Turquie : la montée du mécontentement social et les difficultés du gouvernement Erdogan

Εκτύπωση
juilet-août 2015

Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 2002, les élections législatives turques du 7 juin ont été un échec relatif pour le parti AKP de Recep Tayyip Erdogan. Le parti prokurde HDP, qui s'est présenté comme le porte-parole de nombreux mouvements de contestation qui traversent la société turque, a recueilli 13 % des suffrages, réussissant à franchir le seuil de 10 % nécessaire pour être représenté au Parlement. La crise économique, la politique du gouvernement Erdogan compromis dans le soutien aux troupes de l'État islamique en Syrie et en Irak, son autoritarisme croissant marqué notamment par la répression violente des manifestations de 2013 au parc Gezi d'Istanbul, sa corruption, illustrent une usure du pouvoir que les résultats électoraux traduisent à leur tour et encore accentuée par la montée des grèves.

Tout en gardant la majorité relative, l'AKP est maintenant contraint de chercher des alliés pour constituer une coalition de gouvernement, et ces élections marquent donc sans doute la fin d'une longue période de stabilité politique. Mais, bien plus important du point de vue de la classe ouvrière, les semaines qui les ont précédées ont été marquées par une puissante vague de grèves des travailleurs de la métallurgie, qui a forcé le patronat de ce secteur à lâcher du lest et qui marque sans doute aussi la fin d'une longue période de stabilité sociale.

C'est à la mi-mai qu'a débuté dans la zone industrielle de Bursa un mouvement de grève qui s'est rapidement étendu dans la ville, puis à d'autres usines de la métallurgie de la région industrielle d'Istanbul, touchant ensuite d'autres régions comme celles d'Ankara ou d'Izmir.

Bursa, à environ 150 kilomètres au sud d'Istanbul, concentre une grande partie de l'industrie automobile turque, constituée à partir d'associations entre groupes capitalistes du pays et multinationales du secteur comme Renault et Fiat, mais aussi Ford, Mercedes ou Toyota. On trouve aussi à Bursa d'importantes usines d'accessoires automobiles, implantées autour des grandes usines pour fournir directement les chaînes de montage.

En fait, le mécontentement mûrissait depuis plusieurs mois parmi les travailleurs de l'usine Renault-Oyak, fruit de la collaboration entre le constructeur français et le groupe de participations Oyak constitué autour des caisses de retraite et de prévoyance de l'armée turque. En effet, si la première période de gouvernement du parti AKP a été pour la Turquie une période de croissance et de prospérité économique, se traduisant par l'importante progression des salaires, il n'en est plus de même. À la crise internationale de 2008 se sont ajoutées les difficultés spécifiques du Moyen-Orient qui ont fait perdre aux capitalistes turcs une grande partie de leurs marchés en Irak et en Syrie. La dépréciation de la livre turque, qui depuis 2011 a perdu 50 % de sa valeur par rapport à l'euro, s'est accompagnée d'une inflation qui atteint maintenant 25 % par an. Les travailleurs n'ont pu que constater une dégradation rapide de leur pouvoir d'achat remettant rapidement en cause les quelques progrès enregistrés dans la période de prospérité.

Alors que la période précédant l'arrivée au pouvoir de l'AKP avait été marquée par l'instabilité et les crises financières, le pouvoir d'achat des bas salaires avait ensuite presque doublé en dix ans, passant de l'équivalent de 175 euros en 2002 à 350 euros mensuels environ. Cette relative prospérité explique en grande partie le crédit qu'Erdogan a pu gagner au sein de la population. Mais depuis un an les travailleurs ont perdu 25 % de leur pouvoir d'achat. Presque cinq millions de salariés seraient dans l'incapacité de faire face à leurs crédits et plus de 350 000 risqueraient la prison pour dettes.

Dans la zone industrielle de Bursa, où sont employés 360 000 travailleurs, les premiers à revendiquer une augmentation importante des salaires ont été ceux de l'usine Bosch, une usine voisine de l'usine Renault. Cependant, la direction de Bosch allait céder rapidement devant la mobilisation et accepter ce qui n'était après tout qu'un réajustement des salaires compte tenu de l'inflation. Mais il n'allait pas en être de même dans les usines voisines.

