France - Le pillage des fonds publics par la bourgeoisie

Εκτύπωση
avril 2014

En France, les sommes transférées aux capitalistes ne cessent d'augmenter, à travers des possibilités toujours plus nombreuses leur permettant de s'enrichir sur le dos de la population par le pillage. Conséquence : le parasitisme du système capitaliste s'accroît. L'objectif de cet article est d'illustrer cette évolution, à travers une série d'exemples,

Les statistiques que nous utilisons sont celles que l'État rend publiques. Elles permettent de lever une partie du voile qui recouvre l'ampleur de l'exploitation et des moyens dont dispose la bourgeoisie pour récupérer une partie de ce qu'elle lâche en salaires. Les catégories utilisées pour établir ces statistiques reflètent cependant des préoccupations qui sont à l'opposé des nôtres. Les capitalistes ne s'intéressent pas aux rapports de classe. Et pour cause, ils les jugent naturels comme ils jugent naturelle leur place à la direction de l'économie. En conséquence, par exemple, les statisticiens utilisent la catégorie de « ménages », bien imprécise puisqu'elle inclut de la même façon le ménage des Bettencourt et celui d'une famille populaire. Autre exemple : le terme d'« investissements » donne un reflet déformé de la réalité économique, car il inclut les rachats d'entreprises, les fusions-acquisitions, au même titre que les investissements dans de nouvelles productions.

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que les statistiques publiques ne donnent qu'une vision déformée du soutien aux fortunes de la bourgeoisie et de l'ampleur de son parasitisme. Mais nous n'en avons pas d'autres et elles permettent malgré tout d'en avoir une idée.

L'aide de l'Etat : une définition impossible

Il serait non seulement fastidieux mais même impossible de dresser un inventaire exhaustif de toutes les aides à la bourgeoisie, tant le transfert des richesses est propre à quasiment toutes les décisions de l'État.

Rosa Luxemburg soulignait, dans son texte Réforme ou révolution (1898) : « L'État actuel est avant tout une organisation de la classe capitaliste, de la classe dominante. Si, dans l'intérêt du développement social, il se charge de fonctions d'intérêt général, c'est uniquement parce que et seulement dans la mesure où ses intérêts et le développement social coïncident avec les intérêts de la classe dominante. » Du fait de son caractère de classe, l'État ne développe rien qui échappe complètement au système capitaliste.

Au travers de la fonction essentielle de l'appareil d'État, à savoir le maintien de l'ordre social, des sommes colossales sont reprises aux contribuables au profit des capitalistes, non seulement pour des raisons politiques mais aussi économiques. Car, tout en remplissant un rôle politique indispensable pour la bourgeoisie, dans sa lutte contre les travailleurs comme dans celle qui l'oppose aux autres bourgeoisies, le budget militaire est une manne pour une fraction de la bourgeoisie. L'entretien de forces de répression, d'une armée équipée en matériel militaire, forme un marché pour une fraction de capitalistes et est parfois à l'origine de leurs fortunes. Devenir le fournisseur officiel des armées, l'équiper en fusils hier, et aujourd'hui en matériels ultra sophistiqués tels que des avions Rafale, est une source de profit garantie par les ponctions faites sur l'ensemble de la population. Les budgets militaires de tous les pays n'ont cessé d'augmenter pour devenir le premier ou le deuxième budget, au détriment de tout ce qui peut être utile à la population. Rosa Luxemburg concluait ainsi un chapitre consacré au militarisme dans son ouvrage L'accumulation du capital (1913) : « Pratiquement, sur la base des impôts indirects, le militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière, il assure d'une part l'entretien des organes de la domination capitaliste, l'armée permanente, et d'autre part il fournit au capital un champ d'accumulation privilégié. »

Cependant ce sont l'ensemble des fonctions de l'appareil d'État qui sont un moyen pour la bourgeoisie de faire fructifier ses capitaux. Un secteur comme l'éducation répond à la nécessité de former de futurs travailleurs avec des connaissances de plus en plus pointues pour qu'ils soient exploitables et il constitue en même temps une source de profit au travers des fournitures scolaires, de l'enseignement privé, etc. pour quelques groupes capitalistes. La santé, elle, est un enjeu que les gouvernements successifs s'attachent à diviser en deux secteurs : l'un, privé, aux mains de groupes et l'autre, public, qui se charge des pathologies moins rentables. De façon plus directe, les capitalistes se nourrissent des commandes de l'État et des collectivités publiques. Depuis le début de la crise, les gouvernements ont garanti les profits des groupes de BTP, en particulier avec des plans de relance qui leur assurent des contrats de grands travaux.

