Discussions sur les textes d’orientation (extraits)

Εκτύπωση
décembre 2019-janvier 2020

La crise de l’économie capitaliste

Guerre commerciale et protectionnisme

Des questions tournant autour du protectionnisme sont revenues dans des formes diverses dans plusieurs assemblées locales.

« Pourquoi dit-on des mesures protectionnistes qu’elles “tiennent autant du bluff que de la réalité” ? » Le bluff fait partie de la réalité. Le grand champion de boxe Mohamed Ali était réputé autant pour la puissance des coups qu’il portait que pour ses feintes : les deux faisaient partie du même combat. Alors, bluff ou réalité ? Les deux s’entremêlent avec une grande variété de conséquences possibles, suivant les entreprises. Lorsqu’en réponse à la taxation modeste des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon, les multinationales américaines de l’informatique et du commerce en ligne), Trump annonce des taxes sur le roquefort ou le champagne, un certain nombre d’entreprises de ces secteurs qui exportent vers les États-Unis risquent d’y laisser une partie de leurs profits ou de se casser la figure. La réciproque n’est certainement pas vraie pour Google ou Amazon.

Quant au camarade qui, dans une AG, dit qu’il faudrait « trancher » si c’est plutôt du bluff ou plutôt la réalité, il trouverait sans doute auprès des Douanes des documents sur les centaines ou milliers de produits concurrents qui sont impliqués dans la guerre commerciale, ou qui peuvent l’être. Encore faut-il que les documents soient à jour, car cela peut changer au jour le jour en fonction de la situation ou… du dernier tweet de Trump !

Un autre camarade constate qu’« il y a de plus en plus d’imbrications entre les économies des États-Unis et de la Chine », considère que « cela semble contradictoire » avec les mesures protectionnistes. Cela l’est en effet. C’est bien le problème d’une économie capitaliste mondialisée : la fabrication d’un ordinateur, d’un smartphone, d’un avion ou d’une vulgaire automobile implique que les différentes pièces d’un même processus de production traversent plusieurs frontières ou plusieurs fois la même frontière ! Les taxations à chaque traversée de frontière, les quotas, n’arrangent pas vraiment les affaires des multinationales.

Et puis, pour reprendre l’exemple cité dans le texte, la rivalité entre Boeing et Airbus : comment protéger Boeing contre Airbus sans nuire en même temps aux grandes compagnies aériennes américaines qui achètent aux deux ? Comment le protéger, si une partie de sa production se trouve en Europe et s’il fait appel à des sous-traitants européens ? C’est ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied… En réalité, toute une partie des mesures protectionnistes sont ponctuelles et font partie d’âpres négociations qui tiennent du poker menteur, avec leur côté : « Si tu me menaces dans un domaine, je rétorquerai dans un autre domaine. Si ton avionneur bénéfice de trop de soutien de ton État ou, pour l’Europe, de tes États, je vais taxer le beaujolais et le camembert. »

Avec cet exemple, on met le doigt sur un tout autre problème. Les États-Unis, c’est un seul État, qui a déjà bien du mal à déterminer où résident les secteurs à protéger de son économie. Mais comment faire pour l’Union européenne, cette alliance d’États, dont les entreprises dans bien des secteurs sont concurrentes entre elles ?

La presse a récemment commenté une demande de 14,3 milliards d’euros de l’Agence spatiale européenne, adressée aux institutions européennes, en la justifiant par la nécessité de rester compétitive face à la concurrence américaine et chinoise. Eh oui, le malheureux lanceur Ariane, dont la version 5 a si bien marché pendant longtemps, va être concurrencé notamment par le Space X du milliardaire américain Elon Musk, soutenu à mort par l’État américain ! Mais voilà, à la réunion pour décider de cette subvention, 22 pays d’Europe étaient représentés, chacun, par un ministre. Comme le soulignaient Les Échos (27 novembre), « les marchandages entre ministres de différents pays étaient rudes, chacun apportant son soutien en fonction du seul critère du “retour géographique” ». C’est-à-dire : OK pour les milliards demandés, mais je veux des retombées chez moi. Résultat : des subventions accordées pour des productions inutiles ou en double. Et, rien qu’à cause des marchandages, Ariane a déjà bouffé sa compétitivité future. Eh oui, derrière Elon Musk, il n’y a qu’un seul État, tandis que les États européens sont en concurrence entre eux.

C’est dans ce sens que les bluffs font tout autant partie de la guerre commerciale que les mesures protectionnistes à proprement parler. Mais le résultat de ce petit jeu, c’est qu’il entretient un climat d’incertitude qui est une des expressions de la crise de l’économie capitaliste.

Marchés saturés et taux négatifs

Autre question discutée : « Comment les États peuvent-ils investir dans la production, alors que le marché est saturé ? » C’est précisément parce que le marché est saturé, c’est-à-dire parce que les entreprises privées ne peuvent pas vendre avec du profit, qu’elles ont besoin de l’État. Et précisément pour agrandir le marché. Depuis le début du capitalisme, les achats de l’État constituent en eux-mêmes un marché ô combien important, à commencer par celui des armes. Et puis, en dehors des armes, les armées ont de multiples besoins, tissus pour les uniformes, approvisionnements en nourriture. Depuis les premiers balbutiements du capitalisme, cette demande-là, les commandes de l’État, a toujours constitué un marché juteux pour les capitalistes. Combien de dynasties bourgeoises ont fondé leur fortune en décrochant des commandes d’État ?

