L'envolée des prix du pétrole - La planète otage des «majors» et des spéculateurs

Εκτύπωση
octobre 2005

Le prix du pétrole brut a triplé depuis 2003, et même quadruplé depuis 1999. Même si cette forte hausse a connu une pause après l'été, gouvernements, institutions financières internationales et milieux d'affaires se placent dans «la perspective d'un pétrole durablement cher», affirme l'éditorial du 7 octobre du quotidien économique La Tribune.

C'est dans ce contexte que les marges des sociétés de raffinage ont progressé de 80% en un an tandis qu'explosaient les dividendes versés à leurs actionnaires par les grandes compagnies(les «majors»). Quant aux populations, elles constatent qu'on leur demande de payer plus cher leur carburant (en France, +20% pour le super et +43% pour le fioul domestique en un an) et de consommer moins de pétrole.

Ainsi le président des États-Unis vient d'appeler les habitants de ce pays à «économiser l'énergie» dans un discours aux airs de déjà-vu. En effet, il semble tiré mot pour mot de celui qu'avait prononcé Carter lors de sa prise de fonction, en 1977, qui avait demandé aux Américains de «faire des sacrifices et des changements dans (leur) vie», car «nous devons équilibrer notre demande d'énergie avec nos ressources qui s'épuisent rapidement». Et un peu partout dans le monde, d'autres dirigeants, tel Villepin, entonnent le refrain du : «Il faut préparer l'ère de l'après-pétrole» ou affirment comme Sarkozy, quand il était ministre de l'Économie, qu'il faut «retrouver l'esprit (de sacrifice) des années soixante-dix».

Cette décennie-là fut en effet marquée par la hausse brutale du prix du pétrole. La première crise pétrolière fut, avec la crise du dollar, la première manifestation majeure de la longue dépression dont l'économie mondiale n'est toujours pas sortie.

Les deux premiers «chocs pétroliers»

Les prix du pétrole brut quadruplèrenten 1973-1974, puis à nouveau en 1979-1980. Les gouvernements des pays riches présentèrent les pays producteurs comme responsables de ces hausses. À cette explication, qui avait l'avantage de laisser dans l'ombre le rôle des «majors», on en ajouta une d'un autre genre. Les gisements d'hydrocarbures n'étant pas infinis et, au rythme où l'on y puisait, l'humanité n'aurait plus eu devant elle que trente années de réserves. Il fallait se faire une raison : devenu rare, le pétrole ne pouvait qu'être cher, très cher.

Le premier «choc pétrolier» se produisit au moment où l'économie mondiale entrait dans une ère tourmentée. Il marque la fin de la période des «Trente Glorieuses» -en fait, guère plus de deux décennies- où l'économie, se remettant des ravages du dernier conflit mondial, avait connu des rythmes de développement soutenus. Au-delà de la fumée de mensonges, la première hausse brutale du prix du pétrole résultait de la volonté des trusts du pétrole d'anticiper le resserrement du marché et la menace qui en découlait d'une contraction de leurs profits. Ils en avaient les moyens. Ils étaient en position de monopole : héritiers des «sept sœurs», quelques grands trusts tenaient entre leurs mains l'approvisionnement du monde en pétrole en contrôlant, directement, le raffinage et la distribution et, par potentats locaux interposés, l'exploitation des gisements.

Réponse des capitalistes du secteur pétrolier à l'entrée en crise de l'économie mondiale, la flambée du prix du pétrole allait encore l'aggraver. Tous les secteurs de l'économie durent acquitter une dîme pétrolière alourdie. Gros consommateurs d'énergie, industrie et transports furent particulièrement touchés.

Conséquence du ralentissement général de l'économie et de l'érosion du dollar, monnaie de référence internationale, l'inflation s'emballa. En France, elle atteignit 20%, puis resta à plus de 10% durant des années. Le pouvoir d'achat des salaires fut laminé. Pour la première fois depuis la fin de la guerre, la production recula à l'échelle mondiale en 1974-1975, puis en 1979-1982-ce qui correspond aux périodes suivant chacun des «chocs pétroliers». Dans les pays développés, le chômage redevint un phénomène de masse, élément permanent du fonctionnement de l'économie, qui allait servir à réduire la part de la richesse produite laissée à la classe ouvrière par les classes possédantes.