Ce rôle de soutien des investissements de la bourgeoisie existe naturellement depuis le début de son développement. Dès sa phase d'ascension, la bourgeoisie a développé ses affaires avec l'aide de l'État. Mais, avec l'extension du pouvoir de la bourgeoisie sur l'ensemble du globe, cette mainmise est allée jusqu'à fusionner l'appareil d'État et la bourgeoisie.

Au tournant du siècle, le capitalisme a atteint son « stade suprême, l'impérialisme », pour reprendre le titre de l'ouvrage de Lénine consacré à cette transformation du capitalisme. Un an après avoir écrit cet ouvrage, en 1916, Lénine relevait dans une préface de L'État et la révolution : « La guerre impérialiste a considérablement accéléré et accentué le processus de transformation du capital monopolistique en capitalisme monopolistique d'État. » Il soulignait par cette expression la tendance à la fusion du capital financier avec l'appareil d'État, qui subordonne celui-ci aux rois de la finance.

L'impact des crises du système capitaliste

Ce qui était vrai au moment de la guerre de 1914 l'est encore plus aujourd'hui. La crise de 1929, puis celle qui a commencé en 1973 et s'est accélérée avec la crise bancaire de 2008 sont autant d'étapes vers la fusion totale entre l'État et la grande bourgeoisie.

La crise a accru le détournement des fonds publics vers les entreprises privées et la bourgeoisie. Chacun des épisodes de son développement sert de prétexte à ce hold-up de l'argent collecté auprès des travailleurs sous forme d'impôts, taxes et autres, justifié au nom de la compétitivité des entreprises, de l'emploi ou encore du sauvetage des banques.

À l'aggravation de l'exploitation tout au long de la crise actuelle de l'économie capitaliste, s'est ajouté l'accaparement de fonds publics à une échelle sans précédent.

Le coût pour les finances publiques était estimé par le Conseil des prélèvements obligatoires à 172 milliards en 2010, compte tenu des niches fiscales, sociales et des dérogations fiscales. Ce montant inclut des aides très différentes, entre l'optimisation des impôts permise grâce à de nombreux dispositifs et dont les auteurs de l'étude affirment eux-mêmes qu'elle est une « simple question de gestion opérationnelle lorsqu'il s'agit de sociétés mondialisées du CAC40 », pour souligner l'avantage des grandes entreprises sur ce type d'aide, mais aussi les dégrèvements de charges, qui représentent 15 % des recettes de la Sécurité sociale.

D'après les auteurs d'un rapport demandé par le gouvernement en juin 2013, qui n'inclut pas en particulier les dérogations fiscales, le montant global des aides aux entreprises se chiffre à 103,5 milliards d'euros par an. Il comporte des aides à l'exportation pour 21,9 milliards d'euros, des dispositifs pour alléger le coût du travail pour 47,9 milliards d'euros et 33,7 milliards de fonds destinés aux financements de projets innovants ou autres. Cela correspond à 6 000 dispositifs.

Comme tous les rapports qui ont été publiés ces dernières années, celui-ci souligne l'opacité des montants et de leur efficacité. Ni l'État ni les entreprises n'ont intérêt à ce que le coût de ces dispositifs pour la société et leur impact réel sur l'emploi soient mis sur la place publique.

Ces aides profitent essentiellement aux grandes entreprises. Le cabinet Ernst Young a rappelé récemment que seulement 9 % de ces aides sont spécifiquement ciblés vers les petites et moyennes entreprises. C'est dire à quel point l'argument de la défense des petites entreprises n'est qu'un prétexte.

Les allégements dits Fillon, mis en place en 2003, représentent à eux seuls 30 milliards par an, soit 70 % des allégements de charge. Ils dispensent les entreprises de payer 20 % des cotisations sociales qu'elles devaient verser. La baisse des charges sociales patronales passe aussi par le le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) créé en janvier 2013 et dont le taux a encore augmenté en 2014. Ces baisses de charges successives n'empêchent pas le patronat de continuer à dénoncer les charges sociales qu'il paye et d'en exiger la baisse.