Il y a autre chose encore. L’État est pour ainsi dire le seul agent économique dont la préoccupation n’est pas uniquement le profit privé. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les finances de l’État suppléent l’insuffisance, voire l’inexistence d’investissements dans des secteurs qui ne rapportent pas de profits privés, en tout cas pas dans l’immédiat, et qui sont cependant indispensables au fonctionnement de l’économie capitaliste ; en plus clair : à ce que d’autres secteurs puissent générer du profit privé.

Les staliniens ont créé toute une mythologie autour des nationalisations au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont fait marner les travailleurs avec le baratin suivant : « Les mines nationalisées, l’électricité, le gaz nationalisés, si ce n’est pas encore du socialisme, cela n’en est pas loin », pour justifier un certain étatisme qui était indispensable au fonctionnement de l’économie capitaliste dans son ensemble.

La question des taux négatifs est revenue dans plusieurs assemblées locales sous la forme générale : comment est-ce possible et quelle en est la logique ? L’incompréhension est d’autant plus légitime que quantité de grosses têtes économistes se posent la même question et pondent des ouvrages de 500, 1 000 pages... pour ne pas y répondre. La seule explication qu’on peut donner est dans le texte et se réfère à la bonne vieille sagesse populaire antérieure au capitalisme et à ses charmes : il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Mieux : en faire l’objet d’une spéculation. Ils n’y perdent pas, et certains y gagnent. Mais ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails, nous y reviendrons peut-être dans Lutte de classe.

Mais, dans le domaine financier, les multitudes de marchés, c’est-à-dire d’objets de spéculation, inventés au fil de la financiarisation, finissent par être saturés. Pour trouver des placements financiers qui rapportent, et qui rapportent beaucoup, une partie croissante de la spéculation se porte sur ce qu’ils appellent les produits risqués, c’est-à-dire des titres dont on sait qu’ils peuvent se casser la figure, c’est-à-dire se révéler sans valeur, mais qui rapportent ou promettent de rapporter d’autant plus.

C’est d’ailleurs le cas de la vague de spéculations qui a été à l’origine de la crise financière de 2007-2008 et qui est partie d’une forme complexe de spéculation immobilière aux États-Unis. Avant même que la crise financière survienne, bien des grosses têtes de la bourgeoisie, des banquiers aux économistes, avaient mis en garde contre les fameux subprimes, comme ils avaient mis en cause cette opération qu’on appelle titrisation, qui mélange toutes sortes de crédits de natures différentes au point que plus personne ne savait qui devait rembourser quoi… Mais peu importe, tant que les papiers en question prenaient de la valeur, c’est-à-dire qu’en les revendant un ou deux mois après leur acquisition on empochait plus d’argent qu’on en avait dépensé, les banques comme les grandes sociétés se jetaient sur le produit.

Mais ce type de comportement est tellement répandu dans le monde de la finance que les boursicoteurs ont même inventé le dicton : « Les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel ». Il n’empêche, même le spéculateur le plus lucide et qui connaissait par cœur ce dicton, et surtout sa signification, pouvait se dire : « Même si je suis le dernier à en profiter, pourquoi n’en profiterais-je pas ? » Comme le disait Lénine, « le capitaliste est prêt à vendre la corde pour le pendre ».

Alors, pour en revenir au point de départ de la question, plus les spéculateurs font des paris risqués, plus ceux d’entre eux qui disposent de beaucoup de moyens veulent mettre une partie du liquide à l’abri, c’est-à-dire sur des papiers qui ont l’air plus solides que d’autres. Et il leur semble que les papiers libellés en dollars, c’est-à-dire semblant être garantis par la puissance de l’économie américaine, sont plus sûrs que ceux garantis, par exemple, par l’Argentine. À tort, quand on y réfléchit, parce que les crises financières les plus graves sont venues des États-Unis…

Thomas Piketty

D’autres camarades ont remarqué la place consacrée dans notre texte à Piketty, les uns pour s’en étonner, les autres pour s’en féliciter. «Pourquoi dit-on que Piketty est à la mode ? », s’est demandé un camarade. Dans une autre AG, un autre camarade a cité sa ville, dans laquelle Piketty a rassemblé deux fois mille personnes, et en disant à juste titre qu’il y a un public réformiste pour cela. Dans les milieux petits-bourgeois, ça marche. Il y a aussi le fait que ses livres sont, à ce qu’il paraît, de véritables succès de librairie, pas seulement en France mais même aux États-Unis.

Pour ce qui nous concerne, nous avons choisi d’en parler principalement parce que c’est un des rares ouvrages qui essaient de donner de la crise une explication réformiste et surtout d’en tirer une conclusion réformiste ! Avec la grande idée d’une « dotation annuelle en capital qui permettrait à chacun à 25 ans de posséder un capital de 120 000 euros ». Cette solution est débile. Piketty revient à avant Marx, tout en rejetant le marxisme et la lutte des classes.