Les hausses de prix en cascade qu'entraîna celle du pétrole abaissèrent brutalement le niveau de vie des travailleurs dans les pays développés. Dans les pays pauvres, qui devaient dans leur immense majorité importer leur pétrole, le renchérissement de ce dernier frappa de plein fouet les masses populaires. L'économie de ces pays, fragile car pillée par l'impérialisme après l'avoir été par les puissances coloniales, fut prise à la gorge. Pour s'assurer un minimum de fourniture énergétique, et simplement survivre, le tiers monde dut s'endetter auprès des banques, passant autour de son cou ce nœud coulant qui, trente ans après, continue à étrangler ses peuples.

Des mensonges bien orchestrés

Le choc fut violent. Pour présenter ses conséquences comme inévitables, les autorités gouvernementales orchestrèrent partout des grandes manœuvres de mise en condition des populations. Dans les pays riches,»chasse au gaspi» oblige, de bonnes âmes conseillaient sur les ondes et les petits écrans de régler son chauffage à 19°, d'utiliser des ampoules peu gourmandes. «On n'a pas de pétrole, mais on a des idées», proclamait un slogan officiel. Ici, on se mit à interdire la circulation automobile certains jours. Là, les automobiles durent s'équiper d'avertisseurs de surconsommation. Aux États-Unis, la publicité incitant les automobilistes à lever le pied fut financée par les grandes compagnies : elles leur faisaient les poches, pourquoi pas la morale ! Et, ici, même pour les fêtes de fin d'année, les vitrines des magasins et illuminations de rue devaient impérativement éteindre à une certaine heure.

Dans les médias, des «experts» répétaient que le monde allait manquer de pétrole. Il suffisait de le marteler pour présenter l'explosion des prix comme résultant d'une sorte de fatalité naturelle et non de l'âpreté au gain des «majors». Et, toujours pour les dédouaner, gouvernants et médias désignèrent un bouc émissaire à tous ceux dont les compagnies pétrolières amputaient le pouvoir d'achat : l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole).

Pendant des décennies, les pays producteurs n'avaient pas eu droit à la parole : le prix du pétrole avait été du ressort des seules compagnies, les pays producteurs ne touchant que des miettes des «revenus du pétrole». Les rares responsables politiques qui, tel Mossadegh en Iran, s'étaient avisés de toucher aux intérêts des trusts pétroliers, l'avaient payé de leur place, voire de leur vie.

Pourquoi donc, subitement, les grandes compagnies faisaient-elles preuve de compréhension envers des pays producteurs qui voulaient d'autant plus relever le prix du pétrole brut extrait de leur sol que l'inflation rapide du dollar écornait leurs revenus ? C'est que les trusts pétroliers eux-mêmes avaient changé de stratégie. Au pétrole bon marché, destiné à un marché mondial en expansion, ils avaient décidé de substituer, sur un marché qui se contractait, un pétrole cher, engendrant plus de profit pour un volume moindre et moins d'investissement. Les intérêts des trusts avaient rejoint, cette fois, ceux des pays producteurs : pas ceux de leurs peuples, mais ceux de leurs rois, émirs ou présidents-dictateurs.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec un baril vendu autour de quinze dollars, qui avait coûté deux à six fois moins à produire, les «majors» avaient réalisé des profits colossaux. Malgré tout, ce prix était considéré comme relativement bas. Et l'ensemble de la bourgeoisie mondiale y trouvait largement son compte, parce qu'une énergie abondante et bon marché lui était nécessaire pour remettre en marche son industrie, et pour que celle-ci entraîne le reste de l'économie. Quant aux «majors», qui disposaient d'un monopole faisant d'elles les maîtres de «l'or noir», des coûts de production très bas leur permettaient de prendre des parts de marché à d'autres sources d'énergie-notamment au grand concurrent qu'était à l'époque le charbon- tout en faisant de gros bénéfices sur le volume vendu. Celui-ci croissait d'année en année, la demande étant stimulée par le niveau des prix. Les grandes compagnies veillaient donc à ce que l'offre soit abondante. Et si elle excédait la demande, cela leur servait de moyen de pression («on peut se passer de vous...») lors des négociations avec tel ou tel pays producteur. Les «majors» s'assurèrent ainsi pendant près de trente ans des marges bénéficiaires de 300% ou plus, surtout au Moyen-Orient. C'est pour tenter de limiter leur rapacité que, durant cette période, certains pays nationalisèrent leurs puits et, en 1960, fondèrent l'OPEP.

