Irlande du Nord - La fin de la «campagne militaire» de l'IRA et le «processus de paix»

Εκτύπωση
octobre 2005

Le 28 juillet dernier, lors d'une conférence de presse organisée à Belfast, un porte-parole de l'IRA, Armée républicaine irlandaise, annonçait que le conseil militaire de cette organisation avait «formellement ordonné que soit mis fin à notre campagne militaire» et «autorisé nos représentants à collaborer avec l'IICD (Commission internationale indépendante pour le désarmement) afin de mener à bien, et de façon vérifiable, le processus de mise hors service de notre arsenal». Il ajoutait : «Toutes les unités de l'IRA ont reçu l'ordre de déposer les armes» et «tous les volontaires (de l'IRA) ont reçu la consigne de se consacrer à des activités politiques et démocratiques en usant de méthodes exclusivement pacifiques».

Conformément à cette déclaration, le 26septembre, John de Chastelain, président de l'IICD, annonçait à son tour que la totalité de l'arsenal militaire de l'IRA avait été dûment mise hors d'usage.

Ces annonces ont été saluées par la classe politique britannique comme un «tournant historique». Et cela d'autant plus volontiers que, s'agissant du gouvernement travailliste, le désarmement formel de l'IRA tombait à pic, à un moment où, à la suite des attentats meurtriers de Londres du 7 juillet, Blair avait bien besoin de pouvoir enfin se prévaloir d'un «succès» dans sa «guerre contre le terrorisme».

Néanmoins, ce prétendu «tournant historique» n'est qu'un nouvel épisode du long processus amorcé par Margaret Thatcher au milieu des années quatre-vingt, puis poursuivi par les travaillistes sous Tony Blair, avec l'«accord du Vendredi saint» de 1998, visant à en finir avec la guerre civile larvée qui déchire l'Irlande du Nord depuis la fin des années soixante. D'ailleurs, l'IRA avait déjà fait bien des déclarations, usant de toutes les périphrases possibles pour affirmer sa volonté de renoncer à la «lutte armée». Et depuis 1997, elle avait abandonné toute activité «militaire» contre les troupes britanniques et mis une bonne partie de son arsenal à la casse.

Si le «processus de paix» a marqué le pas au cours de ces dernières années, ce fut surtout du fait du gouvernement Blair qui se montra bien plus sensible aux pressions des partis unionistes qu'aux concessions des Républicains. Ces derniers ont eu beau multiplier les gestes de bonne volonté et remplir leurs promesses, on ne peut pas en dire autant du gouvernement de Londres qui vient, par exemple, de revenir sur son engagement de dissoudre les unités de réserve supplétives de la police d'Irlande du Nord -qui sont pourtant, de notoriété publique, l'un des véhicules des groupes paramilitaires de l'extrême droite dite «loyaliste».

Ces derniers gestes des Républicains viennent en prélude à des négociations entre les gouvernements anglais et irlandais d'une part, et les différents partis politiques d'Irlande du Nord, d'autre part, négociations destinées à réactiver les institutions provinciales qui sont en état d'hibernation depuis près de trois ans. Sans doute les leaders républicains, craignant d'être les laissés-pour-compte de ce maquignonnage, ont-ils choisi de ne prendre aucun risque. D'où leur abandon formel de la «lutte armée» pour prévenir toute tentative de les laisser à l'écart sous prétexte qu'ils n'en seraient pas passés par toutes les conditions voulues.

La «lutte armée» en tant qu'instrument du nationalisme

De toute façon, il est évident que l'objectif de la «lutte armée» n'a jamais pu être militaire, car les forces, par définition limitées, d'une milice clandestine n'avaient aucune chance de remporter la victoire face à la puissance d'un appareil d'État moderne tel que celui de la Grande-Bretagne. Tout ce que cette «lutte armée» pouvait faire, c'était de rendre l'occupation de l'Irlande du Nord très coûteuse pour n'importe quel gouvernement anglais, tant sur le plan financier que politique. Sur ce terrain, les Républicains ont indéniablement atteint leur objectif, mais à quel coût exorbitant pour la population d'Irlande du Nord !