L’axe fondamental de ces deux fois mille pages de galimatias est, comme il dit, « remettre la question de la répartition au cœur de l’analyse économique ». Une façon d’ignorer la propriété privée des moyens de production, le monopole de la bourgeoisie sur les entreprises et les banques, et l’organisation même de la production capitaliste, avec sa concurrence et ses guerres commerciales.

Si on a éprouvé le besoin de parler de Piketty, c’est qu’il théorise la vision du monde des réformistes de tout acabit et plus généralement celle de la petite bourgeoisie, qui aimerait bien un capitalisme qui lui donnerait plus de place et qui ne soit pas méchant avec elle, et accessoirement avec les ouvriers.

Il y a de fortes chances que, tant qu’il reste à la mode, les étudiants, voire certains lycéens des plus prétentieux, se trimballent avec l’un ou l’autre de ses ouvrages. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils les auront lus, ni qu’ils comprennent l’escroquerie de ses raisonnements et sa façon de défendre le capitalisme à une époque où il prend l’eau de toute part.

Relations internationales

La Chine

Pour ce qui est de la situation internationale, il y a eu pour ainsi dire dans toutes les AG des questions sur la Chine. Beaucoup d’entre elles ont porté sur les rapports de l’État chinois avec l’impérialisme. D’autres, sur l’hypothèse d’une guerre entre les États-Unis et la Chine et sur l’affirmation qu’une telle guerre risque de déboucher sur une guerre mondiale. Sur le premier aspect, dans une assemblée, une camarade a trouvé obscure l’idée que « l’État, instrument de défense contre l’impérialisme, est devenu en même temps facteur d’intégration dans l’économie mondiale dominée par l’impérialisme. »

Cela a l’air contradictoire, et cela l’est. Mais la contradiction est dans la réalité. Disons que tous les États des pays dominés ont dans leur nature même les deux aspects contradictoires, à savoir qu’ils sont tout à la fois des instruments de défense de leur classe privilégiée locale contre l’impérialisme – à la différence d’un pouvoir colonial – et les instruments de défense de l’impérialisme. Il va sans dire que le dosage de ces deux aspects contradictoires n’est pas le même, pour comparer ce qui est comparable, entre la Chine et l’Inde, ou entre Cuba et Haïti, ou entre le Venezuela de feu Chavez et le Brésil de Bolsonaro.

Même sur une question aussi fondamentale que la nature de classe d’un État, il y a cette contradiction. Un des principaux apports du trotskysme, l’explication de la dégénérescence de la révolution prolétarienne russe et de la bureaucratisation, souligne quantité de ces contradictions. Trotsky dans La Révolution trahie, parle du « double caractère de l’État soviétique ». Il écrit, en substance, que l’État créé par la révolution prolétarienne en Russie est incontestablement un État ouvrier, c’est-à-dire l’instrument du combat du prolétariat pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie et œuvrer pour un autre ordre social, sans propriété privée des moyens de production. Mais Trotsky ajoute que l’État reste « bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait ». Et il conclut : « Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur exprimer nos regrets. »

Tout cela pour rappeler que, si la nature de classe de l’État est la question fondamentale, la réponse n’éclaire pas encore les relations entre la classe dominante et son appareil d’État. Même les bourgeoisies des pays capitalistes les plus développés ont connu toutes sortes de liens extrêmement variés. Pour se limiter à l’histoire de France, les relations entre la bourgeoisie et son État n’étaient pas les mêmes sous la dictature révolutionnaire de Robespierre et de Saint-Just, sous le bonapartisme de Napoléon ou même, pour ce qui est de la démocratie bourgeoise déjà installée, sous la IIIe, la IVe ou la Ve République.

Il y a la même diversité de relations entre les États des pays sous-développés avec l’impérialisme ; entre des pays comme la Chine et le Vietnam ; ou, dans un autre genre, entre d’une part Cuba, et de l’autre l’État centrafricain au temps de Bokassa ou le Zaïre au temps de Mobutu. Et cela sans même se poser la question aujourd’hui pour des États comme le Mali, la Centrafrique et, de plus en plus, le Burkina Faso et, dans un autre genre, la Libye, où la question est : existe-t-il un État centralisé ou seulement des bandes armées rivales ?

Alors, pour en revenir à la Chine, la révolution paysanne qui a porté au pouvoir le PC chinois et Mao a permis la création d’un État qui, par sa force et le consensus dans la population conquis grâce à cette révolution, a eu les moyens de résister à l’impérialisme. Au temps de Tchang Kai-chek, c’est-à-dire à peine plus de dix ans avant l’arrivée au pouvoir de Mao, on pouvait encore afficher dans certains lieux publics de grandes villes partagées en concessions entre grandes puissances : « Interdit aux chiens et aux Chinois » ! Et il ne s’agissait pas d’une petite colonie, mais du pays qui, déjà à cette époque, était le plus peuplé du monde et avec une histoire et une culture anciennes !

Eh bien, le nouvel appareil d’État dont Mao, s’appuyant sur un soulèvement paysan puissant, a fait cadeau à la bourgeoisie chinoise, ou plus exactement à son développement ultérieur, a été capable tout d’abord de résister militairement à la pression des puissances impérialistes, voire à leurs interventions militaires ! Car rappelons que les États-Unis s’étaient déjà confrontés militairement à la Chine lors de la guerre de Corée. Et ils étaient à deux doigts de recommencer à certains moments de la guerre du Vietnam.