Quant au «magot»que les pays producteurs auraient accumulé lors des «chocs pétroliers», un thème alors rabâché, il s'agissait d'une autre façon de travestir la réalité. «L'accumulation de dizaines de milliards de dollars dans les pays sous-peuplés du golfe Persique», prétendait le Nouvel Observateur en janvier 1975, «les dote d'une puissance de dissuasion financière susceptible, à long terme, de mettre en échec même le pays le plus riche du monde, les États-Unis». En fait, sur les 47 milliards de dollars que les pays producteurs placèrent alors en Occident, surtout aux États-Unis, plus de la moitié l'était en bons du Trésor et obligations des États impérialistes, ce qui revenait à mettre ces sommes à disposition de ces pays. Le reste alla se fondre dans les circuits financiers, l'immobilier de luxe ou le capital de grandes entreprises des mêmes pays riches.

Bien sûr, la population de la plupart des pays producteurs ne vit jamais rien de cet argent. Car, si l'on cite parfois l'accroissement du revenu des ressortissants de quelques émirats d'opérette, où la faible densité démographique fait qu'ils ont pu profiter des retombées de «l'or noir», on oublie l'accroissement dans ces mêmes pays d'une population de travailleurs immigrés mal payés, comme on oublie le bas niveau de vie de certains pays pétroliers, du Nigeria à l'Iran, du Venezuela à l'Algérie.

Ajoutons qu'au début des années quatre-vingt, lorsque le flux de leurs pétro-dollars commença à se réduire, des pays producteurs poussèrent, en vain, à une remontée du prix du brut pour reconstituer leur trésorerie : ils n'avaient plus, même l'Arabie saoudite, les moyens de rembourser les banques occidentales auprès desquelles ils s'étaient endettés !

De tout cela, ni les médias ni les gouvernements des pays impérialistes ne soufflèrent mot. Et ils n'allaient surtout pas dire qu'en 1973 ou 1979, l'OPEP n'aurait jamais pu relever ses prix sans le feu vert des «majors». Et celles-ci n'avaient aucune raison de s'opposer à une mesure où elles avaient tout à gagner. Le secrétaire d'État américain Kissinger l'avoua à sa façon, fin 1974, quand il se mit à réclamer la fixation d'un prix plancher du brut, alors que depuis des mois les discours officiels ne manquaient jamais d'évoquer le prix insupportable de l'essence. Il s'agissait de garantir aux compagnies un niveau de prix mondial tel que redeviennent profitables les gisements, notamment en Amérique du Nord, qu'elles avaient abandonnés du fait d'une exploitation trop onéreuse. Cela assurait aussi les 500 milliards de dollars investis par elles dans des sources d'énergie prometteuses, dont le développement, plus coûteux qu'un forage en plein désert, ne pouvait se faire qu'avec la garantie d'un profit minimum. Avec ce prix-plancher, c'est précisément ce que leur apportait l'État, nullement «mis en échec», de la première puissance mondiale.

Surprofits et malthusianisme

Les cours élevés du brut permirent aux «majors» de remplir leurs coffres-forts. Elles développèrent aussi leur activité dans des directions jusque là délaissées car pas assez profitables, telle l'exploitation du pétrole de la mer du Nord (le «brent»). Elles lancèrent des programmes de forage en Alaska, prospectèrent des zones off-shore plus profondes que celles exploitées dans le golfe du Mexique, au large de l'Afrique notamment. Elles s'intéressèrent aussi à de nouvelles ressources minérales pétrolifères, tels les schistes bitumineux. Aux États-Unis, les Standard Oil, Gulf Oil et groupe Getty se taillèrent aussi la part du lion dans une industrie nucléaire qui peinait à se développer.

Les «majors» s'offrirent ces investissements au compte de la population du monde entier avec la complicité active des États des pays riches. Mais, l'économie mondiale marquant le pas, les capitalistes du pétrole avaient aussi peu de raisons que ceux des autres branchesd'investir dans la production. Alors, où sont allés les énormes profits qu'ils ont réalisés durant toutes ces années ? En grande partie, à leurs actionnaires. Ceux-ci, pour prendre le cas de Total, ont perçu 24 milliards d'euros entre 2000 et 2003, sous forme soit de dividendes, soit de rachats en Bourse des actions de la compagnie (une opération des plus juteuses quand les «majors» annoncent un taux de rentabilité moyen de leurs capitaux de 16%, et même de 19% dans le cas de Total). Quant aux 35 milliards d'euros d'investissements que Total annonce avoir réalisés sur la même période, seule une faible part à servi a développer la production. Total et les autres grands trusts pétroliers ont consacré depuis des années une part importante de leurs profits à récupérer des gisements et équipements déjà exploités par d'autres sociétés, en rachetant celles-ci ou en fusionnant avec elles pour former des mégacompagnies. Parmi les exemples les plus marquants de la dernière période, citons Exxon-Mobil et Total-Petrofina fin 1998. Six mois plus tard, cette dernière absorba Elf, compagnie publique, avec la bénédiction des autorités françaises. Et si, aux États-Unis, on n'a pas construit une seule raffinerie depuis 1976, c'est que ne développer la production qu'au minimum peut rapporter un maximum !