Des milliers d'hommes et de femmes ont été tués ou grièvement blessés pendant la période de ce que l'on appelle les «Troubles», de 1968 à 1998. La plupart d'entre eux étaient des habitants des quartiers ouvriers les plus pauvres qui n'avaient jamais pris les armes. Une partie de ces morts furent le résultat direct ou indirect des opérations «militaires» de l'IRA, aussi bien en Irlande du Nord que, sur une échelle bien plus réduite, en Grande-Bretagne. Un grand nombre d'autres eurent leurs vies détruites par les pogromes des gangs loyalistes contre les ghettos ouvriers catholiques, par la répression brutale de la police et de l'armée ou encore par les incessantes opérations punitives menées par les différentes bandes armées qui s'affrontaient.

L'essentiel du lourd tribut dû aux assassinats aveugles qui furent commis durant toute cette période est à attribuer aux paramilitaires loyalistes. Certains de ces groupes qui signaient leurs actions de noms évocateurs -tels que les «Commandos de la Main Rouge» ou encore les «Bouchers de Shankill»- firent de l'assassinat et de la torture d'individus choisis au hasard, simplement parce qu'ils habitaient un quartier ou une rue à majorité catholique, la principale de leurs activités. Mais les bombes de l'IRA tuaient elles aussi bien souvent de façon aveugle, y compris dans les rangs de la population catholique, dont les Républicains se disaient les défenseurs. Le fait que l'IRA ait toujours prétendu que ses attentats visaient des cibles «légitimes» dans le cadre de la «guerre» qu'elle avait choisi de mener ne changeait rien à l'affaire.

D'autant moins que pas plus la population des ghettos ouvriers catholiques que son homologue protestant n'avait choisi de faire la «guerre» que menait l'IRA. Le mouvement auquel ils avaient participé à la fin des années soixante était parti sur de tout autres bases. C'était une explosion de colère contre des conditions de logement dégradantes et la discrimination sociale dont étaient victimes les plus pauvres -en majorité catholiques, mais pas seulement. Par la suite, exacerbée par la réaction brutale du pouvoir, cette explosion avait conduit à une crise politique, qui avait remis en cause l'ordre politique quasi aristocratique administré par la bourgeoisie unioniste pour le compte de la Grande-Bretagne. La mobilisation qui s'ensuivit entraîna dans son sillage une large fraction de la classe ouvrière et de la jeunesse, qui furent immédiatement confrontées à la violence de la répression policière.

Mais surtout, comme il l'avait toujours fait depuis la partition de l'Irlande en 1921, l'État britannique répliqua à ce défi à sa domination en attisant les frayeurs de la majorité protestante et en lâchant contre les protestataires la violence des milices de l'extrême droite loyaliste -certaines opérant d'ailleurs de façon tout à fait officielle en tant que supplétives de la police. Ce fut cette politique délibérée qui entraîna une vague de pogromes contre les ghettos catholiques les plus pauvres qui, à leur tour, servirent de prétexte au gouvernement travailliste d'alors pour envoyer l'armée britannique rétablir l'ordre -sous couvert de «protéger» les victimes des pogromes !

Le mouvement républicain, pris de court par cette mobilisation sociale, implosa sous son impact. L'un des courants qui sortit de cette implosion -et qui donna naissance au tandem Sinn Fein/IRA d'aujourd'hui- choisit de prendre le train en marche en se présentant comme la seule force capable de défendre les ghettos catholiques contre les pogromes loyalistes et en produisant quelques vieilles armes rouillées comme preuve de son radicalisme. Mais en choisissant d'agir au nom du nationalisme irlandais, qui était loin de faire l'unanimité dans la classe ouvrière pauvre, au lieu de le faire au nom de la lutte contre les exploiteurs communs à tous les travailleurs -britanniques ou irlandais, protestants ou catholiques-, les Républicains choisirent, de fait, de se placer sur le terrain du sectarisme religieux qu'avait adopté Londres.

Usant d'une phraséologie qui se voulait radicale, teintée à l'occasion d'un vocabulaire emprunté à la tradition socialiste, les Républicains entreprirent de bâtir le mythe d'une minorité «nationaliste» (ce qui n'était qu'une périphrase pour désigner la minorité catholique) ayant des intérêts particuliers opposés à ceux de la majorité «unioniste» assimilée aux protestants. La «lutte armée» devint l'étendard de cette politique, avec une «armée» de «volontaires» qui était non seulement supposée défendre les ghettos catholiques contre les pogromistes, mais également bouter l'occupant britannique hors d'Irlande. Néanmoins, comme le démontra leur recours croissant au terrorisme, cette rhétorique radicale cachait en fait le mépris des leaders républicains envers les classes laborieuses en général, et envers leur propre base dans les ghettos catholiques en particulier, qui n'étaient pour eux que de la chair à canon.