Vers la grève chez Renault-Oyak

Le 17 décembre 2014, le syndicat Türk-Metal-Iş, véritable syndicat mafieux affilié à la confédération Türk-Iş, tout dévoué au grand patronat et lié à l'extrême droite, avait cosigné avec l'organisation patronale de la métallurgie, le MESS, un accord prévoyant une très faible augmentation de salaire. L'accord était signé pour trois ans, contrairement à l'habitude qui est de deux ans pour ce genre d'accord. Les 110 000 adhérents de Türk-Metal-Iş n'avaient évidemment pas été consultés.

Le système syndical turc est construit sur le modèle du système américain dit du closed-shop, selon lequel un seul syndicat peut être reconnu comme représentatif dans une entreprise et admis à négocier avec le patron, ses seuls adhérents pouvant alors bénéficier des résultats de négociations. Il s'y ajoute une législation encadrant strictement l'exercice du droit de grève, pratiquement subordonné au déroulement des négociations avec le patronat et donnant à la bureaucratie syndicale la possibilité de s'opposer à tout mouvement revendicatif qu'elle n'aurait pas décidé. Mais il arrive un moment où l'effet d'un tel barrage se transforme en son contraire, lorsqu'il craque et ouvre la voie au déferlement des revendications.

En effet, l'accord signé fin 2014 par Türk-Metal-Iş entraîna des manifestations de mécontentement de plus en plus nombreuses. Dans certaines usines, notamment chez Renault, les dirigeants syndicaux et la maîtrise furent pris à partie par des travailleurs qui ne craignaient pas de leur faire savoir que cet accord ne leur convenait pas, alors que les salaires ne permettaient plus de boucler les fins de mois et de rembourser les crédits. Pour toute réponse, ils se voyaient renvoyés à la prochaine négociation, trois ans plus tard, autant dire aux calendes grecques.

L'absence de réponse, même en paroles, ne fit qu'accroître le mécontentement. Face au climat répressif que fait régner le patronat dans les entreprises, il commença par s'exprimer par des actions de rébellion massives, comme le fait de se laisser pousser la barbe, de manifester bruyamment à la cantine en tapant sur la vaisselle, ou de boycotter le restaurant d'entreprise.

L'ambiance montant d'un cran, le 15 avril des travailleurs de l'usine Bosch franchirent une étape en cessant le travail en dépit de l'interdiction légale. Ils obtinrent rapidement une augmentation de plus de 20 %, leur patron outrepassant les termes de l'accord général afin que le travail reprenne rapidement, ce qui fut le cas. Cependant, malgré la discrétion des médias sur ce succès des travailleurs, l'information circula très vite dans les usines voisines, notamment Renault-Oyak.

Un mois durant, l'agitation gagna les deux zones industrielles de Bursa, celle qui comprend l'usine Renault-Oyak et celle où est implantée l'usine Fiat-Tofaş, qui elle est issue d'une collaboration entre Fiat et le groupe capitaliste turc Koç. Dans plusieurs dizaines d'usines, en particulier celles du secteur de la sous-traitance automobile comme Coşkunöz, Mako, Ototrim, Delfi, Valeo, SKT, Farba, au total 20 000 travailleurs environ participèrent à des actions de protestation, comme le boycott de la cantine ou les concerts de gamelles.

Le 21 avril, le mouvement prit de l'ampleur. Chez Renault-Oyak et Fiat-Tofaş en particulier, des centaines de travailleurs mirent à profit le changement d'équipe pour scander des slogans hostiles à Türk-Metal-Iş, exigeant les mêmes concessions que celles obtenues chez Bosch.

Quelques jours plus tard, début mai, des travailleurs de ces différentes usines décidèrent de résilier collectivement leur adhésion à Türk-Metal-Iş. Dès la nuit du 5 mai, à l'entrée de l'équipe de nuit chez Renault, ces salariés constatèrent que leur badge avait été démagnétisé. Ils ne pouvaient donc plus entrer dans l'usine et étaient de fait licenciés ! Autrement dit, la direction de Renault-Oyak avait choisi de répondre au mécontentement comme elle l'avait fait lors de mouvements précédents, en licenciant les travailleurs identifiés comme meneurs et en pensant ainsi décourager les autres. Mais cette fois le cas de figure avait été prévu, et la réaction aussi. Depuis plusieurs jours les travailleurs se rassemblaient devant l'usine avant de rentrer en passant ensemble au contrôle, pour vérifier collectivement qu'il n'y avait pas de licenciés. Voyant que deux des siens l'étaient, l'équipe de nuit ne prit pas le travail, tandis que l'équipe d'après-midi, qu'elle devait remplacer, refusait de quitter l'entreprise.