Durant les deux décennies précédant le premier «choc», l'offre de pétrole avait excédé la demande. Quand l'économie mondiale se mit à ralentir, les grandes compagnies changèrent leur fusil d'épaule. Il leur fallut des prix élevés pour un pétrole rendu artificiellement moins abondant, afin de maintenir et si possible relever le niveau de leurs profits.

Pendant le dernier tiers du 20ème siècle, les grandes compagnies ont géré de façon malthusienne l'énorme tas d'«or noir» sur lequel repose leur richesse. Elles renouaient là avec ce qui avait été, sauf en de rares périodes, une constante de leur politique depuis les Rockefeller et autres premiers magnats du pétrole : s'assurer des profits élevés par des moyens qui ont pu varier au fil du temps (cartel des «sept sœurs» au début du 20ème siècle, limitation permanente de la production, fixation d'un prix mondial de monopole, contrôle strict de toute la chaîne de l'industrie pétrolière jusqu'à la commercialisation du carburant, etc.), mais qui avaient tous pour but de mettre ces profits à l'abri du «marché» ou de la «libre concurrence», que les tenants du capitalisme aiment tant invoquer.

Certes, depuis trente ans, les «majors» ont exploité de nouveaux gisements. Mais, jamais au risque de provoquer une surabondance de l'offre et dans la mesure où cela leur permettait de diversifier leur approvisionnement. En effet, depuis qu'en 1945, de retour de Yalta, Roosevelt avait scellé avec Ibn Séoud un accord pétrole contre protection militaire(«la défense de l'Arabie saoudite»ayant été proclamée dès 1943 par Roosevelt «vitale pour celle des États-Unis»), puis que les «majors» américaines avaient obligé la Grande-Bretagne à leur faire de la place dans ses chasses gardées d'Irak, du Koweït, d'Iran, etc., l'approvisionnement des «majors» était devenu très dépendant des pays du golfe Arabo-persique. Or, il s'agit d'une région en proie à une instabilité chronique bien que ou à cause du fait que les grandes puissances, États-Unis en tête, s'y appuient sur des régimes infâmes.

Mais, même quand les grandes compagnies sont allées chercher de nouveaux gisements hors du Moyen-Orient, encore fallait-il que leur coût d'exploitation, selon l'AIE (Agence internationale de l'énergie), ne dépassât pas 10 dollars (16 dollars dans le cas du pétrole «non conventionnel») pour un brut vendu en moyenne de 22 à 28 dollars. De très confortable, leur marge est devenue énorme avec un baril qui a dépassé, et de loin, 60 dollars.

En outre, à la fin des années quatre-vingt, les trusts pétroliers ont bénéficié d'une aubaine : l'effondrement du deuxième producteur mondial de pétrole, l'URSS, dont l'éclatement provoqua la mise à l'encan de son industrie pétrolière. Ceux des bureaucrates, les «oligarques», qui avaient mis la main sur une compagnie, un oléoduc, des gisements en Sibérie, dans le Caucase, en Asie centrale, voulaient mettre ce qu'ils venaient de voler hors d'atteinte de leurs pareils. Certains nouèrent des alliances avec des «majors» en escomptant se placer ainsi sous l'aile du droit occidental, bien plus protecteur de la propriété privée que les juges russes. Cela n'a pas toujours marché-l'ex-magnat Khodorkovski, qui vient d'écoper de huit ans de prison, a vu en outre l'État russe lui reprendre «sa» compagnie. De façon généralement musclée, cet État a récupéré le contrôle direct d'un tiers de son industrie pétrolière. Quant aux «majors», elles ont profité de la situation pour prendre des options sur une partie des ressources pétrolières et gazières de l'ex-URSS en mettant à profit la vénalité des représentants au sommet de l'État russe, azerbaïdjanais, kazakh, turkmène...

