Le 11 mai 2013, se sont déroulées au Pakistan des élections parlementaires dans lesquelles les médias et leaders occidentaux ont voulu voir un « retour du Pakistan à la démocratie », pour citer le ministre des Affaires étrangères britannique, William Hague. Mais comme le montre l'article de nos camarades britanniques de Workers' Fight que nous publions ci-dessous (Class Struggle n° 99 - juillet 2013), cette prétendue démocratie n'est qu'un leurre qui cache mal l'état de guerre larvée dans lequel la politique des puissances impérialistes a plongé le pays depuis des décennies.
Pendant la campagne électorale, la BBC avait noté : « Le Pakistan vient de tourner une nouvelle page de son histoire... lorsqu'un décret officiel a mis un terme au mandat de son Parlement et de ses ministres. Ce fut une fin naturelle, pas une mort violente. Il n'y a eu ni troubles politiques ni intervention militaire. On n'avait jamais vu un gouvernement civil faire ses valises de manière aussi pacifique. » Deux mois plus tard, après les élections, toute la presse britannique publiait des commentaires comme celui-ci, paru dans The Economist : « Pour la première fois dans l'histoire du Pakistan, un gouvernement civil issu d'élections libres a terminé son mandat et a cédé la place à un autre, à la suite d'un scrutin tout aussi libre. La démocratie pakistanaise n'a jamais semblé aussi forte. »
Certes, cette fois-ci, le gouvernement sortant, dirigé par le Parti du peuple pakistanais (PPP), n'a été ni renversé par un coup d'État militaire, ni contraint d'organiser des élections anticipées à la suite de la mise en examen de ses ministres, ni propulsé sur le devant de la scène par le meurtre de son principal dirigeant, comme cela avait été le cas lors des précédentes élections de 2008, suite à l'assassinat de son leader, Benazir Bhutto.
Mais cela signifie-t-il pour autant, comme le prétendent les médias britanniques, que l'armée, qui a tout de même dirigé directement le pays pendant près de la moitié de ses soixante-six ans d'existence, est retournée pour de bon dans ses casernes ? Ou que les politiciens pakistanais ont fini par faire amende honorable au point que la corruption notoire qui les caractérisait dans le passé soit devenue anecdotique ? En fait, ni l'un ni l'autre.
La corruption, par exemple, est si profondément ancrée dans les hautes sphères de la société pakistanaise que tous les dirigeants politiques ont été pris la main dans le sac au moins une fois au cours de leur carrière.
C'est ainsi que le Premier ministre PPP sortant, Raja Pervez Ashraf, est l'objet d'une enquête criminelle pour avoir reçu des pots-de-vin pour des projets d'aménagement électrique lorsqu'il était chargé du portefeuille de l'Eau et de l'Énergie. Le précédent Premier ministre, Yusuf Raza Gilani, un autre dignitaire du PPP, avait été contraint à la démission par la Cour suprême en 2012 pour avoir tenté de faire entrave à la justice : il était accusé d'avoir bloqué une série d'enquêtes criminelles sur des faits de corruption mettant en cause Asif Ali Zardari, l'actuel président du pays et codirigeant du PPP. Bien avant d'être élu à ce poste, lorsqu'il n'était que ministre dans les gouvernements dirigés par sa femme, Benazir Bhutto, Zardari avait été affublé du surnom éloquent de « Monsieur 10 % » !
Les leaders du PPP ne sont pas les seuls à se servir dans la caisse. Tout aussi notoire est la corruption des deux petits partis qui ont été ses alliés au gouvernement, l'Awami National Party (ANP ou Parti national du peuple, basé essentiellement dans l'ethnie pachtoune) et le Mohajir Qaumi Movement (MQM ou Mouvement national unifié, organisation basée à Karachi, qui se veut le porte-parole des « mohajirs », les réfugiés parlant l'ourdou, qui sont venus du nord de l'Inde au moment de la partition du sous-continent indien, en 1947). Ces deux partis ont d'ailleurs des membres qui sont actuellement en prison pour racket.
Sur ce plan, les vainqueurs des élections du 11 mai ne valent pas mieux non plus. Nawaz Sharif, dirigeant de la Ligue musulmane du Pakistan (PML), qui vient d'entamer son troisième mandat de Premier ministre, est également l'objet d'une enquête criminelle pour corruption. Et l'administration du Pendjab, bastion traditionnel du PML qui est dirigé par le propre frère de Nawaz Sharif, Shahbaz, est tout aussi notoirement corrompue.
En fait, si la plupart des poids lourds de la politique pakistanaise réussissent à s'accrocher à leurs postes, ce n'est pas parce que la corruption a été reléguée à l'arrière-plan, mais parce que ces politiciens corrompus peuvent éviter de rendre des comptes à la justice en jouant sur les subtils marchandages qui ont lieu dans les coulisses entre les trois institutions représentant les intérêts de la bourgeoisie pakistanaise, la caste politique, le pouvoir judiciaire et l'armée.
