les a surpris et leur a fait prendre conscience que l’explosion de colère ne s’annoncerait pas. Et même si l’écrasante majorité des travailleurs n’est pas entrée dans l’action, ces dirigeants politiques savent qu’elle s’est reconnue dans les préoccupations des gilets jaunes. Désormais, ils scrutent à la loupe la moindre expression de colère.

Tous les observateurs de la vie politique relèvent le « climat social électrique » ou la « fébrilité sociétale » qui donnent des « sueurs froides » au gouvernement. Dans ces expressions, ils mélangent toutes les contestations. Non seulement les réactions des travailleurs où l’agitation autour des services d’urgences est en bonne place, mais aussi la grogne des agriculteurs, les manifestations écologiques, animalistes, antispécistes ou encore les manifestations des policiers et des pompiers…

Ces mobilisations participent en effet d’un même climat contestataire mais elles portent des perspectives politiques différentes voire opposées. Cette situation peut déboucher sur le meilleur, une remontée des luttes ouvrières, comme sur le pire, avec le renforcement de la pression sécuritaire et anti-­immigrés. Pour l’instant aucune catégorie sociale ne s’est réellement lancée dans un combat déterminé, et toute la question est ce qui se passera du côté du monde du travail.

La démonstration de force des salariés de la RATP le 13 septembre ainsi que les récentes mobilisations à la SNCF sont les signes d’une reprise de combativité dans certains secteurs de la classe ouvrière. Le mouvement collectif de droit de retrait à la SNCF et la grève des ouvriers de maintenance de Châtillon sont des réactions d’autant plus marquantes qu’elles sont venues de la base ; une base qui a laissé éclater son ras-le-bol sur ses conditions de travail et s’est mise en grève, sans être retenue par les déclarations administratives et le délai de 48 heures que la loi sur le service minimum leur a imposé ces dernières années dans le but de juguler les grèves.

C’est dans cette ambiance que tombe le 5 décembre, journée de grève interprofessionnelle sur les retraites appelée par la CGT, FO, FSU, Solidaires et des organisations de jeunesse. Quel sera son succès ? Cette grève sera-t-elle reconduite, comme certains le laissent entendre, à la RATP et à la SNCF ? Quelle sera la profondeur de cette combativité ? Est-ce que les travailleurs de ces secteurs seront capables d’aller au-delà des limites étroites que les syndicats poseront ? Quelles chances y a-t-il que ces mobilisations soient un succès et s’élargissent ? On peut trouver autant d’arguments dans un sens que dans l’autre, alors nous n’allons pas spéculer sur les possibilités de connaître une remontée des luttes ouvrières dans les semaines ou les mois à venir.

Mais à partir du moment où l’ambiance change, ne serait-ce qu’un peu, tout peut se précipiter et il nous faut réfléchir aux stratégies des uns et des autres et être à l’affût de la moindre variation de l’état d’esprit des nôtres.

Il n’est pas impossible que des confédérations syndicales poussent pour mieux encadrer les secteurs les plus combatifs. On l’a déjà vu, par exemple en 1995, où ces mêmes confédérations avaient contribué à généraliser le mouvement à toute la fonction publique. De son côté, le gouvernement fait tout son possible pour désamorcer la contestation, que ce soit à la RATP ou à la SNCF. Il envisage d’actionner « la clause du grand-père », c’est-à-dire de ne pas toucher aux régimes spéciaux pour les salariés déjà en poste. Que lâchera-t-il vraiment ? Quelle sera sa marge de manœuvre ?

Nous n’aurons de réponse à toutes ces questions qu’au fur et à mesure des échéances et de la dynamique de luttes qui s’enclenchera ou ne s’enclenchera pas. Dans tous les cas, nous devons militer dans l’optique d’une remontée ouvrière et nous mettre en ordre de marche pour saisir la moindre opportunité.

Notre objectif est de défendre les idées communistes révolutionnaires dans un contexte où ces idées et même les repères et les valeurs les plus élémentaires du mouvement ouvrier ont disparu. Il est de faire surgir et de former une génération de militants ouvriers qui, sur la base de ces idées, pourront gagner la confiance de leurs camarades de travail et auront de l’influence et suffisamment de crédit parmi eux pour être en situation de leur proposer une politique quand la classe ouvrière entrera en lutte.

Les militants révolutionnaires ne peuvent réellement gagner la confiance et acquérir de l’autorité qu’en étant capables de proposer une politique aux grèves qui entraînent des dizaines, des centaines, voire des milliers de travailleurs. Les efforts que l’on fait pour s’entourer et gagner la confiance et le soutien de plusieurs dizaines de travailleurs au jour le jour, dans les prises de position quotidiennes, nous donneront peut-être demain la possibilité de jouer ce rôle dirigeant.