Du sang dans le pétrole

Une trentaine d'années a passé depuis les précédents «chocs pétroliers» sans que rien de fondamental ne change dans la politique des trusts pétroliers. Certes, pour extraire le pétrole dans la plupart des pays, ils passent désormais par des accords avec des compagnies locales. Et les contrats signés sont à durée limitée, les pays producteurs cherchant en outre à multiplier et mettre en concurrence entre eux ceux avec qui ils traitent, afin de moins dépendre de «proconsuls pétroliers». Alors, les hommes d'Elf, hier, de Total, aujourd'hui, font et défont moins facilement qu'avant les dictateurs en «Françafrique». Mais les populations n'ont pas forcément gagné à la fin de ces chasses gardées car, notamment dans l'Ouest africain, cela s'accompagne souvent d'affrontements entre compagnies rivales par l'intermédiaire de bandes armées qui terrorisent les populations.

Depuis une quarantaine d'années, les grandes compagnies se sont dessaisies de certains maillons de la chaîne pétrolière. Mais elles en tiennent toujours les principaux -ce qui, avec la diversification de leurs sources d'approvisionnement, leur assure de pouvoir continuer à imposer leurs décisions en matière énergétique. Aux pays pauvres, bien sûr, ainsi qu'aux États producteurs. Mais aussi aux États les plus puissants, dont les plus hauts représentants politiques n'ont rien à refuser aux sociétés pétrolières, et sont même parfois des hommes qui ont fait carrière à leur tête, tel le vice-président américain Dick Cheney. On sait combien, lors de la préparation, puis du déroulement de la guerre contre l'Irak, en 2003, les intérêts pétroliersont été omniprésents dans les décisions des uns et des autres; et comment les «majors» américaines et britanniques, une firme comme Halliburton, mais aussi le trust Total et plusieurs de ses semblables qui craignaient d'y laisser des plumes, ont revendiqué leur part de butin avant même que les GI's n'aillent la chercher pour eux parmi les ruines de Bagdad et les cadavres des Irakiens dont le sang continue de couler dans les oléoducs de la région.

La "panne sèche" et le "déluge"

On a souvent présenté les campagnes sur les économies d'énergie comme devant faire pièce au lobby pétrolier. Depuis trente ans, dans la mesure où elles ne consistaient pas seulement à jeter de la poudre aux yeux, les principales mesures financées dans ce cadre par les États ont surtout bénéficié aux entreprises, y compris celles du secteur pétrolier. Des agences gouvernementales furent créées dans les pays développés pour aider le patronat à réaliser des économies d'énergie et, sous ce prétexte, les entreprises reçurent des subventions leur permettant de réduire leurs coûts, d'adapter leur fonctionnement, d'acheter des machines plus performantes.

L'AIE (Agence internationale de l'énergie), que les pays industrialisés membres de l'OCDE (Organisation de la coopération et du développement économiques) créèrent au lendemain du premier «choc pétrolier», a évalué ces économies. Selon les calculs de l'AIE, entre 1971 et 2002, la quantité de tonne-équivalent-pétrole nécessaire à la création d'un dollar de valeur ajoutée a été divisée par deux pour les pays de l'OCDE. Certes, des disparités existent entre eux : le Japon et l'Union européenne consomment proportionnellement deux fois moins d'énergie productrice que les États-Unis, sans doute parce qu'ils n'ont pas les mêmes moyens que ces derniers de payer leur pétrole avec une monnaie... qu'il ne coûte guère d'émettre au Trésor américain. Mais c'est entre les pays développés et le reste de la planète que l'écart en matière d'énergie reste béant, voire s'élargit. Cela vaut même pour les pays «émergents» présentés comme de futurs géants de l'économie : pour produire un dollar, la Chine dépense, au propre comme au figuré, trois fois et demie plus d'énergie que le Japon voisin.

Puisqu'il y avait des subventions à glaner, et des positions à occuper éventuellement, les «majors» et les milieux financiers ne se détournèrent pas des énergies dites renouvelables. En France, présentant cela comme une «alternative au tout-pétrole», l'État finança massivement le développement du secteur nucléaire en ouvrant ainsi des perspectives de profits à tout un pan du monde de la finance et de l'industrie. Aux États-Unis, puis en Europe, des géants de l'ingénierie pétrolière et du BTP s'intéressèrent à l'éolien quand on commença à envisager de l'exploiter à un stade autre qu'artisanal, avec de fortes subventions en recherche et développement de la part des États.