Cette politique, et les campagnes d'attentats à la bombe menées par l'IRA en Irlande du Nord et en Grande-Bretagne qui l'accompagnèrent, permirent à l'État britannique d'attiser les divisions au sein de la classe ouvrière d'Irlande du Nord en poussant une fraction de la classe ouvrière protestante dans les bras des démagogues unionistes et loyalistes. En même temps, elle aliéna une bonne partie de la classe ouvrière britannique à la cause irlandaise. Au bout du compte, la politique des Républicains ne réussit qu'à isoler les ghettos catholiques qu'ils prétendaient défendre de ceux qui auraient pu être leurs principaux alliés, dans les rangs du prolétariat, en Grande-Bretagne aussi bien qu'en Irlande, au Nord comme au Sud.

La «lutte armée» en tant que monnaie d'échange

La politique de «lutte armée» des Républicains causa bien plus de morts et de tragédies dans les rangs de la classe ouvrière d'Irlande du Nord que de dommages à l'appareil militaire britannique. Mais elle avait de toute façon une autre fonction, infiniment plus importante aux yeux des dirigeants républicains.

Dans le contexte de mobilisation sociale qui existait dans les premiers temps des «Troubles», la défense des ghettos ouvriers catholiques contre les gangs armés de l'appareil d'État et de l'extrême droite loyaliste aurait pu être organisée de façon démocratique, pratiquement ouvertement, devant la population des ghettos et avec sa participation consciente. Cette autodéfense aurait pu s'intégrer à une organisation collective des ghettos autour des objectifs politiques et sociaux sur lesquels ils étaient mobilisés -qu'il s'agisse de la lutte pour des logements décents et contre le chômage, pour des droits démocratiques pour l'ensemble de la classe ouvrière ou pour la dissolution des bandes armées supplétives de l'État, responsables de la brutale répression qui avait marqué les débuts du mouvement. Sur de telles bases, les ghettos ouvriers catholiques, qui étaient au centre de la mobilisation, auraient pu devenir l'avant-garde d'un mouvement général capable d'entraîner l'ensemble de la classe ouvrière d'Irlande du Nord.

Nul se saura jamais si une telle politique aurait réussi à ouvrir une perspective au mouvement dans les conditions de l'époque, puisqu'il ne se trouva aucune organisation capable ou prête à la défendre. Mais c'était sans aucun doute la seule façon pour les masses mobilisées de gagner la sympathie de la classe ouvrière protestante et le soutien actif d'une partie d'entre elle. C'était la seule voie qui aurait pu permettre aux ghettos catholiques de sortir de leur isolement.

Mais les Républicains choisirent une autre voie. En nationalistes petits bourgeois, ils n'avaient aucune intention de soumettre leurs actions au contrôle démocratique de la classe ouvrière catholique et encore moins de promouvoir ses intérêts de classe. Au contraire, l'appareil militaire qu'ils entreprirent de mettre sur pied, à partir de recrues issues essentiellement de la jeunesse catholique, avait pour principal objectif de garantir aux Républicains un contrôle total sur les ghettos catholiques.

Au nom des besoins de la clandestinité, le recours à la «lutte armée» justifiait, en soi, la nécessité de protéger la politique menée par les Républicains de tout droit de regard de la part de ceux qu'ils prétendaient défendre. En même temps, puisque l'IRA était supposée être une armée engagée dans une guerre, ses chefs étaient en droit d'exiger une discipline totale de leurs «soldats». Et cela valait également pour la population des ghettos catholiques qui était supposée faire front derrière son armée face à l'ennemi. Faute de quoi les «soldats» de l'IRA se chargeaient de faire marcher droit les récalcitrants en faisant régner la terreur, en usant de méthodes allant du passage à tabac à l'exécution pure et simple en passant par le «knee-capping». Ces méthodes ne furent d'ailleurs pas seulement utilisées contre des criminels, comme le prétendent aujourd'hui les Républicains. Elles servirent également à éliminer toute opposition à la politique des leaders nationalistes, en particulier sur leur gauche, que ce soit de l'intérieur du mouvement républicain ou de l'extérieur.