Mais résister à l’impérialisme n’était pas seulement résister à sa pression ou à ses agressions militaires. C’était aussi résister sur le plan économique. C’est l’étatisme qui a permis à la Chine de procéder à une sorte d’accumulation primitive qui n’était plus depuis longtemps à la portée de la bourgeoisie chinoise rachitique et totalement soumise au grand capital impérialiste.

Et rappelons que nous avons toujours reconnu l’originalité de la Chine par rapport à l’écrasante majorité des pays qui, même débarrassés du colonialisme, continuaient à être sous la domination directe de l’impérialisme ; tout en refusant pourtant de l’assimiler à la Russie soviétique, malgré leurs étiquettes identiques, malgré l’étatisme poussé très loin. Nous avons toujours refusé d’assimiler un État issu d’une révolution prolétarienne à un État issu certes d’une guerre d’émancipation nationale, mais dans laquelle le prolétariat n’avait joué aucun rôle.

Les plus anciens se souviennent à quel point nous étions seuls dans notre position, au point de passer pour des Martiens, même auprès d’organisations qui se revendiquaient du trotskysme.

Une guerre États-Unis – Chine ?

Pourquoi une guerre déclenchée par l’impérialisme américain aurait tous les risques de se transformer en guerre mondiale ? La raison fondamentale est que les États-Unis ne se laisseraient pas enliser dans une longue guerre avec la Chine, en laissant leurs rivaux impérialistes en profiter pour prendre leur place.

Les États-Unis n’ont eux-mêmes que trop appliqué, pendant la Première puis la Deuxième Guerre mondiale, l’attitude qui consistait à laisser les Allemands taper sur les Britanniques, et inversement, laissant les uns et les autres s’épuiser dans leur guerre, tout en vendant des armes aux uns et aux autres. Pendant la Première Guerre mondiale, ils ont attendu 1917 que se dessine le camp victorieux, pour intervenir de son côté. Même pendant la Deuxième Guerre mondiale, ils ont attendu décembre 1941 et Pearl Harbor pour s’inquiéter des succès du Japon, leur concurrent pour la domination du Pacifique, et intervenir, et stopper par la même occasion la mainmise croissante de l’Allemagne nazie sur l’Europe continentale. Regardez leur attitude vis-à-vis de l’Iran : ils ont pris la décision de boycotter l’Iran pour des raisons qui sont les leurs, mais ils ont forcé les puissances européennes et surtout leurs grands trusts à en faire autant, histoire que ces derniers ne profitent pas de l’occasion pour prendre leur place. Alors, à infiniment plus forte raison, si la guerre commerciale contre la Chine se transformait en guerre tout court…

Des explosions sociales, sans direction révolutionnaire

Un camarade s’est étonné que, dans le chapitre consacré aux pays dominés par l’impérialisme, en parlant des explosions qui se produisent dans tant de pays, du Chili au Liban en passant par la Bolivie, on ait l’air d’assimiler la situation de ces trois pays. Or, manifestement, ce qui s’est passé en Bolivie était dirigé, voire manipulé, par la droite, avec comme conclusion le lâchage du président de la République en place par l’armée.

Mais on n’assimile pas les situations les unes aux autres, sauf sous l’angle tel qu’il est formulé : ces pays « ont tous pour fond commun la dégradation du sort des classes pauvres ».

Eh bien oui, ce fond est commun pour toutes les révoltes présentes et à venir, parce qu’en dernier ressort les exploités de tous les pays subissent avec la crise et l’offensive de la bourgeoisie partout la même dégradation de leurs conditions d’existence, jusques et y compris un pays impérialiste riche comme la France.

Mais ils ont aussi en commun que, faute d’un courant communiste révolutionnaire à l’échelle internationale, faute d’une internationale, ceux qui essaient de chevaucher et de canaliser les soubresauts de colère sont partout des forces politiques qui restent sur le terrain de la société capitaliste. Cela peut être, comme en Bolivie, la couche de privilégiés d’ascendance espagnole qui ne pouvaient pas supporter un Indien à la tête de l’État. Cela peut être, comme en Haïti, des courants politiques, notamment les aristidiens, qui veulent se débarrasser du président pour prendre sa place. Cela peut être des courants politiques liés à la religion.

Cela peut être en somme bien des choses car, dès que la stabilité d’un régime est mise en cause, il y a des candidats au pouvoir. Mais est-ce tellement différent en France, où le mécontentement qui conduit à l’instabilité politique profite, sur le plan électoral, au Rassemblement national pour l’essentiel ?

La seule question qui vaille, ou plutôt la seule réponse militante est que la classe ouvrière se donne une direction révolutionnaire.

Situation intérieure

Trois points ont été abordés :

notre participation à la manifestation contre l’islamophobie et tout ce qui tourne autour de la question religieuse ;

les gilets jaunes ;

la citation de la fin du texte sur le Labor Party.