Illustration de cette situation en région parisienne, les visiteurs du village-modèle de maisons économes en énergie, créé à Nandy (sur l'alors «ville nouvelle» de Melun-Sénart, en Seine-et-Marne) par les autorités de l'époque, constataient, à la lecture du panneau dressé devant chaque maison, que tous les brevets ou presque d'économies d'énergie dans le bâtiment appartenaient à... Elf, Total, Esso, BP, etc.

Malgré toutes les campagnes plus ou moins officielles sur l'épuisement prochain des ressources de la planète, il ne fut jamais réellement question de chercher des solutions substitutives au pétrole. S'il fournit encore la moitié de toute l'énergie consommée sur terre, c'est que, depuis plus d'un siècle, la société capitaliste a développé son industrie, ses transports, son urbanisme en misant sur cette source d'énergie, certes aisée à extraire, transporter, transformer et stocker, mais qui rapporte surtout gros à qui la contrôle.

Ce «tout pétrole» a un coût incommensurable. C'est celui de la pollution sous toutes ses formes, des aberrations dans l'organisation de la vie de milliards d'êtres humains, du gâchis social et économique, du saccage de l'environnement que cela implique, et finalement celui de l'irresponsabilité criminelle devant l'humanité qui caractérise tout le système capitaliste. Les «majors» ne forment certes pas une exception en la matière, elles dont les agissements n'obéissent finalement qu'à une loi : que les profits, sinon le pétrole, coulent à flots, et après eux, le déluge !

Certes, la catastrophe promise par les campagnes de «chasse au gaspi» depuis trente ans ne s'est pas produite. Le monde n'est pas tombé en «panne sèche» -titre d'un supplément récent du Monde qui, se vantant de révéler «un des secrets les mieux protégés», promet pour bientôt un «pic de production pétrolière» annonciateur de ladite «panne».

Même mis au goût du jour (la fin du pétrole serait pour dans une quarantaine d'années, contre une trentaine... il y a trente ans, à l'époque des «chocs pétroliers»), ce scénario relève de la fiction fantaisiste, sinon de l'escroquerie pure et simple. Quand on parle de réserves d'hydrocarbures, on n'évoque jamais que celles qu'on connaît. Or, on ne cesse d'en découvrir, mais on ne répertorie comme «réserves» que celles que l'on pense pouvoir exploiter. Les quantités annoncées ont donc un caractère relatif qui dépend, en dernier ressort, de ce que les trusts pétroliers décident de considérer comme des réserves, autrement dit de ce qu'ils estiment profitable pour eux, et eux seuls.

Au cours des trente dernières années, on a découvert de nouveaux gisements. On en a exploité dans des régions parmi les plus inaccessibles du globe, dans des fonds marins de plus en plus profonds. On a commencé à tirer de l'essence du pétrole «non conventionnel» : le brut extra-lourd de l'Orénoque, au Venezuela, les bitumes de l'Alberta et les sables asphaltiques de l'Athabasca, au Canada... Cela a été possible grâce à des progrès techniques dont la prise en compte changeait, parfois, la donne du jour au lendemain. Début 2003, le Oil and Gas Journal (qui publie chaque année l'état des réserves d'hydrocarbures dans le monde) créa l'événement en prenant en compte les asphaltes canadiens. Du coup, les réserves du Canada bondirent de 5 milliards de barils, presque rien, à 180 milliards de barils, soit 20% de l'approvisionnement pétrolier du pays ! On connaissait ces roches sédimentaires dont géologues et ingénieurs savaient tirer du pétrole. Mais, ce qui a été décisif, c'est qu'avec un prix du brut en forte hausse, l'exploitation de ces roches devenait attractive pour les actionnaires des compagnies pétrolières.

Quand profits et spéculation s'alimentent l'un l'autre

En 2003, en effet, la spéculation se déchaîna sur les marchés pétroliers «spot» (achats au jour le jour) ou à terme du Nymex à New York, de l'International Petroleum Exchange à Londres. Incendie d'une raffinerie,attentats en Arabie saoudite, bons chiffres économiques en Chine, tensions au Moyen-Orient, survenue d'un cyclone tropical, puis d'un autre, dans le sud des États-Unis... la spéculation fait feu de tout bois. Depuis des mois, des masses de capitaux, à la recherche de profits rapides et croissants, affluent virtuellement vers les places boursières où des «barils-papier» s'achètent et se revendent sans que le pétrole qu'ils représentent quitte les tankers, raffineries ou oléoducs où il se trouve.