Et c'est ainsi qu'indépendamment des résultats de leur campagne militaire contre l'État britannique, les Républicains purent imposer leur loi sans partage dans les ghettos catholiques. Fort de ce contrôle, les Républicains purent alors se tourner vers Londres en exigeant d'être traités comme les seuls représentants de la minorité catholique dans un futur règlement politique de la situation en Irlande du Nord -non pas parce qu'ils représentaient les aspirations de cette minorité, mais parce qu'ils étaient seuls à avoir les moyens de faire la police dans les ghettos catholiques et d'y empêcher à l'avenir une nouvelle explosion telle que celle de la fin des années soixante.

Voilà, en fin de compte, à quoi se réduit toute la rhétorique de la «lutte armée». Dans le cadre du «processus de paix», cette politique a permis aux dirigeants républicains d'avoir une monnaie d'échange dans les négociations avec Londres et Dublin. Et c'est grâce à elle que le leader de Sinn Fein, Gerry Adams, et une poignée de ses collègues, se sont vu offrir des strapontins ministériels durant la courte vie de l'Exécutif d'Irlande du Nord.

Pendant toute la durée des «Troubles», des milliers de jeunes passèrent par la machine de recrutement de l'IRA -parce qu'il n'y avait guère d'autre alternative pour ceux qui «voulaient faire quelque chose»- pour finalement être sacrifiés sur l'autel de la «lutte armée». Ils furent les exécutants aveugles de cette politique sans en comprendre les véritables objectifs. Car, en fin de compte, pourquoi ces recrues se seront-elles battues -en le payant parfois de leur vie et souvent de leur liberté, du fait des lourdes condamnations qui les frappaient ? Uniquement pour permettre aux leaders petit bourgeois du mouvement républicain de mettre le pied sur l'échelle du pouvoir et d'obtenir leur part des privilèges qui étaient jusqu'à présent le quasi-monopole des politiciens unionistes ! Car c'est bien de cela qu'il s'agit dans le marchandage auquel participent les leaders de Sinn Fein dans le cadre du «processus de paix» depuis 1998.

La guérilla politicienne des unionistes

Depuis la fin de 2002, les institutions provinciales d'Irlande du Nord sont en état d'hibernation, mais jusqu'à un certain point seulement. La partie visible de l'iceberg institutionnel -l'Exécutif et l'Assemblée provinciale- a cessé de fonctionner. Mais sa partie «immergée», avec sa pléthore de comités divers et d'organismes de liaison avec la république d'Irlande, dotés chacun de leur propre budget, a continué à opérer comme si de rien n'était, sous la houlette de Londres, et à offrir de confortables sinécures en même temps qu'une clientèle aux politiciens de la province, de la droite unioniste aux Républicains. De sorte que, pour l'essentiel, l'appareil institutionnel régional est prêt à redémarrer à tout moment. Et tout indique que Blair souhaite y parvenir d'une façon ou d'une autre.

Néanmoins, il ne manque pas d'obstacles à ce redémarrage, comme l'a montré la rocambolesque histoire de ces institutions jusqu'à leur mise en veilleuse. C'est ainsi que pendant leur brève existence, entre février 2000 et octobre 2002, elles furent suspendues pas moins de quatre fois par Londres en réponse au chantage à la démission des partis unionistes.

En fait, depuis le début du «processus de paix», ce sont les partis unionistes, sur le soutien desquels Londres avait pourtant toujours pu compter, qui ont mis le plus d'obstacles à la politique de Blair. Mais on pouvait s'attendre à ce que les politiciens unionistes ne se laissent pas facilement priver de leur monopole sur le gâteau nord-irlandais, d'autant moins qu'il est plutôt limité.

Quant au gouvernement anglais, il n'a jamais voulu prendre le risque d'un affrontement ouvert avec ces piliers de la domination britannique, bien au contraire. C'est ainsi que l'«accord de paix» prévoit que chaque élu se définisse comme «catholique» ou «protestant» et que toute décision importante soit prise avec le soutien d'une majorité de ces deux «blocs». Par ce mécanisme, les deux grands partis unionistes se sont trouvés assurés d'avoir un droit de veto conjoint tant qu'ils conserveraient ensemble la majorité dans l'électorat protestant.

