Côte d’Ivoire -Sur la question de la « nationalité » et du « foncier rural »

Εκτύπωση
septembre-octobre 2013

Nous publions ci-dessous un article de nos camarades de l'Union africaine des travailleurs communistes internationalistes (UATCI), paru à Abidjan dans le numéro 193 du Pouvoir aux travailleurs du 23 août 2013.

Deux projets de lois ont été votés le 19 août portant modification sur la « nationalité » et le « foncier rural ». Le premier concerne la nationalité des populations installées sur le territoire ivoirien avant l'indépendance et de celles qui y sont nées jusqu'en 1972. Le gouvernement veut qu'on les rétablisse dans leur droit dans le cadre de l'ancienne loi datant de 1961 (loi qui avait été modifiée quelques années plus tard pour rendre plus difficile l'acquisition de la naturalisation à cette catégorie de la population). Quant au projet de loi relative au « foncier rural », l'objectif du gouvernement est de transformer à terme le statut juridique de plus de 20 millions d'hectares de terre, jusqu'ici régis par le « droit coutumier », en propriété au sens capitaliste.

Même si ces deux lois sont indépendantes l'une de l'autre, de fait elles sont liées par leurs conséquences politiques. Et on le voit déjà à travers les réactions du Front populaire ivoirien (FPI, l'ancien parti de Laurent Gbagbo) et du Parti démocratique de la Côte d'Ivoire (PDCI), qui ressortent leur vieille rengaine xénophobe. Ils accusent le Rassemblement des républicains (RDR), le parti du président, Alassane Ouattara, de vouloir « brader la Côte d'Ivoire aux étrangers », de favoriser la « colonisation de vastes espaces par le Burkina Faso », de fabriquer « du bétail électoral », etc. On peut lire dans le journal La Voie du 19 juillet : « Alassane Dramane Ouattara travaille pour l'étranger, il veut massacrer la population ivoirienne pour la remplacer par une autre... », etc.

Durant plusieurs jours, les « titrologues » (nom donné communément à ceux qui n'ont pas d'argent pour acheter les journaux et qui se contentent de lire les titres des premières pages des journaux étalés sur les trottoirs ou punaisés sur les panneaux) ont pu observer les passes d'armes entre les journaux « bleus » proches du FPI, d'un côté, et ceux favorables à Ouattara, de l'autre, dont Fraternité-Matin, sur la question de la « nationalité ».

Lors du vote de ces projets de lois, la grande majorité des députés PDCI ont brillé par leur absence (le FPI n'est pas représenté au Parlement car il a boycotté la dernière élection législative). Ces deux projets ont donc été adoptés à « l'unanimité » par les seuls députés du RDR d'Alassane Ouattara. Ceux du PDCI et de l'UDPCI (Union pour la démocratie et la paix en Côte d'Ivoire) demandent que la question de la nationalité soit tranchée par une « consultation populaire ».

Il faut rappeler que des conflits aigus liés à la nationalité et à la propriété foncière ont déjà fait des milliers de victimes dans ce pays. La surenchère des politiciens dans leur compétition pour l'exercice du pouvoir ne fait que mettre de l'huile sur le feu.

Une démagogie pour détourner les mécontentements populaires

À la fin des années 1970, avec la chute du prix du cacao sur le marché mondial et son effondrement à partir de 1990, l'économie ivoirienne entre dans une période de crise. Le parti unique, usé par vingt ans de pouvoir sans partage, fait face à un mécontentement populaire et à une contestation estudiantine. Il se lance alors dans une propagande xénophobe pour détourner le mécontentement vers des boucs émissaires.

Houphouët-Boigny meurt en 1993. S'ouvre alors une période de lutte pour lui succéder au pouvoir. Pour contrer son rival Ouattara, Henri Konan Bédié met en avant le concept de l'« ivoirité ». Le FPI de Laurent Gbagbo lui emboite le pas pour ne pas laisser le champ libre au seul PDCI de Bédié. Mais ceux qui ont vraiment souffert de cette propagande, ce sont surtout les petites gens indexés de « burkinabés » ou portant un nom à consonance nordiste.