La manifestation du 10 novembre contre l’islamophobie

Pour les camarades étrangers qui n’ont sans doute pas suivi la chose, expliquons en deux mots. Un appel à manifester le 10 novembre a été lancé à l’initiative d’organisations communautaristes, dont le CCIF réputé proche des Frères musulmans, pour dire « stop à l’islamophobie ». Appel auquel la plupart des dirigeants de gauche se sont ralliés, du moins dans un premier temps. Nous avons décidé d’y participer sur la base de notre propre appel et avec nos propres mots d’ordre.

Cette participation n’a pas été contestée dans les assemblées préparatoires de ce congrès, mais elle a suscité beaucoup d’interrogations dans nos rangs et elle a provoqué de nombreuses réactions dans notre milieu sympathisant et parmi ceux qui nous suivent de plus loin. Ces réactions sont allées de l’incompréhension à l’hostilité. C’est donc un point important sur lequel nous n’avons pas fini de nous expliquer autour de nous. Dans toutes ces réactions, il y a une constante : celle d’être plus préoccupés de notre pureté théorique que de la solidarité que nous avons à exprimer vis-à-vis d’une partie des nôtres, les travailleurs immigrés. C’est le fond du problème.

Nous avons réagi dans un contexte bien particulier. Pendant plusieurs semaines, nous avons assisté à un matraquage intense contre les immigrés et contre les musulmans en particulier. Il y a eu la polémique sur les femmes voilées en sortie scolaire, la démagogie du gouvernement sur l’immigration. Il y a eu l’attentat de la préfecture de police et tous les amalgames habituels. Enfin, du gouvernement jusqu’à l’extrême droite, en passant par de nombreux chroniqueurs télé, ils en ont tous profité pour mettre en accusation les musulmans et les femmes voilées. Pour les accuser de ne pas être républicains, de ne pas vouloir s’intégrer et de produire le terrorisme. Un élu du RN a pris à partie une femme voilée au conseil régional de Bourgogne, et un raciste a tenté de mettre le feu à la mosquée de Bayonne et a tiré sur deux personnes. Tout cela a suscité de l’émotion, de la colère et un fort sentiment d’injustice parmi les travailleurs immigrés. Et nous nous devions d’exprimer notre solidarité.

Alors oui, nous étions mal accompagnés et nous le savions quand nous avons pris notre décision. Mais ceux qui ont refusé de manifester et, pire, ceux qui y ont renoncé sous la pression, n’étaient pas en meilleure compagnie. Et, en refusant de manifester, ils ont laissé le terrain au RN, à la droite et au gouvernement ! Encore une fois, nous sommes dans le camp des travailleurs, et quand certains d’entre eux, parmi les plus opprimés, les plus écrasés, sont attaqués, il faut le dénoncer et il faut les défendre. Évidemment, nous n’avons rien à faire avec les islamistes, ce sont des ennemis politiques, mais nous avons à faire avec les travailleuses et les travailleurs musulmans. Ils font partie des nôtres, nous menons la lutte de classe quotidienne avec ces travailleuses dont certaines sont voilées, avec ces travailleurs qui se réfugient dans des pratiques rigoristes de la religion. Et nous voulons qu’ils sachent que nous sommes capables d’entendre leur colère et de la partager, même si nous sommes athées, même si nous pensons que la religion est l’opium du peuple, même si nous pensons que le voile est un instrument d’oppression.

Au-delà de nos différences d’origine et de croyances, nous voulons dire aux exploités qu’il y a quelque chose de supérieur qui nous unit : notre solidarité de classe. Nous voulons démontrer que quand on attaque injustement un des nôtres, on se sent tous attaqués. C’est un choix de classe.

Le dilemme face auquel nous nous sommes retrouvés avec cette manifestation est assez classique. Nous y sommes régulièrement confrontés parce que nous sommes petits et parce que nous ne sommes pas en mesure d’influencer les événements. Alors on se retrouve en permanence à devoir se rallier et se mettre à la remorque d’un tel ou un tel. C’est vrai quand on manifeste notre solidarité avec les Palestiniens. On ne peut plus le faire sans se retrouver derrière ou à côté du Hamas ou de certains islamistes. Et, parce que l’on critique la politique d’Israël, on est taxés d’antisémites. Alors, faut-il renoncer à dire notre solidarité vis-à-vis des Palestiniens et à s’adresser aux travailleurs d’ici qui sont révoltés par la situation ? Bien sûr que non.

À un tout autre niveau, prenons la guerre d’Algérie. Se solidariser avec le combat pour l’indépendance, c’était se mettre dans le camp du FLN, qui avait imposé son hégémonie sur le peuple algérien et dont on savait qu’il allait se retourner contre les travailleurs et qu’il le ferait avec la force d’une dictature implacable. Eh bien, il fallait le faire, parce que c’était le seul moyen de se positionner, sans ambiguïté, dans le camp du peuple algérien qui se battait pour son émancipation.

Alors oui, tant que nous ne serons pas en mesure d’influencer de grandes masses de travailleurs, nous aurons à exprimer notre solidarité vis-à-vis des opprimés malgré les dirigeants qu’ils se donneront, malgré les idées et les préjugés que les opprimés, eux-mêmes, véhiculeront.

Notre combat contre les intégristes et contre les religions

Aujourd’hui, certains nous accusent de complaisance par rapport aux islamistes politiques, et de renier nos idées, alors que des femmes et des hommes doivent résister aux pressions et au flicage de ces mêmes islamistes.