Au fil du temps, se sont constituées des officines spécialisées dans l'apport financier aux entreprises, suppléant en partie les banques ou garantissant les risques. La Coface assure depuis longtemps les risques pris dans les contrats à l'étranger. Le FSI (Fonds stratégique d'investissement), créé en 2008, abondé à hauteur de 20 milliards, intervient dans le capital de sociétés en difficulté. OSEO, de création récente, est un fonds spécialisé au service des PME.

En 2013, ce sont 10 milliards de prêts qui ont été attribués, dont 4 milliards pour répondre aux besoins de trésorerie des entreprises par la Banque publique d'investissement (Bpifrance).

Les efforts d'investissement pour la recherche sont en partie pris en charge par l'État. L'État prétend qu'il ne serait pas dans son rôle s'il se substituait aux patrons ; alors ce soutien se fait au travers de dispositifs incitatifs. Il a en particulier donné lieu à la création, en 1982, d'une niche fiscale qui est devenue au fil de son élargissement une des plus coûteuses. Une de ses formes, le Crédit impôt recherche (CIR), qui représentait 700 millions en 2005, a atteint 5,8 milliards en 2013 d'après la Cour des comptes. Le président de la société SuperSonic Imagine, spécialisée dans les techniques d'échographie, explique qu'il a eu droit à 14 millions d'euros de la Bpifrance et qu'il bénéficie chaque année d'un crédit impôt recherche de 1 à 1,5 million d'euros.

Mais l'appui public n'empêche pas qu'il y ait plus de destructions que de créations d'emplois dans la recherche et le développement, même dans les secteurs que le gouvernement désigne comme stratégiques. Sanofi a reçu 150 millions d'euros en 2013 au titre du CIR et du CICE, tout en poursuivant sa politique de réduction des effectifs et la fermeture de deux sites de recherche. Alcatel Lucent, PSA et d'autres taillent aussi dans les effectifs des chercheurs.

Les parlementaires chargés de faire le point sur les aides aux entreprises mettent l'accent sur les aides attribuées par les collectivités publiques. Elles se sont banalisées dans les années 1970. Des exonérations de la taxe professionnelle ont été permises, puis le versement de primes, comme celle accompagnant la création d'entreprises en 1977. Elles se sont ensuite multipliées avec les lois de décentralisation de 1982 décidées par le gouvernement de gauche de Mauroy. Elles ont en particulier permis aux collectivités d'aider à l'achat ou à la location d'immobilier pour les entreprises et à financer des zones d'activité, d'exonérer d'un impôt ou d'une taxe les entreprises qui s'installaient sur leur territoire. Elles sont utilisées aussi au financement d'associations dont le but est de coordonner les initiatives prises en vue de favoriser la commercialisation, l'exportation des productions ou services des entreprises du secteur concurrentiel. Une succession de nouvelles règles ont encore ouvert de nouvelles possibilités, comme celle de compléter les aides accordées par la région, qui est censée être le pilote des aides au développement économique, ou même depuis 2004 de créer ses propres aides, sous le contrôle néanmoins du préfet. Ces dépenses sont dispersées sous plusieurs chapitres dans les comptes administratifs des différentes structures, et de ce fait sont difficilement comptabilisables sans une étude poussée. En 1993, elles étaient déjà estimées à 15 milliards.

Le système de partenariat public-privé, qui consiste à faire appel au privé, pour financer, construire et entretenir un projet, en échange d'un loyer versé par la collectivité qui s'engage, répond à la nécessité de ne pas faire apparaitre de nouveaux emprunts dans les comptes de l'État et des collectivités [[Voir l'article : « Les partenariats public-privé : l'État et les collectivités, vaches à lait des capitalistes du BTP », Lutte de classe n° 158, mars 2014.]]. Mais c'est un système qui intéresse les grandes entreprises. Rendu possible à partir de 2002 sous la pression des grands groupes de BTP, il est taillé sur mesure pour eux et leur assure ce qu'on peut appeler une rente, puisque le loyer est prévu à l'avance et financé directement par la collectivité.

Parmi les nouvelles aides, les délégations de service concernant l'eau, les communications et autres offrent à des entreprises des marchés dont les usagers sont captifs. La valse des nationalisations et des privatisations des années 1980 et 1990 a permis à des capitalistes de se désengager de secteurs insuffisamment rentables et de récupérer de l'argent frais pour de nouvelles opérations, avant de récupérer les mêmes sociétés.