Il faut saisir toutes les opportunités que l’on a et, dans l’hypothèse d’une remontée des luttes, il y en aura de nombreuses. Sinon, il nous faudra créer ces opportunités à partir de toutes les petites choses qui se passent, pour construire des réseaux et des points d’appui, pour se faire reconnaître comme des militants dévoués aux intérêts des travailleurs sur les bases de nos idées communistes révolutionnaires. L’enjeu est de tisser des liens nouveaux et de renforcer ceux que nous avions déjà dans les entreprises.

La même préoccupation de nous lier à la classe ouvrière nous a conduits à nous lancer dans la préparation des municipales qui auront lieu en mars 2020. Des listes représentant le camp des travailleurs donneront la possibilité aux travailleurs conscients d’exprimer leurs intérêts de classe. Elles donneront la possibilité à tous ceux qui l’acceptent en se portant candidats, de s’organiser pour construire le camp des travailleurs dans leur ville.

Notre objectif est de déployer le maximum de nos forces. Il s’agit là de nous lier avec des femmes et des hommes du monde ouvrier « de l’extérieur », puisque nous prenons contact avec eux non pas dans les entreprises mais chez eux, en allant frapper à leur porte. Il est évident que là aussi une remontée des luttes multiplierait nos possibilités. En attendant, il s’agit d’une activité riche pour tous ceux qui s’y sont engagés et d’une tâche indispensable pour tenir dans cette période de recul politique.

En conclusion, nous devons travailler en direction de la classe ouvrière à partir des positions que l’on a dans les entreprises et des moyens militants que l’on peut se donner. Nous le faisons sur la base des idées communistes révolutionnaires, c’est-à-dire avec la certitude que l’avenir de la société dépend de l’intervention consciente de la classe ouvrière.

Aucune réponse ne peut être trouvée aux fléaux qui ravagent la société, que ce soit la crise économique, la crise sociale ou la crise écologique, sans l’intervention consciente de la classe ouvrière.

Une partie de la jeunesse semble retrouver le chemin de l’engagement autour des questions de l’écologie, du féminisme, du respect des animaux, etc. Cette attirance s’est reflétée dans les très bons scores des écologistes aux européennes et dans le succès d’organisations comme Extinction rébellion. Pour légitimes qu’elles soient, ces mobilisations seront incapables de contrer l’évolution individualiste et réactionnaire de la société tant qu’elles ne poseront pas le problème en termes de lutte de classe.

Malgré toutes les bonnes volontés, on ne sauvera ni le climat ni la planète sans remettre en cause la minorité capitaliste qui dirige l’économie et constitue le principal obstacle pour l’organiser rationnellement et faire en sorte qu’elle respecte les hommes et la nature. La question centrale que pose la préservation de la planète, c’est d’enlever le pouvoir à cette classe capitaliste irresponsable. C’est d’exproprier ces grands groupes, ces multinationales, et de gérer ces immenses moyens collectivement. Seule la classe ouvrière, qui est au cœur du système capitaliste et qui n’a à perdre que ses chaînes, peut pousser la contestation du système jusqu’à le renverser. Seule la classe ouvrière, qui est au cœur de la production capitaliste et qui n’a aucun lien avec la propriété bourgeoise, est capable d’impulser une autre économie collective organisée pour répondre aux besoins de tous. Il dépend d’elle, de son action et de sa conscience, d’offrir une issue à la crise et au pourrissement du capitalisme dans tous les domaines. Encore faut-il qu’émerge un parti défendant cette perspective et qui soit capable de gagner, sur cette base, la confiance des travailleurs.

En 1938, alors qu’une nouvelle étape de la crise frappait de plein fouet la classe ouvrière américaine, Trotsky répondit ainsi à un syndicaliste américain qui lui demandait des solutions et la perspective pour l’avenir : « La bourgeoisie qui possède les moyens de production et du pouvoir d’État a mené l’économie dans une impasse totale et sans espoir. Il faut déclarer la bourgeoisie débitrice insolvable et que l’économie passe entre des mains honnêtes et propres, c’est-à-dire aux mains des ouvriers. Comment y parvenir ? Le premier pas est clair : tous les syndicats doivent s’unir pour créer leur Labor Party. »

Contre l’impasse mortelle que constitue le capitalisme pour toute la société, les seules perspectives sont celles d’un pouvoir ouvrier. Il ne peut s’imposer qu’au cours d’une crise révolutionnaire dans laquelle la classe ouvrière aura construit son parti révolutionnaire. Il nous revient de poser les bases de ce parti.

 

7 novembre 2019