Pour que des tas d'options sur des livraisons de pétrole, que personne n'a l'intention de concrétiser, soient émises et levées, il suffit que leurs détenteurs aient la conviction qu'en peu de temps leur mise va s'envoler. Que «les marchés»pensent que le prix du pétrole va encore progresser, suffit à entretenir la spéculation, donc la hausse.

Lors des premiers «chocs pétroliers», les grandes compagnies avaient orchestré la hausse. Aujourd'hui, la physionomie du marché du pétrole est telle -on la compare à une «grande bassine» où la production mondiale convergerait avant de repartir aux quatre coins de la terre- que le rôle des «majors» dans la hausse actuelle n'est plus aussi exclusif qu'alors.

Le marché pétrolier mondial représente environ 2000 milliards d'euros. Une fois déduits les coûts divers, on estime à 1 500 milliards d'euros-l'équivalent du Produit intérieur brut de la France- le «surplus pétrolier». Alors, bien sûr, il y a du monde, et pas seulement les grands groupes pétroliers, à vouloir pomper une part de cet énorme «surplus» dans la «grande bassine» aux profits : géants de l'ingénierie comme Halliburton; grandes banques d'affaires, telle l'américaine Goldman Sachs qui, prédisant un baril à 105 dollars, contribue à le pousser dans cette direction; courtiers et tradersdes marchés pétroliers; armateurs de tankers-poubelles; fonds d'investissementsmisant sur les «pétrolières»; grands groupes du gaz, puisque le prix de ce dernier est indexé sur celui du pétrole; couches dirigeantes des pays producteurs; États dont les revenus croissent quand flambe le produit des TVA, TIPP ou autres taxes sur le pétrole, etc.

Or, le ministère français de l'Économie estime ainsi à 250 milliards de dollars par an les besoins de l'industrie pétrolière, alors qu'au cours des dix dernières années, les trusts pétroliers n'ont investi annuellement que 100 à 120 milliards de dollars. Il faudrait donc trouver au moins plusieurs dizaines de milliards de dollars supplémentaires par an. Les «marchés» savent que, pour accéder à des ressources plus coûteuses à exploiter, les compagnies pétrolières devraient procéder à d'énormes investissements. Ils savent aussi que, si elles voulaient les financer après des décennies de sous-investissement, elles ne pourraient compter que sur une forte hausse des prix. Ou plutôt, qu'une forte hausse des prix du pétrole est le meilleur moyen qu'ont les trusts pétroliers d'attirer des capitaux -qu'ils décident ensuite de les investir dans la production ou que, poursuivant dans leur attitude malthusienne en matière d'investissements productifs, ils réinjectent ces liquidités considérables dans les circuits financiers de l'économie mondiale. Autrement dit, tous les spéculateurs savent qu'en tout état de cause ils peuvent miser sur la hausse du pétrole car il en va de l'intérêt même des trusts du pétrole de maintenir son prix à un niveau élevé.

À l'heure actuelle, aucun autre secteur que le pétrole n'offre de telles perspectives de gains, ni ne procure déjà des profits aussi énormes que ceux que les «majors» réalisent avec la flambée des cours. C'est sur ce socle-là que se développe la bulle de la spéculation pétrolière.

Un troisième «choc pétrolier»

En 2002-2003, les dirigeants et institutions des puissances impérialistes qui gouvernent la planète semblaient ne pas s'inquiéter de la remontée des prix du pétrole, quand certains ne s'en réjouissaient pas. Aujourd'hui, le niveau atteint par cette hausse commence à provoquer des réactions inquiètes de leur part quant à ce qu'ils nomment la «croissance», une notion qui recouvre surtout celle des profits des entreprises dans une économie, elle, mal en point.

Le président de la Banque centrale européenne dit s'attendre à«un nouveau choc pétrolier», ajoutant que, d'ores et déjà, la croissance des douze États de la zone euro sera«d'environ un point de pourcentage inférieure à ce qu'elle aurait été» si les cours pétroliers étaient restés à leur niveau de 2004. Réunis, fin septembre, en marge des assemblées annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), les ministres des Finances des sept pays les plus riches de la planète ont consacré la majeure partie de leurs débats à la crise pétrolière. Les «grands argentiers» des puissances impérialistes ont repris quasiment mot pour mot le rapport annuel du FMI, qui pointe le prix du pétrole comme risque principal alors qu'un «ralentissement de l'activité est quasiment partout à l'œuvre».