Nous savons que ces pressions existent, et nous sommes du côté de ceux qui les combattent. Mais la seule façon de faire reculer ces intégristes, c’est de leur disputer l’influence sur la classe ouvrière. Les intégristes ont d’autant plus d’influence qu’ils sont désormais les seuls à être implantés dans les quartiers ouvriers et à répondre à leur sentiment d’injustice et d’abandon. Cela fait partie des problèmes. Dénoncer le racisme ne peut pas, ne doit pas être le monopole des islamistes politiques. C’est un piège et un grand danger pour les travailleurs. C’est précisément le but visé par l’extrême droite franco-française et son symétrique, l’extrême droite musulmane.

Nous nous battons pour que les travailleurs ne tombent pas dans ce piège. Des deux côtés il y a des ennemis des travailleurs. Les deux veulent diviser les travailleurs, les opposer les uns aux autres. Nous avons à défendre une autre politique, une voie indépendante pour les travailleurs sur leur terrain de classe. La seule perspective, là encore, c’est de militer dans les entreprises et les quartiers ouvriers vis-à-vis de ces travailleurs, pour les intégrer au combat de classe et les faire adhérer à leur communauté de classe. Mais c’est aussi faire un certain nombre de démonstrations, comme cette manifestation.

Quant à notre attitude sur la religion, il faut s’entendre.

D’abord il faut revenir sur notre démarche de fond. Nous combattons la religion parce qu’elle est la négation du matérialisme et des idées communistes révolutionnaires. Le marxisme, et le matérialisme dialectique qui en est à la base, sont même nés en réaction à la religion. Et comme le disait Lénine, nous considérons que « la religion et ses Églises sont des organes de réaction bourgeoise, qui servent à défendre l’exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière ».

Tout militant qui s’engage dans nos rangs doit être athée et débarrassé de toutes ces toiles d’araignée. Pour revenir à nos listes, nous voulons que ce soient nos listes, et pas la liste d’un tel ou d’un tel connu pour animer le catéchisme ou s’occuper de la mosquée, par exemple. Alors parfois on ne le sait pas, et on ne le voit pas. C’est vrai, eh bien il faut essayer de connaître au mieux les femmes et les hommes qui se mettront sur nos listes, il y a aussi à vérifier leurs idées par rapport à l’immigration et à Le Pen, enfin un tas de choses à vérifier.

Tout cela vaut pour ceux qui s’engagent dans nos rangs ou nous représentent. Mais ce n’est pas sur la religion que nous cherchons à influencer ou à gagner la grande masse des travailleurs. Là où l’on bataille avec les nôtres, où l’on veut les gagner, c’est sur le terrain de classe. Nous voulons les gagner à la nécessité de la lutte contre le pouvoir et la domination de la bourgeoisie. Contrairement aux militants de l’athéisme, nous ne sommes pas en guerre contre la religion, et sûrement pas contre les femmes voilées. Dans un texte de Lénine intitulé De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion (1909)[1], il revient sur les positions de Marx et d’Engels :

« En 1874, parlant du fameux Manifeste des réfugiés de la Commune des blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion ; il affirme qu’une telle déclaration de guerre est le meilleur moyen d’aviver l’intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif.[2] »

Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à fond l’action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fait les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion tâche politique du parti ouvrier n’est qu’une phrase anarchiste.

En 1877, dans l’Anti-Dühring, s’attaquant violemment aux moindres concessions de Dühring-philosophe à l’idéalisme et à la religion, Engels condamne avec non moins de force l’idée pseudo-révolutionnaire de Dühring relative à l’interdiction de la religion dans la société socialiste. Déclarer une telle guerre à la religion c’est, dit Engels, « être plus Bismarck que Bismarck lui-même ».

Nous avons nos conceptions, et elles s’opposent aux illusions, aux préjugés d’une partie importante des travailleurs. Nous ne les cachons pas, il faut dire ce que nous pensons des religions, de leurs interdits, du voile, de la condition de la femme. Mais ce n’est pas sur ce terrain que nous nous battons vis-à-vis des travailleurs. Même après la révolution russe, les bolcheviks ne sont pas partis en guerre contre la religion. C’est Staline qui a fermé les églises, brisé les croix et emprisonné les popes. Et il n’a pas fait disparaître le sentiment religieux !

C’est précisément parce que nous sommes marxistes et matérialistes que nous savons que les préjugés religieux sont les sous-produits de la société de classe et d’exploitation, et qu’ils ne disparaîtront qu’avec l’émancipation totale des travailleurs et la disparition des classes sociales.

Lénine ajoute : « Aucun livre de vulgarisation n’expurgera la religion des masses abruties par le bagne capitaliste, assujetties aux forces destructrices aveugles du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes. »

Les gilets jaunes

Quelle a été notre politique vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes ? C’était d’entraîner les travailleurs des entreprises où nous militons à entrer dans l’action sur leur propre base et avec leur force autrement plus importante que celle des gilets jaunes. Comme, en 1968, notre organisation avait demandé aux camarades de ne pas déserter les entreprises pour aller à la Sorbonne.