De même, vu d'Europe, on peut bien avoir l'impression que l'armée n'a joué aucun rôle dans ces élections. Mais c'est oublier que depuis la chute de la dictature du général Zia-ul-Haq, en 1988, après sa mort dans un mystérieux accident d'avion, l'armée a évité d'intervenir ouvertement dans la vie politique. La seule exception au cours des vingt-cinq dernières années a été le coup d'État du général Musharraf en octobre 1999, en réponse à la tentative de Sharif de le limoger de son poste au directoire de l'état-major, et les trois ans d'État d'urgence qui ont suivi.
Doit-on en conclure que l'armée a perdu l'énorme poids politique et social qu'elle avait acquis dans la période précédant la mort de Zia ? Certainement pas. Ce serait ignorer sa présence toujours aussi pesante dans tous les aspects de la vie du pays, que ce soit dans l'économie, dans le droit de regard qu'elle exerce sur toutes les nominations aux postes clés de l'appareil d'État, dans la façon opaque dont elle manipule les groupes terroristes ou encore, bien entendu, dans les vastes opérations de répression qu'elle dirige dans plusieurs régions. Si la discrétion de l'armée dans ces élections montre quelque chose, c'est au contraire qu'elle dispose désormais de moyens efficaces d'exercer son contrôle sur la vie politique du pays, sans avoir besoin pour cela de s'exposer publiquement.
« Démocratie » et terrorisme
Dans un tel contexte, le fait d'affirmer que les élections du 11 mai ont été libres et de célébrer la « démocratie pakistanaise » n'est qu'un mensonge cynique. Mais il y a pire encore, en particulier toutes les pratiques ignobles qui ont marqué le déroulement de la campagne électorale.
Si on le ramène à des chiffres bruts, le bilan de cette élection est éloquent. D'après les chiffres officiels de la police, qui selon toutes probabilités sous-estiment la réalité, 150 personnes ont payé de leur vie le fait d'avoir participé à la campagne électorale. Un bien plus grand nombre encore ont été blessées, torturées, passées à tabac ou enlevées. Des dizaines de locaux électoraux ont été attaqués à la bombe ou incendiés. La plupart des partis qui présentaient des candidats ont dû limiter leur campagne à de petits rassemblements privés en lieu et place de réunions publiques, de crainte d'être la cible d'attentats.
Le jour du scrutin, 29 personnes ont été tuées par des gangs armés ou des attentats à la bombe. L'énorme déploiement de l'armée, de la police et des milices supplétives s'est révélé totalement impuissant à empêcher ces attaques. Si l'on en croit certains témoignages, ce déploiement avait plus pour but de décourager les électeurs indésirables que de protéger les bureaux de vote contre des terroristes.
Quant à présenter ces élections comme libres, c'est d'autant plus grotesque que d'innombrables vidéos ont largement circulé sur Internet, montrant des urnes que l'on bourrait et des électeurs que l'on empêchait d'entrer dans leur bureau de vote.
Suprême ironie de ces élections « libres », si les nombreux partis de l'extrême droite religieuse n'y ont obtenu au total que 5 % des voix, leurs ailes militaires, elles, auront été les véritables arbitres de son résultat. En effet, avant même le début de la campagne électorale, plusieurs groupes terroristes islamistes avaient annoncé qu'ils feraient tout pour empêcher les candidats non islamiques et laïcs de faire campagne. Hormis le petit nombre de ces groupes qui sont opposés au parlementarisme en tant que tel, ce que les autres exigeaient des candidats n'était pas tant un positionnement religieux, mais plutôt qu'ils se prononcent clairement contre l'utilisation du Pakistan par les puissances occidentales comme base arrière dans la guerre en Afghanistan, pour l'arrêt des opérations de répression contre les seigneurs de guerre islamistes dans le pays et pour l'ouverture de négociations entre le gouvernement et ces seigneurs de guerre. Ces groupes islamistes ajoutaient que les candidats et formations politiques qui ne céderaient pas à ces exigences n'auraient qu'à s'en prendre à eux-mêmes s'ils étaient pris pour cible par des attentats.
Les deux dernières de ces exigences revenaient à reconnaître la légitimité des revendications réactionnaires de l'extrême droite islamiste, et il n'en était pas question pour l'ANP, le MQM, tous ceux dont le crédit tenait en partie à leur refus passé de céder du terrain à l'extrême droite religieuse. En revanche, elles ne gênaient guère le PPP et le PML qui, l'un comme l'autre, avaient dirigé des coalitions gouvernementales incluant tel ou tel courant de cette extrême droite.
En revanche, la question de l'Afghanistan posait un autre problème. Le PPP, étant au pouvoir, ne pouvait se permettre de faire campagne contre cette guerre sans risquer les foudres des États-Unis, et donc de l'armée, alors que le PML, étant dans l'opposition, pouvait se permettre un langage plus ambigu, quitte à l'oublier une fois les élections remportées.
Au bout du compte, parmi les principaux partis du pays, seuls deux se déclarèrent prêts à se conformer à l'ensemble des exigences de l'extrême droite religieuse : le PML de Nawaz Sharif et le Mouvement pakistanais pour la justice (PTI, Pakistan Tehreek-e-Insaf), un parti créé il y a quelques années par Imran Khan, un ancien capitaine de l'équipe nationale de cricket, qui ciblait essentiellement la jeunesse urbaine.
