La force des intérêts particuliers

Εκτύπωση
24 avril 1998

Une des principales impulsions données dans le sens de l'union avait des raisons extra-européennes. Avec les secousses successives de la décolonisation, les puissances impérialistes européennes ont perdu leurs empires coloniaux, ainsi que les sources de profit que ces empires représentaient, non seulement pour des puissances impérialistes désormais de second plan comme la Grande-Bretagne ou la France, mais même pour les impérialismes de troisième ou de quatrième plan comme La Belgique, l'Espagne ou le Portugal. Leur emprise coloniale disparue, les plus petits des impérialismes ont dû abandonner toute prétention à sauver leurs privilèges économiques, et céder la place à plus puissant qu'eux.

Il n'en était pas tout à fait de même pour les deux principales ex-puissances coloniales du continent et du monde la France et la Grande-Bretagne. La France en particulier a tenté, même après l'indépendance de ses ex-colonies, de sauvegarder une situation semi-coloniale dans un certain nombre de pays d'Afrique en s'appuyant sur sa présence militaire, sur le franc CFA et sur les fantoches de sa fabrication. Mais plus le temps passait, plus même la France a dû affronter, y compris dans ses ex-chasses gardées, la concurrence de ses rivaux impérialistes, y compris extra-européens, comme le Japon.

La nécessité de s'unir entre elles s'est donc imposée de plus en plus aux puissances impérialistes européennes, sous peine de sombrer dans l'insignifiance. Mais cela ne supprimait nullement les rivalités, et les choses n'allaient donc pas toutes seules. Il n'était pas facile, par exemple, de faire admettre qu'un Etat cesse de subventionner son industrie, soit directement, soit indirectement par des commandes privilégiées. Et, pour ces commandes d'Etat, il n'était pas facile d'accepter le jeu de la concurrence par des appels d'offres à l'échelle européenne, ce qui n'est pas encore vraiment réalisé.

Des difficultés se présentaient aussi dans le domaine agricole, où les agricultures des puissances les plus industrialisées d'Europe sont concurrencées par les agricultures des autres impérialismes européens, en particulier ceux où la production agricole est prédominante. Les Etats les plus riches ont dû remplacer les subventions directes à leur propre agriculture, avant tout aux trusts agro-alimentaires, par des subventions au moyen de fonds européens, constitués spécialement pour cela.

Un problème majeur pour la France, mais surtout pour la Grande Bretagne, est aussi que l'agro-alimentaire et d'autres productions qui dépendent d'elles, minières par exemple, ne sont pas toutes situées sur leur territoire national. La France est liée avec ses Départements d'Outre-Mer, avec ses Territoires d'Outre-Mer et avec des pays africains, avec lesquels elle a des partenariats privilégiés. De même la Grande-Bretagne est plus ou moins liée avec les cinquante pays du Commonwealth, son ex-empire colonial.

Mais les autres pays d'Europe, et en particulier l'Allemagne ne voient cependant pas pourquoi ils paieraient le rhum, le sucre, les bananes ou quoi que ce soit d'autre au-dessus du cours mondial à cause des liens ex-coloniaux de la France et de l'Angleterre. Si les intérêts fondamentaux du grand capital industriel, commercial et financier britannique, penchent manifestement de plus en plus du côté de l'Europe, ses intérêts immédiats sont plus nuancés. Les entreprises qui sont directement liées au Commonwealth sont de grandes sociétés qui pèsent lourd dans l'économie anglaise. De plus, au niveau du capital financier, tous ces intérêts sont imbriqués. Enfin, la bourgeoisie anglaise est bien plus liée au capital financier des USA que ses grands partenaires européens. C'est pourquoi la Grande-Bretagne est la moins européenne des trois grandes puissances impérialistes du vieux continent.

Les processus d'harmonisation dans tous ces domaines ont donc été longs et laborieux. Il fallait aussi, sinon harmoniser la fiscalité, du moins faire en sorte qu'elle ne puisse pas constituer un obstacle à la liberté d'investir et de faire circuler les marchandises comme les capitaux. Mais de plus, tout cela ne pouvait pas encore créer vraiment ce marché dont avaient de plus en plus besoin les impérialismes européens, tant qu'il n'y avait pas de monnaie unique.

L'existence de monnaies différentes et, surtout, les variations de leur parité, c'est-à-dire des taux auxquels elles s'échangeaient les unes contre les autres, étaient un obstacle majeur, même pour le bon déroulement du commerce intra-européen et, à plus forte raison, pour la constitution d'un vaste marché intérieur. Or, si les impérialismes français, anglais, allemand, ne s'unissent pas dans un marché intérieur d'une taille comparable au marché intérieur du continent américain, ou de la zone d'influence du Japon en Asie, c'est-à-dire un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs, les lois du marché capitaliste mondial jouent contre eux.

Toute la logique de la coopération entre bourgeoisies européennes allait donc dans le sens d'une monnaie unique, mais pour que ce projet prenne corps, il fallait aussi des circonstances où cette logique coïncide avec l'évolution du système monétaire mondial. Il a donc fallu toute une évolution et des circonstances bien particulières pour que les dirigeants européens puissent envisager cette idée