La direction une fois placée face à cette réaction de masse, deux heures d'arrêt de la production suffirent à la convaincre de reculer et d'annoncer l'annulation des deux licenciements. À la nouvelle du blocage de l'usine, le directeur dut se déplacer en pleine nuit pour annoncer aux deux mille personnes rassemblées devant les grilles que la mesure était retirée. Le travail reprit alors, mais les ouvriers de Renault avaient pu prendre conscience de leur force et voir combien elle pouvait être efficace pour faire céder une direction.

Dix jours d'une grève menée par les travailleurs eux-mêmes

Mais, concernant les salaires, rien n'était réglé. La direction demanda un délai de quinze jours pour consultation de la direction générale. Celle-ci n'attendit pas si longtemps : dès le jeudi 14 mai, elle réunit l'équipe du matin pour annoncer qu'elle ne dérogerait pas à l'accord du 17 décembre 2014. Mais là encore la réaction fut rapide. Dès le lendemain soir, l'équipe de nuit au complet refusa d'entrer dans l'usine et se rassembla à l'extérieur, tandis que l'équipe d'après-midi y demeurait pour occuper les ateliers. Le lendemain vendredi 15 mai, à son tour l'équipe du matin refusa d'entrer dans l'usine. Dès ce jour-là les trois équipes étaient donc en grève, la production arrêtée. L'usine était occupée par l'équipe de nuit tandis que les deux autres équipes se rassemblaient aux portes. Pour tenter de faire diversion, la direction annonça qu'elle accordait à tous un congé jusqu'au lundi. Ce piège grossier ne fonctionna pas et tous restèrent sur place.

Un précédent avait déjà eu lieu chez Renault, trois ans auparavant, lors de la négociation de la convention collective. Plusieurs centaines de travailleurs, mécontents de leurs salaires et de leurs conditions de travail, avaient exprimé leur intention de quitter le syndicat Türk-Metal-Iş sourd à leurs problèmes. Mais la loi exige qu'au moins 50 % des travailleurs fassent la même démarche. Les travailleurs avaient par ailleurs tenté sans succès d'obtenir le soutien du syndicat Birleşik-Metal-Iş, lié à la confédération syndicale DİSK, considérée comme réformiste. Ce mouvement de protestation s'était soldé par plusieurs dizaines de licenciements. Pour coûteuse qu'elle fût, cette expérience avait été pleine d'enseignements pour les travailleurs, montrant la nécessité d'une préparation sérieuse pour faire aboutir leurs revendications.

Plusieurs mois durant, et notamment dans les semaines précédant ce mouvement de mai 2015, les travailleurs de Renault s'organisèrent en toute discrétion. En particulier ils désignèrent en leur sein des travailleurs représentatifs. Chaque unité de 20 ouvriers désigna un délégué, chacun de ceux-ci participant à la désignation de délégués de département. Au total, l'ensemble des départements de cette usine comptant 5 700 travailleurs désignèrent ainsi un comité de huit délégués. Celui-ci fut chargé de les représenter auprès de la direction et des diverses autorités telles que la préfecture.

Malgré pressions et manœuvres, la direction et les autorités échouèrent à faire reprendre le travail. Au bout de plusieurs vaines réunions à la préfecture, les huit délégués exaspérés déclarèrent que, dorénavant, si le préfet voulait les rencontrer, il savait où les trouver : il n'aurait qu'à venir à l'usine. Quant aux grévistes, pour déjouer les provocations et tentatives d'infiltration de la direction et des autorités, ils entreprenaient de contrôler toutes les entrées et sorties, ne laissant pénétrer que ceux qui disposaient d'une carte de l'usine. Par la suite, ils contrôlèrent aussi la qualité d'ouvrier des possesseurs de carte. Ainsi, à la suite des assemblées générales, des réunions par atelier permirent de débusquer six individus en possession d'une carte mais étrangers à l'usine. Ces informateurs infiltrés furent donc priés de sortir.