Du coup, seuls le PML et le PTI purent mener une campagne électorale publique dans l'ensemble du pays. Les autres partis ne purent organiser des rassemblements publics que dans leurs fiefs régionaux, et encore, seulement lorsque l'extrême droite islamiste y était faible. L'ANP, par exemple, dont le bastion traditionnel est la province de Khyber-Pakhtunkhwa (l'ancienne province dite de la « frontière du nord-ouest », à la frontière afghane), y perdit plusieurs candidats et de nombreux militants au début de la campagne, au point de devoir renoncer à toute forme d'intervention publique du fait de la proximité des seigneurs de guerre islamistes qui contrôlent la FATA (zone tribale sous administration fédérale).
Derrière les résultats
Il ne faut guère s'étonner dans ces conditions que le PML et le PTI soient arrivés respectivement premier et second dans ce scrutin en termes de voix (le PTI étant troisième en termes de sièges, avec le PPP arrivant en seconde position grâce au scrutin majoritaire à un tour). Ni que le PTI, qui n'avait aucun siège jusque-là dans la province du Khyber-Pakhtunkhwa, y ait pris la place de l'ANP comme premier parti de la province, le réduisant à la portion congrue. De toute évidence, ces résultats ne sont pas dus au caractère prétendument libre de ces élections.
Sans doute les électeurs avaient-ils de nombreuses raisons de voter contre les administrations sortantes, tant au niveau fédéral que provincial. La corruption, la gestion désastreuse et l'incurie de ces administrations avaient suscité un mécontentement général.
Le PPP n'avait en particulier rien fait depuis deux ans contre les coupures de courant catastrophiques qui sévissaient dans le pays, coupures qui peuvent durer jusqu'à dix-huit heures et affecter toute une agglomération. La cause de ces coupures n'est pourtant un secret pour personne : le programme de privatisation de l'énergie de 1994 a permis aux profiteurs de faire main basse sur les centrales, tandis que l'État leur garantissait une rentabilité élevée. Sauf qu'aujourd'hui, avec la hausse des prix pétroliers, l'État ne peut plus se permettre de subventionner une production d'énergie suffisante pour les besoins de la population. Pire encore, la croissance continue des tarifs d'électricité a alimenté une inflation annuelle à deux chiffres pour les biens de première nécessité, dont les plus pauvres sont les principales victimes.
De même, le PPP n'a rien fait contre les conséquences désastreuses de la privatisation des secteurs de l'éducation et de la santé. Aujourd'hui, le Pakistan consacre seulement 0,7 % de son PIB aux dépenses de santé. C'est moins que toutes les économies d'importance comparable. Alors que les infrastructures médicales modernes et onéreuses se multiplient pour la petite minorité aisée, les équipements publics accessibles à la majorité de la population ferment, manquent de personnel qualifié, ou tombent en ruine, faute d'un financement suffisant. Quant à l'enseignement, c'est devenu un secteur très rentable pour une poignée d'entreprises privées. Mais les résultats sont éloquents : 53 % de la population est totalement illettrée, 25 millions d'enfants de 5 à 16 ans, dont 16 millions de filles, ne sont pas scolarisés du tout et 65 % des enfants ne vont pas au-delà de l'école primaire.
Ironie de la situation, cela n'empêche pas le PPP de poser au champion des pauvres face à la rapacité des profiteurs, usant de thèmes populistes remontant à l'époque des années 1960, lorsque ce parti fut fondé par Ali Bhutto. Quant au PML de Sharif, il s'affirme sans complexe comme un champion du profit capitaliste, proposant encore plus de privatisations dans toutes les sphères de l'économie. C'est d'ailleurs, par exemple, dans le bastion du PML, au Pendjab, que la privatisation de l'enseignement a été la plus systématique, sous la férule du cabinet de conseil américain McKinsey, qui est sûrement plus compétent pour aider les investisseurs à gonfler leurs profits que pour rendre l'éducation accessible aux masses !
Après vingt-cinq ans au cours desquels le PPP et le PML ont alterné au pouvoir, en dehors du bref intermède de trois ans sous Musharraf, les électeurs ont eu tout le temps de mesurer à quel point il y a peu de différence entre leurs politiques. C'est sans doute l'une des principales raisons pour lesquelles, lors des précédentes élections, les transferts de voix d'un parti à l'autre ne se sont jamais traduits par des transferts massifs en sièges.
Mais, cette fois, il en est allé autrement. Et ce ne fut pas seulement du fait de l'apparition d'une « troisième force », incarnée par le PTI d'Imran Khan : si ce parti a en effet obtenu davantage de voix que le PPP (17 % contre 15 %), il a gagné la majorité de ses sièges aux dépens de l'ANP. Le PPP a perdu 60 % de ses sièges au Parlement fédéral, tandis que le PML a presque doublé les siens. La chute du PPP a été encore plus forte dans les assemblées provinciales, où il a globalement perdu 70 % de ses élus. Il a réalisé son plus mauvais résultat au Pendjab, la province la plus peuplée du pays : alors que le nombre d'élus du PML est passé de 171 à 214, le PPP s'est écroulé de 107 élus à... 6. Le PPP n'a réussi à garder de justesse les rênes du pouvoir que dans son bastion traditionnel du Sindh (la province autour de Karachi).