La rébellion, qui a éclaté en 2002 et qui a conduit à la partition du pays entre le Nord et le Sud, est une des conséquences de cette campagne xénophobe et ethniste. Jusqu'à nos jours, cette question de l'ivoirité remonte à la surface, sous une forme ou une autre, à chaque soubresaut de la vie politique.

Le cadeau empoisonné du découpage colonial

Durant la colonisation, la Côte d'Ivoire faisait partie d'une entité plus vaste, l'Afrique occidentale française (AOF), parce que pour exploiter les peuples et les richesses naturelles de ses colonies, la bourgeoisie française avait besoin de constituer de vastes ensembles administratifs. Au moment de la décolonisation, l'AOF fut saucissonnée en petits États avec des frontières aussi aberrantes qu'artificielles. Des ethnies, voire des familles vivant de part et d'autre d'une frontière, furent divisées en « nationalités ». C'est là que se trouve une des causes profondes des conflits actuels liés à la terre et la nationalité.

La côte d'ivoire, une terre d'immigration

De vastes régions de son territoire sont constituées à l'origine de terres forestières et fertiles. De nombreuses populations sont venues par vagues successives s'y installer au fil du temps, génération après génération, durant des dizaines et même des centaines d'années. La grande majorité de ces populations paysannes est venue des différentes régions frontalières de la Côte d'Ivoire. La terre ainsi occupée revenait tout naturellement à celui qui la mettait en valeur.

Lorsque Houphouët-Boigny a été installé à la tête du nouvel État indépendant, il a entériné cet état de fait sans pour autant fixer de manière juridique claire ni la question de la propriété du sol sur les terres d'immigration paysanne, ni celle de la nationalité de ceux qui étaient désignés comme « étrangers » une fois l'indépendance acquise.

Un code à géométrie variable en fonction du climat politique

Un premier code de la nationalité a été adopté en 1961. Selon celui-ci, les « non-nationaux » résidant en Côte d'Ivoire antérieurement au 7 août 1960 ont un « droit d'option » sur la nationalité ivoirienne. Ce qui veut dire qu'ils ne sont pas d'office considérés comme ivoiriens mais seulement comme ayant droit de le devenir, à condition d'en faire une demande écrite. Quant à leurs enfants nés en Côte d'Ivoire, selon ce code ils peuvent devenir Ivoiriens par « déclaration ». Autrement dit, une « simple » déclaration de leur naissance auprès de l'administration leur donne automatiquement droit à la nationalité ivoirienne.

Même si cette démarche a été présentée comme une « simple » formalité, l'acquisition de la nationalité n'a jamais été « automatique ». Cette question deviendra épineuse au moment de la crise.

Selon les statistiques officielles, aucune demande dans ce sens n'a été introduite à ce jour par un étranger né sur le sol ivoirien avant l'indépendance. Seules deux demandes auraient été formulées pour des cas de naissance sur le sol ivoirien antérieur à 1972, date à laquelle cette loi a été modifiée, passant du « droit du sol » au « droit du sang ».

Cette nouvelle loi de 1972 va contribuer à compliquer encore plus la situation des populations concernées en rendant encore plus difficile l'acquisition de la nationalité ivoirienne alors qu'elles sont ivoiriennes de fait.

Diversité ethnique et complications politico-administratives

Il y a ainsi trois catégories de populations pour qui la question de la nationalité est problématique et est aujourd'hui source de conflit politique.

D'abord, il y a ceux qui sont venus s'installer avant l'indépendance. Ils sont originaires, pour la grande majorité d'entre eux, des pays voisins frontaliers (Liberia, Guinée Konakry, Burkina, Mali, Ghana). D'autres sont arrivés un peu plus tard et d'un peu plus loin (Togo, Bénin ou Nigeria).

Ensuite, il y a ceux qui sont nés sur le sol ivoirien avant 1972. Ils peuvent s'appeler par exemple : Ouedraogo, Ouattara, Camara, Sidibé, Silué, Koovi, Taylor, Soumaïla (ce sont-là des noms de familles plus courants au Burkina, Mali, Ghana...), etc. Ils sont théoriquement ivoiriens de droit mais n'ont jamais été reconnus comme tels.