En soutien aux grévistes, on vit arriver leurs familles ainsi que des voisins venus apporter repas et réconfort. Les travailleurs des entreprises environnantes, généralement de la sous-traitance automobile, apportèrent un soutien important, en refusant toute heure supplémentaire, en boycottant les cantines et en venant à la rencontre des travailleurs de Renault devant l'usine, malgré les menaces du préfet et de la police. Une multitude de pancartes accrochées sur les grilles de l'usine témoignaient de ce soutien, de la sympathie entourant le mouvement et du début de contagion à d'autres usines de la métallurgie.

La grève s'étend dans l'automobile

L'exemple de Renault fut aussi suivi dans l'autre grande usine automobile de Bursa, l'usine Fiat-Tofaş. Ses plus de 6 500 travailleurs se mirent à leur tour en grève pour les salaires, ainsi que les 2 000 ouvriers de l'usine Coşkunöz, puis les 1 200 ouvriers de Mako, puis ceux de Valeo et de Delfi. Dès le 15 mai, le nombre de grévistes à Bursa atteignait 16 000.

La contagion gagna rapidement les autres zones industrielles de l'ouest de la Turquie, autour d'Istanbul et d'Izmit, d'abord dans le secteur automobile, puis dans d'autres secteurs de la métallurgie. Le mouvement s'étendit à Ankara, chez Türk Traktör, une usine appartenant aussi au groupe Koç. Dans cette dernière, un comité de délégués dirigea la grève sous tous ses aspects, repas compris, et ce malgré les multiples pressions et tentatives d'intimidation de la direction. À leur tour les 8 000 travailleurs de Ford Otosan à Izmit entrèrent en grève le 18 mai sur les mêmes revendications que Renault, élisant leurs propres délégués et résiliant leur adhésion à Türk-Metal-Iş.

Le patronat de la métallurgie tenta alors de ruser pour faire cesser la grève : le 22 mai, la grande presse titrait mensongèrement sur la reprise chez Oyak et Tofaş. Mais patronat et gouvernement hésitaient à faire appel aux forces de police, pourtant postées non loin des usines.

Le mouvement allait encore s'étendre à d'autres villes comme Izmir, où les ouvriers de l'usine de jantes CMS obtinrent une prime de 1 000 livres (330 euros) après avoir seulement distribué un tract menaçant de la grève. Quant aux 1 900 travailleurs de la raffinerie Petkim, refusant les maigres 5 % d'augmentation proposés par le patron, ils obtinrent en grande partie satisfaction après l'occupation du site pendant une semaine. Puis des travailleurs des quatre zones industrielles de la ville entrèrent en lutte à leur tour sur les mêmes revendications. À Izmir toujours, les 3 500 travailleurs de Izenerji, société d'électricité et de gaz dépendant de la municipalité, manifestèrent pour des augmentations de salaire immédiates - les négociations en vue de la convention collective n'aboutissant toujours pas au bout de deux ans - et finirent par se mettre en grève le 7 juin. Des travailleurs d'IDC et de Ege Çelik, toujours à Izmir, eurent la bonne surprise de voir leur compte bancaire crédité de 1 000 livres, en réponse à l'effervescence régnant dans ces entreprises.

Preuve de l'ampleur du mouvement, au-delà des grandes villes, des villes moyennes furent touchées elles aussi, comme Eskişehir où cette fois l'usine d'électroménager Arçelik, en grève le 26 mai, fut évacuée par la police.

Le patronat contraint à des concessions

Les grévistes d'Oyak Renault reprirent le travail le 27 mai au matin, à la suite d'un accord sur neuf points comprenant entre autres : l'absence de sanctions, la reconnaissance des délégués élus par les ouvriers comme seuls interlocuteurs valables, le fait que Türk-Metal-İş auquel il ne restait d'ailleurs plus que 60 adhérents sur les 5 700 travailleurs, ne soit plus le syndicat représentatif. Sur le plan salarial, la direction annonçait 600 livres (200 euros) de prime annuelle garantie, 1 480 livres (480 euros) à la reprise, le paiement des jours de grève, et l'engagement que les salaires seraient renégociés avant la fin juin.