Les scores du Sindh et du Pendjab ne sont certainement pas fortuits : ils illustrent encore une fois l'influence de l'extrême droite islamiste dans cette élection. Dans la province du Sindh, où elle était plus faible et paralysée par l'alliance du PPP avec la principale milice provinciale, la branche armée du MQM, le PPP a pu faire campagne publiquement. En revanche, au Pendjab, province où l'extrême droite islamiste est bien plus forte et a des liens notoires tant avec le PML qu'avec la police et les milices supplétives, elle a pu empêcher le PPP de mener une campagne publique, même dans les zones urbaines défavorisées où il avait des élus.
Une poudrière de nationalités
Autant dire que le « retour à la démocratie » du Pakistan n'existe que dans l'imagination fertile des politiciens occidentaux. Il est vrai que ceux-ci ont tout intérêt à maintenir un voile pudique sur la réalité pakistanaise, dans la mesure où celle-ci est, dans une large mesure, un sous-produit de la politique criminelle des puissances impérialistes. Cette réalité, c'est que, depuis sa naissance, le Pakistan a toujours été une zone de guerre, et que cette situation n'a cessé d'être aggravée depuis par la façon dont les grandes puissances se sont servies du pays comme d'un pion dans leur jeu régional, le dernier exemple en étant le rôle qu'elles lui ont fait jouer dans la guerre qui ravage l'Afghanistan voisin depuis maintenant douze ans.
C'est tout d'abord dans les cinquante dernières années de la domination coloniale britannique sur le sous-continent indien qu'il faut rechercher les origines de la situation actuelle au Pakistan. Les frontières artificielles qui furent tracées au 19e siècle par la bureaucratie coloniale britannique visaient à protéger cette partie de l'Empire britannique contre l'expansionnisme de l'Empire tsariste. Elles divisèrent des ethnies entières entre deux ou trois pays, voire plus. Ce faisant, elles laissèrent toute une série de bombes à retardement sur le territoire pakistanais actuel.
Parmi les plus importantes de ces ethnies, on trouve : les Baloutches, qui constituent la majorité de la population de la province du Baloutchistan et sont également représentés par des groupes importants en Iran, en Afghanistan et au Turkménistan ; les Pachtounes, majoritaires dans la province de Khyber-Pakhtunkhwa, qui constituent une part importante de la classe ouvrière des centres industriels pakistanais ainsi que le groupe ethnique le plus important d'Afghanistan ; enfin les Hazaras, qui sont éparpillés dans tout le Pakistan, mais plus particulièrement au Baloutchistan, et sont également représentés par des groupes importants en Afghanistan et en Iran.
Le bain de sang et les déplacements forcés de population qui ont accompagné la partition de l'Inde en 1947 ont créé de nouvelles bombes à retardement : le Bengale oriental (qui fit sécession vingt-quatre ans plus tard pour former le Bangladesh au terme d'une guerre sanglante) ; le Cachemire (qui fut l'objet de deux guerres et d'incessants conflits frontaliers entre l'Inde et le Pakistan) ; le Pendjab (qui fut coupé en deux) ; et Karachi (où des millions de « mohajirs », se retrouvèrent isolés dans une province dont ils ne partageaient ni la langue ni la culture).
Contrairement à ce que prétendit à l'époque le gouvernement britannique du Premier ministre travailliste Attlee, la partition de l'Inde n'avait pas grand-chose à voir avec les aspirations religieuses de sa population. Sans doute Attlee souhaitait-il récompenser la Ligue musulmane de Jinnah pour avoir soutenu l'effort de guerre britannique durant la Deuxième Guerre mondiale, contrairement au Parti du Congrès de Gandhi. Mais surtout, puisque l'indépendance de l'Inde était désormais inévitable, il lui fallait s'assurer qu'elle ne s'accompagnerait pas d'une radicalisation susceptible de mettre en danger le pillage du sous-continent par l'impérialisme. La partition de l'Inde permit à la bourgeoisie britannique de faire d'une pierre deux coups : en dressant une partie de la population contre l'autre, elle noya l'enthousiasme qu'aurait pu engendrer l'indépendance dans un bain de sang et d'amertume ; et en scindant le pays en deux États rivaux, elle évita de se retrouver face à une Inde unie, dirigée par un régime qui, fort de sa popularité et de la taille de sa population, aurait pu faire preuve de trop d'indépendance au goût du capital occidental.
Aujourd'hui, soixante-six ans après la partition, la population du sous-continent continue à payer chèrement ces calculs cyniques. Et tout particulièrement celle du Pakistan. Car si les minorités ethniques de ce pays artificiel auraient pu s'intégrer dans la vaste entité économique et sociale d'une Inde unifiée indépendante, elles se trouvèrent piégées dans une entité pakistanaise bien plus petite et bien plus pauvre, qui avait peu de choses à leur offrir. L'idée que l'islam pouvait constituer un ciment suffisant pour rassembler ces minorités disparates au sein d'un pays artificiel ne tarda pas à se révéler totalement illusoire. Des forces centrifuges virent le jour, avec des revendications autonomistes, voire indépendantistes, revendications qui furent à leur tour alimentées par chaque tentative du pouvoir pakistanais pour renforcer son autorité sur l'ensemble du pays.