Ce caractère confessionnel des institutions provinciales a eu à son tour pour effet d'encourager une surenchère démagogique au nom des «valeurs protestantes» entre le vieux parti traditionnel de la bourgeoisie unioniste, l'UUP (Parti unioniste d'Ulster) et son rival le DUP (Parti démocratique unioniste), le véhicule populiste du révérend Ian Paisley, vétéran du suprématisme protestant dans la province. Et, comme on pouvait s'y attendre, cette surenchère s'est focalisée autour du refus de tout partage de pouvoir avec Sinn Fein.

De ce fait, loin de calmer le jeu, comme Blair l'avait sans doute espéré, la suspension des institutions provinciales d'octobre 2002 n'a fait que polariser un peu plus la situation.

Non pas que la classe politique nord-irlandaise ait eu trop à se plaindre de cette suspension. Grâce à la partie immergée de l'iceberg institutionnel, tous les partis continuèrent à avoir le même accès aux subsides de l'État qu'auparavant et les mêmes possibilités d'entretenir leur clientèle politique. Le seul qui en fut peut-être un peu plus pénalisé fut Sinn Fein, dans la mesure où il lui fallait prouver de façon tangible à son électorat que celui-ci avait maintenant un droit de regard dans l'administration de l'Irlande du Nord grâce aux députés républicains.

Mais tandis que les Républicains revendiquaient la réactivation des institutions provinciales, les partis unionistes s'employaient à attiser les inquiétudes de leur électorat, en arguant du fait que le partage du pouvoir avec Sinn Fein entraînerait le gaspillage des ressources de la province dans d'inutiles projets socio-culturels destinés aux seuls quartiers catholiques, dont le financement se ferait nécessairement aux dépens des quartiers protestants. À quoi ils ajoutèrent que, de toute façon, tant que l'IRA continuait d'exister, siéger aux côtés de Sinn Fein dans les institutions provinciales revenait à inviter le diable à sa table.

À ce jeu-là, l'UUP, qui était toujours apparu comme le principal artisan du «processus de paix» dans le camp unioniste, ne pouvait que finir par perdre du terrain. Et effectivement, malgré tous ses efforts pour apparaître comme le rempart de l'unionisme face à la «menace» républicaine, le poids électoral de l'UUP commença à s'effriter au profit du DUP. En 2003, pour la première fois, le DUP passa devant l'UUP dans une élection. Du coup une partie de la direction de l'UUP quitta le navire pour passer au DUP. Puis l'écart se creusa encore plus d'élection en élection pour atteindre 14% des voix lors des élections au parlement de Londres, en mai dernier.

Autant dire que le DUP et la bigoterie hystérique de Paisley sont aujourd'hui à même d'occuper une bonne partie de la scène politique. Et on peut s'attendre à ce que cela renforce d'autant les tentatives de chantage et les prévarications des partis unionistes dans les négociations à venir.

La montée électorale de Sinn Fein

Parallèlement à la polarisation politique qui s'est manifestée dans le camp unioniste, un phénomène similaire s'est produit dans ce que l'on appelle le camp «catholique».

C'est ce que l'on a pu constater en termes électoraux lorsqu'en 2003, Sinn Fein devança pour la première fois le SDLP (Parti démocratique socialiste travailliste), le parti traditionnel de la bourgeoisie catholique et de l'Église, avec une avance de 7% des voix. Depuis, ce changement de rapport des forces entre les deux partis a été confirmé dans chaque élection.

La montée régulière des voix de Sinn Fein depuis le début du «processus de paix» est d'autant plus notable que les Républicains n'ont cessé d'être la cible de campagnes orchestrées par les partis unionistes, en général avec le soutien actif de la police et, de façon plus ou moins ouverte, des ministres de Blair.