La troisième catégorie, c'est l'ensemble de tous ceux qui sont qualifiés d'« apatrides » car ils ne possèdent aucun papier attestant leur nationalité.

Selon le dernier recensement général, effectué en 1998, le nombre total d'habitants de la Côte d'Ivoire est évalué à 19 millions. Par ordre d'importance numérique, il y a le groupe des Akans (Baoulé, Agni, Abron...). Il représente 31 % de la population, soit près de 6 millions d'habitants. Ensuite ce sont les populations dites étrangères ou immigrées. Elles sont estimées à 26 %, environ 5 millions. Avec 25 % (un peu moins de 5 millions), les Mandés (Malinké, Sénoufo...) constituent le troisième groupe. Les Krou (Bété, Dida...) arrivent en dernier, avec 10 %, environ 2 millions d'habitants. Selon ce même recensement, les trois quarts des habitants de ce pays, soit plus de 14 millions, vivent dans le sud forestier.

Un handicap de plus que le prolétariat aura à surmonter dans sa lutte pour son émancipation

Cette diversité ethnique est un héritage de l'histoire de la Côte d'Ivoire. La plupart des pays africains connaissent, à des degrés divers, la même réalité. Les pays les plus développés du monde capitaliste ont aussi connu dans leur passé une période durant laquelle la population était très diverse, suivant les régions, les coutumes, les dialectes parlés. C'était le cas pour le pays qui est aujourd'hui la France. La transformation de cette diversité en une nation unifiée s'est faite dans une longue évolution historique, déterminée en dernier ressort par le développement capitaliste (émergence d'un marché par-delà des régions, renforcement de la bourgeoisie, développement des moyens de communication puis du système éducatif, etc.). Le brassage de la population a été réalisé, de gré ou de force, par les besoins économiques de cette classe montante qu'était la bourgeoise. Aux lois économiques du marché se sont ajoutées les lois coercitives de l'appareil d'État.

Le capitalisme, lorsqu'il a pénétré en Côte d'Ivoire, n'était plus porteur de progrès par rapport aux sociétés traditionnelles mais au contraire dévastateur. La Côte d'Ivoire n'a pas connu le développement économique qui aurait pu permettre le brassage en profondeur de toute sa population et supprimer les barrières entre les ethnies. À la division entre les ethnies s'est ajoutée celle créée artificiellement par les frontières coloniales, entre les étrangers et les nationaux. C'est une réalité dont souffre toute la population car elle est source de conflits fratricides. C'est aussi malheureusement une réalité sur laquelle peuvent s'appuyer certains politiciens pour assouvir leurs ambitions personnelles.

C'est un handicap qui pèsera dans les futures luttes du prolétariat de Côte d'Ivoire pour son émancipation. Il s'agit-là d'un handicap parmi tant d'autres liés au sous-développement. C'est l'héritage historique de la plupart des pays du tiers-monde. Dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat des pays où le capitalisme est plus ancien n'aura pas à surmonter les retards liés au sous-développement dans la mesure où la bourgeoisie a accompli certaines tâches le long de son évolution, surtout dans sa phase ascendante. Mais cette période-là est définitivement révolue. Le système capitaliste est devenu depuis longtemps un frein pour le progrès humain. C'est au prolétariat en tant que classe sociale que revient la tâche historique de sortir l'humanité de la barbarie, de l'obscurantisme et de toute forme d'exploitation de l'homme par l'homme. Pour y parvenir, il faudra que le prolétariat surmonte tous ces handicaps et parvienne à souder ses membres par-delà toutes les divisions régionalistes, ethnistes, pour constituer un seul prolétariat, conscient de ses intérêts propres et conscient, surtout, du rôle historique qui l'attend dans le renversement de l'ordre social capitaliste.