Le pouvoir répondit à ces revendications en recourant aux méthodes de tous les États bourgeois, une répression brutale. Cela conduisit à une spirale de radicalisation et de répression, qui vit l'émergence de groupes nationalistes armés. Il y eut d'abord les guérillas nationalistes cachemiries puis, dans les années 1970, celles des Baloutches. Dans les années 1990 vinrent les milices armées du MQM, qui imposèrent leur loi sur de vastes zones de l'agglomération de Karachi au nom de la minorité « mohajir ». Dans le même temps, des groupes armés issus des groupes de l'extrême droite islamiste commençaient à être actifs le long de la frontière afghane, au nom d'un islam radical, tout en cherchant à s'appuyer sur le nationalisme pachtoune.
L'impérialisme, l'armée et l'extrême droite islamiste
Très tôt, la nécessité de contenir ce mélange explosif donna à l'armée pakistanaise un rôle disproportionné. Mais ce qui fit vraiment gonfler son importance fut le choix de l'impérialisme américain de s'en servir comme de l'un des piliers de son ordre régional.
En 1951, le commandant en chef britannique de l'armée pakistanaise fut remplacé par un Pakistanais, le général Ayub Khan. Mais celui-ci restait un pur produit de l'armée britannique puisqu'il avait fait ses classes à l'académie militaire britannique de Sandhurst et combattu dans les rangs de l'armée britannique durant la Deuxième Guerre mondiale.
Néanmoins, peu après sa désignation, les États-Unis ouvrirent une délégation militaire permanente au quartier général de l'armée pakistanaise, à Rawalpindi. Dans le même temps, le Pakistan conclut un Pacte de défense mutuelle avec les États-Unis, avant de rejoindre deux organismes créés à leur instigation dans le cadre de la guerre froide, l'Otase, qui était alors le pendant de l'OTAN en Asie du sud-est, et Cento, qui était son équivalent au Moyen-Orient.
En 1958, après avoir perdu leur allié irakien à la suite du renversement de sa monarchie probritannique, les États-Unis renforcèrent leurs liens avec l'armée pakistanaise. Une base aérienne américaine fut construite près de Peshawar (près de la frontière afghane) et l'armée de l'air américaine obtint le droit permanent d'utiliser les aéroports civils pakistanais. L'aide américaine afflua, remplissant à la fois les arsenaux de l'armée pakistanaise et les poches très profondes de ses officiers supérieurs.
Entre-temps, le général Ayub Khan avait pris le pouvoir dans un coup d'État. Il devait le conserver jusqu'à ce que, en 1969, cinq mois de manifestations finissent par le forcer à démissionner. Un an après, son successeur, le général Yahya Khan, face à une nouvelle montée du mécontentement, légalisa les partis politiques, introduisit le suffrage universel (pour la première fois depuis la naissance du Pakistan), annonça la transformation du pays en une fédération de provinces semi-autonomes et organisa des élections. Ce furent ces élections qui permirent au PPP d'accéder pour la première fois au pouvoir, sous la direction de son fondateur, Zulficar Ali Bhutto.
Mais les généraux ne restèrent pas longtemps dans leurs casernes. En juillet 1977, le général Zia ul-Haq fit un coup d'État. Ali Bhutto fut arrêté, ainsi que des milliers de membres du PPP et de militants de gauche, et les partis politiques furent interdits. Mais l'objectif de Zia n'était pas seulement de rétablir l'ordre. Il visait aussi à éradiquer jusqu'au souvenir de l'expérience de liberté vécue par les classes pauvres au cours des nombreuses luttes qu'elles avaient menées entre 1968 et 1976. Pour ce faire, Zia institutionnalisa certaines des formes les plus archaïques de l'islam.
Jusque-là, si la plupart des politiciens pakistanais faisaient allégeance à l'islam, la religion n'avait jamais joué un rôle important dans les institutions du pays. En fait, l'appellation de République islamique n'avait été inscrite dans la Constitution qu'en 1973, sous le régime prétendument progressiste d'Ali Bhutto ! Mais Zia alla beaucoup plus loin, ajoutant des éléments de la charia dans la Constitution, notamment des châtiments barbares pour certaines infractions. En outre, il introduisit les infâmes lois sur le blasphème selon lesquelles le seul fait d'être accusé d'avoir insulté l'islam et, par la même occasion, le régime, était passible de la prison à perpétuité, voire de la peine capitale.
Dans le cadre de l'islamisation de la société pakistanaise menée sous Zia, l'État confia aux religieux de nombreuses fonctions sociales, en particulier dans l'enseignement et l'aide sociale. Cette politique donna aux partis et institutions religieuses une légitimité et un poids social qu'ils n'avaient jamais eus auparavant. Tout en resserrant considérablement le contrôle exercé par le pouvoir sur l'ensemble de la société, cela créa une atmosphère de réaction qui étouffa toute forme d'opposition et justifia, entre autres, de revenir en arrière sur la relative liberté dont les femmes avaient commencé à bénéficier tout récemment dans les zones urbaines.