Certaines de ces campagnes ont été lancées à partir de faits qui ont certainement choqué une partie des électeurs de Sinn Fein, y compris dans les ghettos ouvriers catholiques. En février 2004, par exemple, la police annonça qu'elle avait empêché le kidnapping d'un dissident républicain, Bobby Tohill, dont elle accusa aussitôt l'IRA. Que cet enlèvement ait été organisé par l'IRA elle-même, ou par un gang dissident qu'elle ne contrôlait pas, tout le monde considéra que ses auteurs appartenaient au milieu républicain, tant ce genre de méthodes a été utilisé couramment dans le passé pour «régler» les différends politiques au sein du mouvement républicain. Comme on pouvait s'y attendre, les partis unionistes s'efforcèrent de tirer parti de l'indignation suscitée par cet événement -bien que de voir ces politiciens montrer un tel zèle à défendre contre l'IRA un homme que dans d'autres circonstances ils auraient décrit comme un assassin, ne manquait pas d'ironie ! En tout cas, pour bien des gens, cet enlèvement constitua un rappel que, malgré le «processus de paix», de telles méthodes n'avaient pas disparu, et ne disparaîtraient probablement pas de sitôt, dans le camp républicain.

Plus récemment, le meurtre de Robert McCartney au cours d'une bagarre dans un pub du quartier catholique du Short Strand à Belfast, puis la destruction par les militants républicains locaux des bandes vidéos qui auraient pu incriminer le ou les meurtriers et leurs tentatives d'intimider les témoins des faits, ont suscité plus d'émoi encore. Initialement, la campagne lancée par les sœurs de McCartney pour obtenir l'inculpation des coupables gagna la sympathie de bien des gens dans les ghettos catholiques. Ce ne fut que lorsque les sœurs McCartney se montrèrent prêtes à rechercher l'appui de Blair et de Bush que cette sympathie se mit à retomber. Entre temps, l'IRA avait annoncé l'expulsion de trois de ses membres et Sinn Fein avait suspendu sept autres des siens tout en annonçant la volonté des Républicains de coopérer avec la police dans le Short Strand, réussissant ainsi à faire disparaître le meurtre de McCartney de l'actualité à temps pour les élections de cette année.

En tout cas, pas plus ces faits choquants que les campagnes de presse qu'ils ont suscitées ne sont parvenus à entamer le soutien électoral dont bénéficient les Républicains, sauf peut-être dans une toute petite frange de l'électorat petit-bourgeois qui n'a cessé d'osciller entre Sinn Fein et le SDLP au cours de ces dernières années.

Les négociations à venir

Le fait que les Républicains et le DUP -c'est-à-dire les partis qui sont les moins dépendants politiquement de Londres- sont désormais les deux principaux partis d'Irlande du Nord ne cadre sans doute pas avec les plans de Blair lorsqu'il lança le «processus de paix».

En particulier, c'est une chose d'inclure le Sinn Fein dans un règlement politique, en qualité de partenaire de second plan, dans la mesure où il a les moyens de faire la police dans les ghettos catholiques et d'y imposer les termes d'un futur accord. Mais c'en est une autre d'accepter que ce parti, qui a la capacité de mobiliser dans la population pauvre et une existence politique qui s'étend à toute l'Irlande, devienne l'un des deux principaux protagonistes dans les institutions provinciales.

Néanmoins, après avoir fait tout son possible pour limiter l'influence électorale de Sinn Fein -sans grand succès- et pour obtenir de ses dirigeants le maximum de concessions -ce qu'il a obtenu-, Blair est bien obligé de faire avec la situation telle qu'elle est devenue aujourd'hui.

À la suite de la déclaration de l'IRA du 28 juillet, le gouvernement britannique a aussitôt répondu en offrant à Sinn Fein un résultat dont ses dirigeants pourraient se prévaloir devant leur base. Le secrétaire d'État à l'Irlande du Nord, Peter Hain, a présenté les grandes lignes d'un plan comportant la destruction des tours de surveillance disséminées dans la province (mais pas des caméras de télévision omniprésentes qui les ont déjà de fait remplacées), le démantèlement des palissades de barbelés recouvrant les façades de nombreux édifices publics (des postes de police aux bureaux d'aide sociale) en guise de protection contre les bombes et autres cocktails Molotov, la suppression de trois bataillons sur cinq du Régiment royal irlandais (il s'agit de troupes recrutées en Irlande du Nord et basées sur place) et la réduction du nombre de soldats britanniques stationnés dans la province de 10500 à 5000. Ce plan serait réalisé d'ici à 2008.