Un camarade regrette que nous n’ayons pas eu d’attitude unique vis-à-vis des gilets jaunes. Espérons que, sur ce terrain-là, nous avons eu la même attitude : celle de nous appuyer sur ce mouvement pour encourager nos camarades de travail, ceux qui nous entourent, à se lancer dans le combat. Convaincre ceux qui couraient sur les ronds-points aussitôt le travail fini de rester un quart d’heure, une demi-heure pour nous aider à faire le tour de leurs camarades de travail et discuter avec eux de ce qu’ensemble ils pouvaient faire dans ces circonstances, pour ne pas rester spectateurs. Multiplier les discussions sur ce qu’il faudrait pour réellement augmenter le pouvoir d’achat et faire payer le grand patronat.

Et, il y a un an, nous en avions parlé. Nous avions encouragé les camarades à intensifier leurs efforts dans les boîtes. C’était cela qui était nécessaire et déterminant, et c’était la seule chose qui pouvait offrir une perspective au mouvement démarré par les gilets jaunes.

À côté de cela, même si ce n’était pas notre priorité, nous avons encouragé les camarades à aller vers les gilets jaunes. Au départ nous y sommes allés pour voir, parce que, même si le mouvement avait démarré à l’initiative de petits patrons et été relayé par des réseaux de droite, on savait qu’il y aurait des ouvriers parce que beaucoup avaient mis le gilet jaune sur le pare-brise avant d’occuper les ronds-points… Alors nous y sommes allés et, parfois, nous y sommes restés, parce que cette mobilisation nous permettait de discuter avec ce prolétariat des petites entreprises, très isolé, que l’on a peu l’occasion de côtoyer et que l’on ne connaît quasiment pas.

Notre premier objectif était de saisir l’opportunité d’aller discuter avec ces travailleurs, de comprendre leurs aspirations, leur état d’esprit, de se faire une idée de leur degré de révolte et de combativité. C’était aussi l’opportunité de nous lier à un certain nombre d’entre eux et de les rapprocher de notre politique.

Sur ces objectifs relativement limités, le camarade est d’accord. Lui-même reconnaît que nous ne pouvions pas infléchir un mouvement de cette ampleur au nombre que nous sommes. En réalité, le problème, ce n’était pas seulement nous et notre petite taille, c’était l’absence de mouvement dans les entreprises. Sans l’intervention des gros bataillons de la classe ouvrière contre le grand patronat, le mouvement des gilets jaunes était condamné à l’impasse. Et une de nos préoc­cu­pa­tions était de leur faire comprendre pourquoi l’avenir de leur mouvement, et l’avenir de toute la société, dépendait de l’intervention de la classe ouvrière dirigée contre le grand patronat.

Le fond du problème ce n’est pas le moyen, la forme ou le degré d’investissement qu’a pris notre intervention, comme le dit le camarade. Ce sont nos objectifs et la politique que l’on y a défendue.

Le risque était, pour se faire accepter, de se fondre dans la masse des gilets jaunes, de ne plus s’afficher avec notre politique, et de renoncer à défendre ce qui nous est essentiel. C’était le risque du suivisme, c’est-à-dire de se mettre à la remorque d’une politique qui n’est pas la nôtre, au prétexte de ne pas se couper des travailleurs présents. C’est ce qu’a fait le NPA, et leur politique a conduit des militants, qui se réclament en principe du combat révolutionnaire, à substituer les mots et les objectifs du réformisme à ceux de la lutte de classe et du communisme.

Pour éviter cela il n’y a pas de truc. Nous avions quand même demandé aux camarades, s’ils portaient le gilet jaune, de rajouter au moins un badge LO. Mais l’essentiel était de ne pas perdre de vue notre orientation générale vers la classe ouvrière et les tâches qui nous sont prioritaires. Ce ne sont pas des consignes d’en haut qui peuvent définir comment chaque camarade intervient et l’intensité de ses efforts dans telle ou telle situation. Quand on est militant, on tente de se saisir de toutes les opportunités qui se présentent. Un camarade a par exemple profité du grand débat à Pau, où le show était animé par Bayrou avec une salle qui lui était acquise. Eh bien, il a pris la parole en tant que militant LO. Dans un mouvement, il y a bien des occasions de s’adresser à des travailleurs.

Et effectivement il y a eu de tout. Peut-être qu’ici et là nous avons été acceptés dans le mouvement des gilets jaunes comme militants de Lutte ouvrière, et on nous a donné la parole, y compris dans des réu­nions, ce qui nous a peut-être permis de défendre notre politique un peu plus publiquement. À d’autres endroits ce n’était pas possible. À Fourmies par exemple, les camarades ont fait le boulot, ils ont passé des heures à discuter et ils se sont aussi beaucoup engueulés, parce que ceux qui donnaient le ton étaient racistes ; jusqu’à ce qu’ils décident de ne plus y aller pour ne pas être confondus avec eux.

Alors, quand un camarade dit qu’on n’a pas saisi l’opportunité de discuter sur les ronds-points, il se trompe et ne réalise sans doute pas bien toute la diversité de ce mouvement des gilets jaunes. De nombreux camarades sont allés sur les ronds-points et ils ont eu des discussions.