La dictature de Zia revint également sur le programme de nationalisation réalisé sous Ali Bhutto, au moins au profit de ses protégés, car nombre des entreprises dénationalisées furent tout simplement incorporées dans l'immense empire industriel et commercial contrôlé par l'armée. Parmi ces protégés, il y avait un certain Nawaz Sharif, qui venait juste d'être nommé au poste de ministre des Finances du Pendjab par le gouverneur de la province, lui-même ancien directeur général de l'ISI, les services secrets pakistanais. Moyennant quoi l'affaire familiale des Sharif, le groupe sidérurgique Ittefaq, lui fut rendue. Ainsi commença la carrière de Nawaz Sharif, dans l'ombre de l'armée, à la fois en tant que politicien (il fut bientôt nommé Premier ministre du Pendjab) et en tant qu'homme d'affaires (Ittefaq connut une croissance aussi mystérieuse que météorique sous la dictature de Zia).
Deux ans après le coup d'État de Zia, les troupes soviétiques envahirent l'Afghanistan. Du jour au lendemain, le Pakistan, qui était déjà considéré par les dirigeants américains comme faisant partie de la ligne de front dans la guerre froide, du fait de sa frontière commune avec le régime prosoviétique afghan, acquit une importance unique. Il n'était pas question pour l'impérialisme américain de laisser passer une telle occasion d'affaiblir l'influence soviétique, et le Pakistan était le seul intermédiaire possible pour une telle opération. L'armée pakistanaise, et plus spécifiquement son agence de renseignement, l'ISI, furent chargées d'armer les forces les plus anticommunistes existant en Afghanistan, ses seigneurs de guerre islamistes. Pour mener cette tâche, l'ISI se servit des partis de l'extrême droite islamiste pakistanaise, notamment de la JUI (Assemblée du clergé islamique), qui présentait l'avantage supplémentaire d'avoir une base pachtoune comme la plupart des seigneurs de guerre islamistes afghans de l'autre côté de la frontière.
En 1988, Zia mourut dans un mystérieux accident d'avion, sans doute exécuté par une faction rivale au sein de l'armée. Mais les gouvernements civils qui se succédèrent au pouvoir ensuite, que ce soit sous la direction du PPP ou celle du PML, conservèrent pour l'essentiel ses orientations politiques. Seul le langage changea. Le processus d'islamisation se poursuivit sans grand changement, les lois sur le blasphème ne furent pas abrogées, pas plus que les éléments de la charia qui avaient été inscrits par Zia dans la Constitution.
Mais les choses furent un peu plus compliquées dans l'armée. Tant que les troupes soviétiques avaient occupé l'Afghanistan, le soutien de l'armée pakistanaise à la politique américaine d'armement des groupes islamistes afghans avait été sans faille. Mais après le retrait soviétique, les luttes traditionnelles entre factions reprirent au sein de l'armée pakistanaise, chaque faction mettant en avant ses propres pions sur l'échiquier afghan. En particulier, tout indique que ce fut l'ISI qui, au moins au début, et sans forcément avoir obtenu l'aval des États-Unis, finança et arma les talibans dans leur marche vers le pouvoir.
Dans le même temps, l'extrême droite religieuse pakistanaise prospérait. Depuis l'époque de Zia, ses différents courants disposaient d'un immense réseau social couvrant l'enseignement, l'aide sociale et la santé, ce qui leur permettait de toucher une large section de la population pauvre souffrant cruellement du manque de services publics. Qui plus est, certains de ces partis (comme le JUI) qui jusque-là n'avaient jamais obtenu de scores électoraux significatifs, furent invités à entrer au gouvernement, principalement pour lui garantir le soutien de la faction de l'armée à laquelle ils étaient liés. Mais par un effet de ricochet, ces partis gagnèrent ainsi en légitimité et recrutèrent plus largement.
L'invasion occidentale de l'Afghanistan et ses conséquences
Vers 1993, le rôle joué par l'armée pakistanaise en Afghanistan finit par avoir un effet boomerang au Pakistan même. Ce rôle avait engendré toute une activité économique, basée d'un côté sur la contrebande d'armes en direction de l'Afghanistan et de l'autre sur celle d'héroïne en sens inverse. À présent que la demande d'armes diminuait en Afghanistan, le Pakistan était submergé d'armes de tous types à des prix défiant toute concurrence. À Karachi en particulier, ce déluge d'armes contribua à transformer la guerre de gangs entre le MQM et les milices rivales en un véritable bain de sang.