La réforme du foncier rural : un projet dicté par l'évolution du capitalisme

Le projet de réformer le code du foncier n'est pas nouveau. Au fur et à mesure que le capitalisme s'est développé dans ce pays, s'est posée la question de la propriété du sol. Avant l'arrivée du capitalisme, le sol n'était pas la propriété d'un individu. Il était en quelque sorte la « propriété » de la communauté de ses usagers. L'accroissement de la population, son urbanisation et les besoins du capitalisme ont fait que dans les zones urbaines et périurbaines, le mode de propriété du sol s'est transformé en propriété au sens capitaliste, bien que même dans cette zone géographique dite moderne persiste toujours l'ancienne forme de propriété communautaire du sol.

Ce qui est aujourd'hui désigné, en langage administratif, sous le vocable de « foncier rural » c'est l'ensemble des terres situées dans les campagnes et qui ne sont pas entrées dans le domaine de la propriété au sens capitaliste. Elles sont régies par des règles dites « coutumières ». Mais par définition, les coutumes sont variées et il peut y avoir autant de cas que de coutumes.

Une surenchère xénophobe autour de la question foncière

Les gouvernements qui se sont succédé dans ce pays depuis l'indépendance ont toujours eu envie de « moderniser » et d'unifier la loi sur le mode d'appropriation de la terre sur l'ensemble du territoire. Mais le problème est d'autant plus épineux qu'à cette question s'est greffée celle de la « nationalité », elle aussi épineuse. En 1998, dans une surenchère xénophobe jamais atteinte auparavant, poussée par le FPI alors dans l'opposition au Parlement (mais aussi par le PDCI au pouvoir), une nouvelle loi sur le foncier rural fut adoptée à « l'unanimité absolue », y compris par les députés du RDR d'Alassane Ouattara. Cette loi stipule que seuls les détenteurs de la nationalité ivoirienne ont le droit de propriété dans le domaine du foncier rural.

Dans un contexte de crise économique grave, cette propagande xénophobe s'est traduite sur le terrain par la chasse aux « étrangers ». Certains paysans autochtones se sont dit : « Puisque les députés ont dit que la terre ne peut en aucun cas appartenir aux étrangers, donc ils n'ont qu'à quitter la terre de nos ancêtres ! » Dès 1999, des milliers de paysans ont été chassés brutalement de leur terre dans la région de Tabou et forcés de quitter non seulement la région mais même la Côte d'Ivoire pour se réfugier notamment au Burkina Faso.

La loi votée en 1998 stipule par ailleurs que le propriétaire de terre dispose de dix ans pour régulariser sa situation auprès de l'administration. Il doit faire une démarche pour l'obtention d'un certificat. Au-delà de ce délai, c'est-à-dire 2009, toutes les terres non cadastrées devaient revenir de droit à l'État qui en disposerait à sa guise. Il en va de même des terres qui n'auraient pas été mises en valeur au-delà d'un délai de trois ans (la possession d'un certificat ne les protège en rien).

Dans les faits, cette loi est restée finalement inappliquée. Mis à part quelques malheureux hectares, la quasi-totalité des terres est restée en l'état, continuant à être gérée comme par le passé, par les chefs coutumiers. Les raisons pour lesquelles cette loi est restée inopérante sont multiples. L'obtention d'un « certificat foncier » demande un parcours coûteux, hors de portée de la majorité des concernés. Et quand bien même une collectivité villageoise se serait saignée pour faire identifier la superficie sous son contrôle et la faire enregistrer auprès des services de l'État, elle ne dispose pas nécessairement d'assez de moyens pour la mettre en valeur. Du coup, les nouveaux maîtres du pays ont réécrit la même loi en y ajoutant dix ans supplémentaires pour permettre aux détenteurs des terres d'obtenir leur certificat foncier et un délai de cinq ans supplémentaires pour la mise en valeur de celles qui ne le sont pas.

L'avenir dira si cette loi trouve son application sur le terrain, et surtout, de quelle manière elle sera mise en œuvre. Car l'aspect financier du dossier juridique n'est qu'une partie du problème. Pour ce qui concerne les riches régions forestières de l'Ouest par exemple, le problème de la propriété est inextricable du fait d'abord que le « propriétaire coutumier » de la terre n'est pas forcément lui-même, à l'origine, un agriculteur. Il a donc cédé sa terre à d'autres qui en ont fait usage. Et avec la guerre qu'il y a eu dans cette région, la terre est passée d'une main à l'autre, selon la loi du vainqueur du moment. Dans ces conditions, comment déterminer qui est le « propriétaire » de telle ou telle partie ? C'est un problème complexe qui ne peut être réglé par un simple bout de papier, fût-il tamponné par un ministère ; d'autant plus complexe que l'histoire récente de cette région est parsemée de cadavres.