Quant au pacte de responsabilité en cours d'élaboration, cadeau sans plus de contreparties que les précédents, un conseiller de Hollande justifie la confiance que le gouvernement accorde au patronat dans ces termes : « Quand on se marie, on ne pense pas tout de suite au divorce. » La réponse du Medef est tout autant explicite. Son président, Gattaz, explique dans une interview au journal Les Échos : « Je suis prêt à me mobiliser pour ce pacte, mais cela ne peut pas être du donnant-donnant, car le malade c'est l'économie du pays. Les entreprises sont asphyxiées par des marges très faibles, elles sont souvent maltraitées parce que depuis des années on prend des mesures antiéconomiques. Cela fait des années que dès qu'il y a un problème, on ajoute 50 pages au Code du travail, quelques points de cotisations sociales et des impôts en plus. »

Les 203 milliards de dividendes touchés par les actionnaires de l'ensemble des sociétés non financières en 2012 en France donnent une idée approximative du rétablissement des marges des entreprises. La richesse appropriée directement par la bourgeoisie s'est fortement accrue. Mais la part consacrée aux investissements de ces mêmes entreprises atteint un montant inférieur, de 197,4 milliards. Cela signifie que les capitalistes se tournent vers la sphère financière et que le caractère parasitaire du capitalisme s'approfondit.

Ce caractère parasitaire va bien au-delà des aides que nous venons de décrire, qui sont versées à des entreprises qui conçoivent, fabriquent, commercialisent des produits, des services, même si les profits qu'elles en retirent quittent l'économie productive. La plus grande partie de l'argent public détourné alimente directement la sphère financière.

Le capitalisme toujours plus parasitaire

Le pillage des fonds publics se fait à une plus grande échelle encore au moyen de la dette publique. Celle-ci a commencé à prendre des proportions considérables dans les années 1980. Les sommes consacrées au service de la dette représentaient 5,4 milliards en 1980 alors qu'en 2012, elles étaient multipliées quasiment par dix pour atteindre 55,5 milliards, soit 5,5 % des recettes de l'État. Dès les années 2000, il n'était même plus possible de rembourser cette dette : à chaque échéance des prêts, l'État empruntait à nouveau pour couvrir les précédents. La crise de 2008 a fortement accru l'endettement. Sur les 174 milliards d'euros que l'État français empruntera en 2014, seuls 47 milliards (27 %) iront au remboursement de la dette, le reste étant consacré au remboursement des intérêts. La dette elle-même frise aujourd'hui les 2 000 milliards d'euros. À titre de comparaison, elle atteignait 663 milliards en 1995.

Le processus s'est accéléré en 2008 au travers du sauvetage des banques. Les États ont mis sur le marché des milliards en échange des actifs pourris qui remplissaient les coffres des banques. Au nom du fait qu'elles étaient « too big to fail », c'est-à-dire trop grosses pour que le système capitaliste puisse supporter leur faillite, les pouvoirs publics ont épongé les pertes des banques. Cela leur a assuré l'impunité totale : le grand capital peut faire ce qu'il veut, les États lui porteront secours tant qu'ils le pourront. La crise de 2008 a provoqué celle des dettes souveraines en Europe, engendrant le rachat des dettes des États européens les plus fragiles par la Banque centrale européenne.

C'est au travers de cette aide que le parasitisme de la bourgeoisie apparaît de la façon la plus directe. La part de plus-value arrachée aux travailleurs dans le processus d'exploitation est accaparée et réintroduite dans la sphère financière. C'est un des aspects qui exprime la putréfaction du système capitaliste. Rosa Luxemburg expliquait que « l'accumulation est impossible dans un milieu exclusivement capitaliste » car celui-ci a besoin de pouvoir s'étendre, de pénétrer de nouveaux marchés. À défaut, son évolution peut conduire à une impasse, au sens de devenir incapable de développer les forces productives. La financiarisation du système capitaliste reflète cette évolution avec un degré de parasitisme nettement supérieur à celui que constatait Lénine ou Rosa Luxemburg. Aujourd'hui, le système étouffe dans sa propre graisse.

Rosa Luxemburg poursuivait son raisonnement en écrivant que « l'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide objectivement d'y mettre un terme » (L'accumulation du capital). Le renversement du capitalisme pour l'avènement d'un système communiste a pris du retard ; mais il reste la seule perspective porteuse d'avenir.

29 mars 2014