Dans le même temps, des combattants islamistes pakistanais qui avaient été envoyés en Afghanistan au cours des années précédentes étaient revenus au pays, avec un seul objectif en tête : conserver au Pakistan leur statut de seigneurs de guerre dont ils avaient bénéficié en Afghanistan. Nombre d'entre eux avaient des liens avec l'une ou l'autre des factions de l'armée, ce qui leur donnait accès à des armes et à un financement. Certains étaient liés aux talibans, désormais au pouvoir en Afghanistan, d'autres avec des seigneurs de guerre rivaux dont les combattants cherchaient refuge au Pakistan pour échapper aux talibans. Les uns et les autres commencèrent à former des groupes armés, utilisant à leur profit le terrain accidenté de la région frontalière afghane, notamment dans les zones tribales de la FATA et le Baloutchistan oriental, dans le but déclaré d'établir leur propre califat, si ce n'est sur tout le territoire pakistanais, pour l'instant en tout cas au moins sur les petits territoires où ils avaient établi leurs bases. Par indifférence ou par crainte d'un embourbement, l'armée choisit de ne pas s'y opposer. Et ce fut dans ces zones hors la loi, où l'autorité de l'administration fédérale était une fiction lointaine pour la population éparse, que les groupes terroristes islamistes actuels commencèrent à entraîner leurs nouvelles recrues et à préparer leurs futures offensives sur l'ensemble du pays.
L'invasion occidentale de l'Afghanistan, en 2001, mit les cercles dirigeants pakistanais face à un dilemme : d'un côté, ils étaient déterminés à conserver leur relation spéciale avec les États-Unis et l'aide économique et financière qu'elle impliquait, et cela nécessitait de satisfaire pleinement aux exigences militaires et logistiques des États-Unis ; mais, de l'autre, ils devaient tenir compte du fait que l'invasion occidentale était si impopulaire dans toutes les couches de la société pakistanaise qu'aucun parti n'osait la soutenir ouvertement.
Non sans ironie, ce qui sauva les institutions politiques pakistanaises et l'establishment d'un discrédit total fut le fait que l'invasion eut lieu sous la loi martiale décrétée par le général Musharraf, dont la déclaration en 1999 avait été si sévèrement condamnée par Washington ! Dans la mesure où elle suspendait le fonctionnement normal des institutions politiques, la loi martiale permit aux partis pakistanais de laisser à Musharraf la responsabilité de satisfaire aux exigences des États-Unis, tant qu'il fut dictateur en titre, puis à un petit parti issu du PML qui gouverna en son nom après son élection à la présidence du pays, parti qui disparut dans les oubliettes de l'histoire lors des élections de 2008.
Au sein de l'armée, l'invasion entraîna de profondes dissensions. Les factions qui avaient poussé les talibans vers le pouvoir ne voulaient pas perdre ce qu'elles considéraient comme un État client, mais elles ne pouvaient pas y faire grand-chose, au moins au début de l'invasion. De leur côté, les autres factions avançaient leurs propres pions sur l'échiquier afghan, afin de profiter de la nouvelle donne résultant de la chute des talibans. Quant à Musharraf, qui avait fait partie des cercles dirigeants de l'ISI dans la première partie des années 1990, et était par là même impliqué dans le soutien aux talibans, il connaissait trop bien les arcanes de l'institution militaire pour prendre le risque d'un affrontement destiné à y restaurer l'ordre. D'autant que, de toute façon, quelles que fussent les rivalités qui les opposaient, les factions de l'armée avaient trop à perdre à une scission ouverte qui aurait affaibli le poids économique et social de l'institution militaire. Et c'est ainsi que les factions de l'armée purent continuer à poursuivre chacune ses propres objectifs, du moment qu'elles restaient suffisamment discrètes pour ne menacer ni l'unité de l'armée ni le flot de l'aide américaine.
Mais cette politique de laisser-faire eut des conséquences imprévues. Du fait du choix des États-Unis de favoriser les seigneurs de guerre du nord de l'Afghanistan, qui avaient plus de liens avec l'Inde et les républiques d'Asie centrale qu'avec le Pakistan, les pions de l'armée pakistanaise, principalement des Pachtounes du sud de l'Afghanistan, se trouvèrent marginalisés par le nouveau régime mis en place par les États-Unis et choisirent de s'opposer à l'occupation occidentale. Après la chute des talibans, les opérations militaires occidentales se multiplièrent dans les régions afghanes frontalières du Pakistan, entraînant un afflux de combattants islamistes afghans au Pakistan, qui vinrent renforcer leurs homologues pakistanais, tandis que le flot continu des réfugiés afghans fuyant la guerre leur fournissait un réservoir de recrues potentielles.
Le terrorisme de l'extrême droite islamiste s'étend
Comme on pouvait s'y attendre, l'armée se montra réticente à s'en prendre aux seigneurs de guerre pakistanais. Lorsque des troupes recevaient l'ordre de se mettre en marche en direction de l'un de leurs califats pour y rétablir l'ordre, rien ne semblait jamais se passer. Il est vrai que la population locale semblait nourrir encore plus de haine pour l'armée que pour les seigneurs de guerre. Mais il ne manquait pas de témoignages sur les complicités qui existaient entre les officiers de haut rang et les seigneurs de guerre qu'ils étaient censés pourchasser.