Reste à savoir comment se dérouleront les négociations à venir et en particulier si le DUP de Paisley cherchera à utiliser sa position de force dans le camp unioniste pour dicter ses propres termes. Cela dit, même un Paisley, tout démagogue qu'il est, sait qui tient les cordons de la bourse. Et si Blair met assez d'argent sur la table en retour de la coopération du DUP, nul doute qu'il finira par se laisser amadouer. On peut d'ailleurs noter, à ce propos, que le DUP et Sinn Fein ont récemment joint leurs voix (chose qu'on n'avait encore jamais vue) pour soutenir un appel lancé en faveur du versement par Londres d'un «bonus» de 1 milliard de livres (1,45 milliard d'euros) pour «graisser» les rouages des négociations qui vont s'ouvrir.

Mais quoi qu'il sorte de ces négociations, on peut être sûr que cela n'ira pas dans le sens des intérêts de la classe ouvrière d'Irlande du Nord. Ce que Blair a fait en Grande-Bretagne depuis huit ans -depuis les réductions budgétaires dans les services publics jusqu'à l'érosion du système de protection sociale en passant par ses attaques contre les chômeurs-, il s'apprête à le mettre en œuvre en Irlande du Nord, avec l'aide des ministres de Sinn Fein en particulier. Déjà, avant 2002, ce n'était pas par hasard si les premières mesures d'austérité dans les hôpitaux avaient été appliquées par un ministre de la Santé membre de Sinn Fein, Bairbre de Brun.

Et on peut s'attendre à bien d'autres attaques encore contre la population laborieuse. Car il faut rappeler que, parmi les objectifs poursuivis dans les diverses tentatives d'en arriver à un règlement politique en Irlande du Nord, depuis les années quatre-vingt, il y avait bien sûr celui de ramener l'ordre dans la province, mais il y avait aussi celui de réduire le coût financier de son administration pour Londres, en faisant partager à la république d'Irlande la responsabilité politique des mesures d'austérité que cela entraînerait, en échange d'un droit de regard pour Dublin dans les affaires de la province.

Or, aujourd'hui, sans compter les dépenses résultant de l'occupation militaire et des dispositions sécuritaires particulières à la province, celle-ci bénéficie d'une subvention annuelle de l'État de 8milliards de livres (11,5 milliards d'euros), -plus que n'importe quelle région britannique. Et encore faudrait-il ajouter à ce chiffre plusieurs milliards de livres de subventions versées chaque année par l'Union européenne au titre de divers programmes, dont l'un spécialement destiné à financer le «processus de paix». Il ne fait pas de doute que l'un des objectifs de Blair est de réduire ces subventions et bien sûr, c'est à la classe ouvrière, et plus particulièrement à ses couches les plus pauvres, que l'on demandera de payer la différence -que ce soit dans le cadre d'institutions provinciales administrées par un gouvernement Paisley-Adams, dans celui d'un nouveau système construit autour des organismes de coopération entre le Nord et le Sud que proposent certains conseillers de Blair, ou encore dans celui du statu quo actuel.

Le feu continue à couver

Quoi que puisse dire Blair en se vantant du succès de sa politique en Irlande du Nord, la province est très loin d'être aujourd'hui la «terre de paix» dont il parle dans ses discours, et rien n'indique qu'elle le sera demain.

Les conditions sociales qui avaient produit l'explosion de la fin des années soixante ne se sont guère améliorées au cours des sept dernières années du «processus de paix». Les salaires restent plus bas que dans les régions britanniques les plus pauvres, alors que le coût de la vie y est comparable, voire plus élevé pour certains produits. La proportion des familles vivant en-dessous du seuil de pauvreté est également plus importante que dans les pires déserts industriels britanniques. Les conditions de logement dans les quartiers ouvriers pauvres sont souvent sordides. Nombre de services publics sont au bord de l'effondrement faute de crédits.

S'il y a eu un «dividende de la paix» comme l'avait annoncé Blair en 1998, il a bénéficié exclusivement à la bourgeoisie locale. Les entreprises du bâtiment ont fait une fortune grâce aux nombreux projets de réhabilitation des centres-villes, afin d'y construire des infrastructures de luxe inaccessibles à la classe ouvrière. Il y a bien eu un boum dans la finance et les services, mais il n'a bénéficié qu'aux couches les plus aisées et à une fraction de la petite bourgeoisie. En revanche les emplois productifs ont disparu en masse, transformant de nombreux travailleurs en chômeurs ou en travailleurs précaires.