Dans les pays développés, cette hausse ampute de tous côtés le pouvoir d'achat des classes laborieuses, déjà en baisse, et pas seulement aux chapitres transport ou chauffage, car on trouverait difficilement des produits qui n'intègrent pas, d'une façon ou d'une autre, des coûts (de fabrication, de stockage, de transport) ayant augmenté au titre du pétrole. Dans les pays de la zone euro, dont la monnaie s'était appréciée par rapport au dollar, l'impact de la fièvre pétrolière sur les prix courants a été un peu amorti. Mais même là, les effets du renchérissement énergétique pèsent de plus en plus lourd sur de larges couches de la population. En fait, partout dans les pays industrialisés, la classe ouvrière est la première, sinon la seule victime de la fièvre pétrolière. Commentant ses effets avec une franchise frôlant le cynisme, un analyste financier, cité par le quotidien Les Échos, déclarait : «Le partage de la valeur ajoutée se fait toujours en faveur des sociétés. Les salariés paient la totalité de la facture énergétique».

Mais, c'est pour les deux tiers de l'humanité qui vivent dans les pays pauvres que la spéculation pétrolière a les conséquences les plus dramatiques. Et avant même que cette nouvelle bulle spéculative ait éclaté, comme d'autres avant elle, elle a déjà fait des ravages dans le niveau de vie des classes populaires des pays les plus pauvres. Cela a déjà provoqué des manifestations, des émeutes, aux Comores, dans des pays d'Afrique ou d'Asie où les premiers à réagir ont souvent été les petits chauffeurs de tap-taps, taxis-brousse et autres moyens de transport de fortune indispensables aux déplacements des gens comme des marchandises. Dans des payscomme la Guinée-Bissau -proche pourtant du golfe de Guinée, ce nouvel Eldorado des compagnies pétrolières- les finances publiques sont dans un tel état que, déjà en temps «normal», la moindre élévation de la facture pétrolière provoque l'arrêt de la seule centrale électrique du pays, qui fonctionne au fioul. Qui dira de quels nouveaux drames y sont coupables les spéculateurs et actionnaires des compagnies qui font flamber le prix du pétrole !

«Je trouve sans fondement le procès qui nous est fait. (...) le profit n'est pas un concept facilement admis», déclarait Thierry Desmarest, président de Total, au Figaro du 20 septembre. «Pauvre» dirigeant d'un trust qui, avec 11 milliards de dollars de profits en 2004, a battu le record (français) pour une société cotée en Bourse et qui s'apprête à pulvériser son propre record avec 15,8 milliards de dollarsen 2005 ! Ce qui vaut pour Total, vaut pour ses consœurs du groupe des dix premières sociétés mondiales, parmi lesquelles une majorité de compagnies pétrolières, dont ExxonMobil, première société cotée du monde, qui a engrangé 25 milliards de bénéfices en 2004 et en prévoit 31,6 pour 2005 !

Cette année, ce sont plus de 100 milliards de dollars de profits (contre 84 milliards l'an dernier) que s'apprêtent à encaisser les cinq plus grands trusts pétroliers mondiaux : ExxonMobil, Royal Dutch Shell, BP, Total, Chevron. Jamais, dans toute l'histoire, un secteur industriel n'a dégagé autant de profits. Avec le cours du «brent» qui a progressé de 49% à Londres sur les seuls six premiers mois de 2005 et le baril qui a dépassé 70 dollars à New York, les «majors» ont, au premier semestre, affiché des résultats en hausse de 30% en moyenne ! Cela sans que les coûts d'extraction, acheminement, raffinage et commercialisation aient sensiblement varié. La progression fantastique des profits pétroliers est, pour une part, une anticipation spéculative sur les coûts à venir des carburants et, sans doute plus encore, de la spéculation pure et simple.

Ces quelque 100 milliards de dollars de profits qui en résultent, pour les cinq «majors» les plus importantes, sont du même ordre de grandeur que le montant annoncé des destructions provoquées par le cyclone Katrina dans le sud des États-Unis, ou que le coût pour l'économie américaine d'une année de guerre en Irak. Les trusts pétroliersrackettent la population mondiale, ce qui est une des manifestations de la phase actuelle de la crise de l'économie capitaliste. Catastrophique à l'échelle de la planète et de l'humanité, cette crise l'est à l'image d'un système guidé par la course au profit.

14 octobre 2005