Derrière la réforme du foncier rural, les besoins de la bourgeoisie

Au fond, l'objet fondamental de la loi sur le domaine du foncier rural est ailleurs. La vraie ambition de la bourgeoisie, c'est de faire entrer ces quelque 20 millions d'hectares dans le cadre de l'économie capitaliste. Une grande partie de ces terres est toujours en friche. Une portion est occupée par la culture de l'igname, du manioc et d'autres produits vivriers à faible intérêt économique du point de vue capitaliste. Et quand bien même une partie est utilisée à la culture du café, du cacao, du palmier à huile et autres hévéas, il n'en n'est pas moins vrai que la grande majorité de ces exploitations restent de petites cultures artisanales ne permettant pas une exploitation moderne et rentable du point de vue capitaliste qui exige non seulement de plus grandes surfaces mais aussi des capitaux considérables.

Comment parvenir à mettre ces terres entre les mains des capitalistes de l'agro-industrie, ou des spéculateurs sans qu'ils aient à souffrir de la procédure coutumière ? Et surtout, même pour cette majorité de terres qui n'intéresse pas directement le grand capital investi dans l'agriculture (plantations industrielles, agro-industries) et qui continueront à être exploitées par des paysans individuels, comment contraindre ceux-là à s'intégrer dans les circuits économiques capitalistes ? Comment les obliger à passer davantage par les banques ? Aujourd'hui déjà, les petits paysans producteurs de cacao ou de café sont largement intégrés dans le circuit. Mais ce système n'est pas complet tant que la terre ne devient pas une marchandise qu'on peut acheter et revendre, pour laquelle on peut s'endetter, qu'on peut hypothéquer, etc.

C'est dans cette direction-là que voudraient aller les dirigeants de ce pays. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Il en était déjà question du temps de Bédié puis de Gbagbo. Personne n'a réussi car, contrairement à la question de la nationalité qui, elle, dépend d'une décision politique et est applicable immédiatement après cette décision, celle de la propriété foncière (même limitée dans le cadre de l'espace rural) est d'une autre nature. Les députés peuvent toujours voter une loi dans ce sens, mais la faire appliquer sur le terrain, c'est autre chose. La preuve c'est qu'elle est restée inopérante depuis 14 ans !

Petit rappel sur l'histoire du capitalisme en Côte d'Ivoire

L'histoire de la pénétration du capitalisme en Côte d'Ivoire a montré que lorsque la bourgeoisie française a voulu accaparer les richesses de ce pays et exploiter sa terre et sa population, elle ne s'était pas embarrassée de se procurer d'abord un quelconque « titre de propriété ». Elle avait derrière elle les canons de l'armée française. C'était cette force-là qui était la « loi » et la seule garantie de propriété. La juridiction ne fait qu'entériner ce qui existe de fait.

Depuis l'indépendance, la Côte d'Ivoire n'est plus la « propriété » de l'ex-puissance coloniale, mais la bourgeoisie française continue de la piller par le biais des multiples liens capitalistes hérités de la période coloniale. Parce que ce n'est pas une question de loi au sens juridique, mais que c'est la loi du capitalisme, celle qui s'impose réellement. Que cela leur plaise ou pas, le rôle assigné aux politiciens locaux qui se succèdent au pouvoir à Abidjan n'est rien d'autre que de servir les intérêts de l'ancienne puissance coloniale. Lorsqu'ils sont usés ou bien deviennent encombrants aux yeux de la bourgeoisie française, elle les fait remplacer par d'autres. Gbagbo en a fait l'expérience.

Vers la liquidation des dernières propriétés coutumières du sol ?