Le travail reprit alors dans les usines qui avaient été touchées par le mouvement, pour lesquelles la grève chez Renault avait été un point de référence. Pratiquement tous avaient obtenu au moins une prime de 1 000 livres et imposé au patron de ne plus considérer le syndicat Türk-Metal-İş comme le seul représentatif. Tout n'est certes pas réglé, car le patronat ne se donne évidemment pas pour vaincu. Quelques jours à peine après l'accord chez Renault, la direction de l'usine tentait d'ailleurs encore de licencier deux ouvriers qui avaient été en pointe dans le mouvement. Mais là encore, elle rencontra une réaction unanime et dut retirer immédiatement ses mesures.

Enfin, à la fin juin, on apprenait les propositions salariales de la direction de Renault-Oyak, concernant aussi les 110 000 travailleurs impliqués par l'accord de décembre 2014 entre le MESS et le syndicat Türk-Metal-İş. Elle proposait, en accord avec le MESS, une prime totale de 3 500 livres sur trois ans (1 200 euros), dont 1 400 livres en 2015, 1 400 livres en 2016 et 700 livres en 2017. Immédiatement, devant ces propositions nettement insuffisantes, le mécontentement recommença à s'exprimer chez Renault. Presque aussitôt, la direction visiblement peu désireuse de voir la grève repartir, annonça de nouvelles mesures salariales revenant pratiquement à doubler, de façon différenciée selon le niveau de salaire, les 3 500 livres annoncées quelques jours plus tôt.

Cependant, les tentatives de contre-offensive patronale ne font sans doute que commencer. Si chez Renault la direction a dû provisoirement y renoncer, il n'en est pas de même dans nombre d'autres usines, notamment chez Tofaş, où l'on a appris le 23 juin que la direction avait décidé de licencier 82 ouvriers. Il s'en ajoute des dizaines d'autres dans les entreprises de la sous-traitance.

Le conflit n'est d'une part pas fini entre d'une part des travailleurs qui en quelques semaines ont fait l'expérience de la lutte, fait de grands pas en matière d'organisation et pris conscience de la force qu'ils représentent, et d'autre part un patronat qui a été contraint de faire des concessions mais voudrait garder ses prérogatives et restaurer des règles maintenant mises à mal. En particulier, le fait d'avoir contraint ce patronat à négocier avec des délégués choisis par les travailleurs eux-mêmes dans le cours du mouvement, non seulement chez Renault mais dans d'autres entreprises, met en question le rôle des bureaucraties syndicales. Celle de Türk-İş s'avère bien trop compromise pour contrôler vraiment la classe ouvrière à un moment où celle-ci se met en lutte, tandis que celle de DİSK est trop peu présente pour pouvoir jouer ce rôle. Or, face à ces appareils très loin des préoccupations des travailleurs, ceux-ci montrent de plus en plus qu'ils veulent la liberté de s'organiser, et même la prennent.

Une majorité des travailleurs, y compris ceux qui sont entrés en lutte, continuent à se reconnaître dans les partis traditionnels, et en premier lieu dans le parti au pouvoir depuis treize ans, l'AKP d'Erdogan. Mais on constate aussi combien, dans certaines circonstances, la classe ouvrière peut renouer rapidement avec des traditions de lutte qui étaient les siennes dans les années 1970. Celles-ci avaient été marquées par de nombreuses grèves, massives et déterminées, qui n'hésitaient pas à affronter la répression policière ou l'action des groupes d'extrême droite, des luttes au cours desquelles s'étaient forgées des relations de solidarité entre travailleurs des différentes entreprises, et finalement une véritable conscience politique de classe. Il s'avère que ni les années de dictature militaire, ni celles du gouvernement islamiste d'Erdogan, n'ont vraiment fait disparaître ces traditions et cette conscience. Dans la période de crise politique et sociale qui s'ouvre en Turquie, la classe ouvrière peut redevenir l'acteur de poids qu'elle a déjà été.

25 juin 2015