Cependant, dans le reste du pays, le soutien apporté par le régime de Musharraf à l'occupation occidentale de l'Afghanistan poussait davantage de recrues dans les bras de l'extrême droite islamiste, qui organisait sans cesse des manifestations de protestation, occupait des édifices publics et faisait imposer la charia par ses groupes armés dans certaines zones urbaines. Cette agitation atteignit son point culminant en juillet 2007, lorsque le pouvoir décida de chasser les groupes islamistes qui s'étaient barricadés dans le complexe de la Mosquée rouge, à Islamabad. Les occupants étaient armés et l'assaut par la police dura une journée entière. On estima qu'il avait fait au moins 400 morts.
Sans doute la violence politique n'était-elle pas nouvelle au Pakistan. Les luttes entre factions rivales et les divergences politiques se réglaient souvent par des assassinats, des enlèvements, des actes de torture, etc. En particulier, les politiciens comme les militaires recouraient souvent à de telles méthodes pour se débarrasser de juges d'instruction qui prenaient leur travail trop au sérieux, de rivaux ou tout simplement de critiques trop virulents.
En outre, il existait de longue date une forme de violence politique proche du gangstérisme pur et simple, comme la guerre de racket entre gangs politiques qui pourrissait la vie des bidonvilles de Karachi. Il y avait aussi ce qu'on appelle au Pakistan les opérations de land-grab (vol de terre), où les groupes armés de telle ou telle milice politique se livraient à des raids destinés à terroriser les habitants de tout un quartier et à les forcer à fuir, pour libérer le terrain au profit de vautours de l'immobilier ou de gros propriétaires terriens. L'illégalité régnait souvent en maître, soit parce que la police locale était corrompue, soit parce qu'elle avait trop peur de s'affronter à des bandes armées disposant d'appuis dans les hautes sphères de l'État.
Mais le massacre de la Mosquée rouge en 2007 marqua un tournant : les attentats terroristes commencèrent à s'étendre à une grande partie du pays et leur nombre n'a cessé d'augmenter depuis. À ce jour, on estime que les attentats de l'extrême droite islamiste ont fait 55 000 morts depuis l'invasion de l'Afghanistan, dont les deux tiers depuis 2007.
Les groupes islamistes choisirent deux types de cibles. D'un côté ils s'attaquèrent aux institutions publiques, la police et ses milices supplétives, les centres administratifs et les services publics et sociaux (écoles primaires, cliniques itinérantes, etc.). Néanmoins, de façon significative, ils ne s'attaquèrent que très rarement à l'armée, et seulement autour de leur pré carré, le long de la frontière afghane, ce qui en dit long sur les liens qui existaient entre ces groupes et l'institution militaire. D'un autre côté, en particulier dans les zones urbaines, les groupes islamistes s'attaquèrent à ceux qu'ils appelaient les infidèles, c'est-à-dire des non-musulmans ou des musulmans faisant allégeance à une variante différente de l'islam. Au Baloutchistan et à Karachi, la minorité hazara, qui est chiite, paya ainsi un tribut particulièrement lourd à ces attaques. Dans le reste du pays, les principales cibles furent les chrétiens et les ahmadis, une secte musulmane réformiste dont les membres s'étaient vu refuser le droit de se réclamer de l'islam et avaient été privés de leurs droits civiques dans les années 1970.
Le PPP, qui fut au pouvoir sans interruption entre 2008 et cette année, choisit le plus souvent d'ignorer ces vagues d'attentats. Dans les régions les plus reculées, il chercha même un terrain d'entente avec certains seigneurs de guerre en les autorisant officiellement à appliquer leur version de la charia sur le territoire qu'ils contrôlaient. Dans le même temps, l'administration PPP invoqua la menace constante d'attentats terroristes pour justifier la répression de nombreux opposants, en particulier de ceux qui dénonçaient la corruption de son régime et le jeu suspect de l'armée vis-à-vis de l'extrême droite islamiste. Quant au gouvernement PML tout récemment élu, sa promesse de négocier avec l'extrême droite islamiste annonce simplement, dans le meilleur des cas, la poursuite de la même politique et, dans le pire, des concessions supplémentaires à ces bigots réactionnaires.
En trente-quatre ans d'intervention dans la région, les grandes puissances n'ont pas seulement transformé l'Afghanistan en un champ de bataille permanent. Elles ont également fait du Pakistan une zone de guerre où les 180 millions de Pakistanais sont pris au piège entre le parasitisme de leur bourgeoisie, la corruption de leurs politiciens et de leurs généraux, et la menace permanente d'une intervention militaire occidentale au Pakistan même, menace qu'est venue renforcer l'utilisation systématique de drones américains dans les zones frontalières pakistanaises depuis qu'Obama est au pouvoir.
Comme en Afghanistan, en favorisant l'extrême droite islamiste, l'impérialisme a mis en place et amorcé une bombe au Pakistan, et il se pourrait qu'un jour ou l'autre cette bombe lui explose dans les mains. Mais, contrairement à l'Afghanistan, le Pakistan dispose d'un vaste prolétariat urbain et d'une classe ouvrière nombreuse, qui ont déjà fait la preuve de leur combativité et de leur courage dans les années 1960-1970. Il faut donc espérer que ces masses urbaines pauvres retrouveront la voie de leurs propres traditions de lutte et que, si explosion il y a, elle marque le signal du déclenchement d'une explosion sociale.