Pour Blair, qui se moque bien des difficultés des travailleurs, il est facile de dire que c'en est fini de la violence en Irlande du Nord. Mais pour la population des quartiers ouvriers pauvres, cette situation faite de pauvreté et de précarité endémiques, particulièrement parmi les jeunes, qui leur interdit de concevoir un avenir pour eux-mêmes et pour leurs familles, constitue une forme de violence particulièrement intolérable. C'est une violence sociale dont la présence se fait sentir à tous les niveaux dans la vie de ces quartiers, jusque dans le gangstérisme et la marginalisation qui sont leur lot quotidien.

Pratiquement chaque jour l'été dernier, on a assisté à des affrontements violents dans les quartiers protestants pauvres. Des gangs loyalistes qui, parce qu'ils sont bien plus faibles que les Républicains, n'ont guère eu accès aux subsides de l'État pour financer leurs «activités communautaires», se sont livrés une guerre sans merci, parfois assortie de l'exécution de certains de leurs chefs, afin d'étendre leurs territoires respectifs au détriment de leurs rivaux. Ces gangs espèrent qu'une fois les institutions provinciales réactivées, ils pourront eux aussi bénéficier de la manne étatique en échange de leur capacité à faire la police sur leur territoire et ils se préparent pour cette situation.

C'est ainsi qu'on a vu des troupes de nervis armés de battes de base-ball et de barres de fer attaquer des cités ouvrières pour en évincer des familles qui étaient connues pour leur association à un gang rival ou qui avaient simplement refusé de céder aux diktats de l'homme fort du quartier. Des familles catholiques isolées -ou des familles immigrées- sont régulièrement attaquées par les mêmes nervis à coups de pipe-bombs (tuyaux bourrés d'explosif incendiaire), à titre d'avertissement, pour leur intimer l'ordre de partir. Ce que Blair appelle «paix» reste pour toute une partie de la population pauvre le règne des gangs -des gangs qui sont également à l'origine de toutes sortes de rackets, et en particulier du taux de consommation d'héroïne dans la province qui compte parmi les plus élevés au monde.

En même temps, à l'«interface» entre les quartiers catholiques et protestants de Belfast, une guérilla rampante se poursuit sans relâche entre bandes de jeunes de part et d'autre. Dans certains cas, il ne s'agit que de ripostes à quelque provocation bénigne -jets de pierres ou autres. Mais le plus souvent, ces affrontements sont la conséquence directe ou indirecte des marches organisées par les ordres maçonniques protestants, dans lesquelles les fanfares passent le long des quartiers catholiques, ou parfois au travers, en entonnant des hymnes d'un autre temps célébrant le massacre des catholiques irlandais par les troupes britanniques ou les soldats protestants du prince hollandais d'Orange.

Dans le cadre du «processus de paix», une Commission des processions a été mise en place afin de réglementer les routes prises par ces marches et les empêcher de se transformer en provocations délibérées. Mais ce n'est que pure hypocrisie. Ne serait-ce que parce que, dans la plupart des cas, les organisateurs font ce qu'ils veulent tandis que la police, toujours respectueuse de la bigoterie protestante, laisse faire. Or, depuis quelques années, ces marches et les fanfares qui les organisent sont devenues l'un des principaux domaines d'activité et de recrutement de l'extrême droite loyaliste. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : au cours des trois dernières années, le nombre des marches enregistrées par la Commission des processions a augmenté de pas moins de 30% pour atteindre 3300 entre septembre 2004 et août 2005. Comment peut-on parler de «paix» devant un tel étalage de bigoterie et de haine ?

Il n'y a peut-être plus d'attentats terroristes en Irlande du Nord -et encore, même cela n'est pas tout à fait vrai. Mais il y a cette recrudescence de bigoterie et de gangstérisation attisée par des forces réactionnaires de tous ordres -des forces que le «processus de paix» de Blair n'a fait que flatter au lieu de les combattre. Et surtout, il y a cette bombe sociale qui est toujours là, une bombe qui explosera de nouveau un jour ou l'autre.

11 octobre 2005