Construire un Labor Party

Pour conclure, revenons sur la citation de Trotsky sur le Labor Party qui clôt le texte et a fait discuter dans de très nombreuses assemblées. Des camarades pensent que la discussion est trop datée, trop spécifique et qu’elle ne peut pas nous inspirer. D’autres camarades craignent que la dernière phrase de Trotsky, « Le premier pas est clair : tous les syndicats doivent s’unir pour créer leur Labor Party », soit prise au pied de la lettre ou entraîne de la confusion sur ce que l’on espère des syndicats. Il est certain que bien d’autres textes auraient pu faire l’affaire. Mais cette citation fait écho à un texte que nous sommes très nombreux à avoir lu il n’y a pas si longtemps, et qui nous a bien fait réfléchir.

Comme toutes les citations, soit on les prend au pied de la lettre et on s’en sert comme d’une recette, soit on réfléchit à la démarche et au problème politique qu’il y a derrière, et qui n’est pas du tout un problème spécifique. Et qui reste notre problème. Le contexte dans lequel cette discussion se déroule nous aide au contraire à réfléchir au fond du problème.

C’est la fin des années 1930 aux États-Unis, il y a une formidable explosion ouvrière, une combativité impressionnante avec de grandes grèves. Ces luttes ont fait surgir un nouveau syndicat à l’échelle de tout le pays contre la fédération corporatiste qu’est l’AFL, avec des dirigeants ouvriers combatifs qui se posent un tas de questions. Et, dans ce contexte, Trotsky posait le problème de créer un parti des travailleurs, un parti ouvrier, un parti de classe.

Rappelons qu’aux États-Unis il n’y avait jamais eu de grand parti ouvrier à l’échelle du pays, la vie politique et les élections se réduisaient à l’affrontement entre démocrates et républicains. Le Parti socialiste d’Eugene Debs est toujours resté une petite organisation et le PC n’a jamais pu se développer. Eh bien là, en 1938, Trotsky pensait que ce premier pas pouvait être franchi et que le simple fait que, lors des prochaines élections, les ouvriers américains puissent voter pour leur parti, contre les deux partis bourgeois auxquels ils avaient toujours été enchaînés, serait un grand progrès. L’existence d’un tel parti pouvait développer cette conscience de classe toute simple que, quand on est ouvrier, on vote ouvrier.

Trotsky savait bien que ce parti, s’il était construit en s’appuyant sur ces dirigeants syndicalistes, ne se formerait pas sur la base politique du Programme de transition et des idées communistes révolutionnaires. Mais il estimait qu’un parti, même avec des dirigeants réformistes, mais qui serait un point de ralliement pour tous les travailleurs, serait une étape pour qu’ils se forgent une conscience de classe politique.

Parce que la conscience de classe s’exprime à différents niveaux. Il y a la conscience instinctive d’être exploité et d’avoir à se défendre. Celle-ci n’a pas besoin de parti et ce qui s’est passé dans les années 1930 l’a bien montré. Mais ce n’est pas encore une conscience politique, ce n’est pas la conscience de classe au sens plein du terme, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à une classe qui incarne un autre fonctionnement de la société et un autre avenir pour l’humanité. La conscience que les travailleurs doivent prendre le pouvoir politique et économique en expropriant la grande bourgeoisie et construire une société communiste. Pour cela il faut l’intervention de militants qui ont cette perspective.

Alors, bien sûr, nous ne sommes pas du tout dans la situation américaine de 1938. Y compris en France, à la différence des États-Unis, il y a eu des grands partis ouvriers, le Parti socialiste et le Parti communiste, qui ont tour à tour incarné cette conscience de classe et réuni des générations de travailleurs qui aspiraient à ce qu’un jour les travailleurs prennent le pouvoir, renversent la bourgeoisie et créent leur propre gouvernement. Ils parlaient de lutte de classe, d’exploiteurs et d’exploités, de bourgeoisie, de grand capital, d’expropriation, de dictature du prolétariat. Toute cette tradition ouvrière qui opposait à la société bourgeoise, à ses valeurs, à son idéologie, les valeurs et les principes de la classe ouvrière, s’est perdue.

C’est ce qu’ils ont démoli et qu’il faut reconstruire. Et c’est la démarche que nous avons quand nous demandons aux travailleurs autour de nous de s’engager sur nos listes pour nous aider à construire le camp des travailleurs. Évidemment, nous n’imaginons pas aujourd’hui construire ce parti en nous appuyant sur les dirigeants syndicalistes. Mais ce que montre la discussion de Trotsky avec des dirigeants dont il savait qu’il aurait à les combattre, c’est que la construction peut prendre bien des voies différentes, y compris des voies détournées. Aujourd’hui cette éventualité est abstraite, mais si nous avons la chance de vivre une véritable remontée ouvrière, il faut aussi imaginer qu’il peut surgir des organisations ouvrières qui nous offriront des opportunités pour reconstruire un parti communiste révolutionnaire.

 

[1]     Lénine, « De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion », 13 mai 1909.
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1909/05/vil19090513.htm

 

[2]     Friedrich Engels, « Le programme des émigrés blanquistes de la Commune », Der Volksstaat n° 73, 26 juin 1874.
https://www.marxists.org/francais/engels/works/1873/06/18730600.htm