Jusqu'ici la propriété coutumière du sol en milieu rural, telle qu'elle existe, n'a jamais constitué un réel obstacle pour le développement du capitalisme dans ce pays. Certes, pour un grand capitaliste qui veut investir des capitaux sur un terrain afin d'y pratiquer une activité agricole ou industrielle, il n'est pas indifférent que le terrain lui appartienne ou pas. Mais ce qui lui importe le plus, c'est le profit qu'il tire de l'exploitation du travail humain. Là où il n'a pas accès à la propriété juridique du sol, il le loue avec la garantie de l'État. La location d'un hectare de terre peut procurer, par exemple, à son propriétaire « coutumier » (ou autre) une somme annuelle de 2 000 à 12 000 francs CFA. C'est une somme dérisoire comparée à ce que cela rapporte à celui qui l'exploite, surtout lorsqu'il s'agit d'un grand capitaliste disposant de moyens techniques modernes. Combien de milliers d'hectares l'ex-Blohorn (actuel Unilever) exploite-t-il ainsi dans ce pays sans en posséder peut-être une parcelle ? Il en va de même pour Michelin dans l'hévéa ; du groupe Sifca, de la famille des Billon ; d'Olam (groupe singapourien), dans l'exploitation de l'anacarde ; de l'Agha Khan, dans l'exploitation du coton ; sans parler de Cargill et autre ADM. Le port d'Abidjan, Bolloré en est-il propriétaire ? L'essentiel pour lui est qu'on lui permette de l'exploiter pour en tirer profit. De même pour le troisième pont en construction à Abidjan, Bouygues ne sera pas son propriétaire mais cela ne l'empêchera pas de s'en mettre plein les poches durant les 30 ans d'exploitation !

La loi sur la propriété du sol en milieu rural finira peut-être par s'uniformiser et se généraliser sur l'ensemble du territoire. À quel rythme ? Difficile de le dire car les dirigeants politiques eux-mêmes ne le savent pas dans la mesure où cela ne dépend pas de leur seule volonté. Mais la fin de la propriété ancestrale de la terre est inscrite dans la logique du développement capitaliste.

La propriété communale du sol faisait partie d'un ensemble social dont font partie bien d'autres choses, produits d'un passé barbare : la chefferie, les superstitions, les traditions animistes avec tous leurs aspects réactionnaires et les violences qui allaient avec. Mais la propriété communale permettait au moins aux cultivateurs d'accéder à la terre sans être obligés de passer par la banque.

Les transformations en cours, consacrées par les lois, par le droit de propriété, précipiteront encore plus la petite paysannerie dans la misère, car le peu de terre qui lui permet de survivre va être, d'une manière ou d'une autre, mis à la disposition des possédants.

Mais le passé est le passé et les petits paysans dépossédés de leurs terres et poussés vers les bidonvilles pour y devenir des prolétaires (et en général des chômeurs) ne peuvent pas revenir en arrière. Leur sort est désormais lié à ceux des prolétaires et à la capacité de ceux-ci de démolir l'organisation capitaliste de l'économie, afin de créer une société qui chassera les parasites capitalistes, et qui permettra à tous ceux qui produisent et qui font des choses utiles à la société, de vivre dignement de leur travail.

L'avenir, c'est la collectivisation des moyens de production et la mise en commun des terres

Les partis politiques et les politiciens qui s'opposent à ce qu'un « étranger » puisse devenir propriétaire d'un terrain régi par le droit coutumier visent surtout les petites gens mais pas les capitalistes. C'est pour empêcher que les exploités prennent conscience de leur force et se battent ensemble pour renverser le système économique qui les réduit à la misère que les politiciens bourgeois cherchent toutes sortes de subterfuges pour les diviser et les opposer les uns aux autres. L'avenir pour les exploités des villes et des campagnes, c'est la mise en commun de tous les moyens de production et des richesses du pays en se débarrassant du système capitaliste. Un État véritablement au service des exploités œuvrerait pour que la petite paysannerie trouve son compte dans la mise en valeur commune des terres, par la mécanisation de l'agriculture, par la mise en place d'infrastructures telles que les systèmes d'irrigation, des barrages de retenue d'eaux, des forages, etc. Mais cet avenir-là, seule la révolution prolétarienne permettra d'y parvenir.