Italie - Fiat, un groupe capitaliste à l’avant-garde… du combat contre la classe ouvrière

Εκτύπωση
novembre 2013

« Vous devez passer de la culture des droits à celle de la pauvreté » : ainsi s'exprimait Sergio Marchionne, le PDG de Fiat, lors des discussions de février 2009 en vue de l'alliance avec Chrysler. Cette déclaration, adressée à Ron Gettelfinger, chef de la délégation de l'UAW, le syndicat américain des travailleurs de l'automobile, avait au moins le mérite de la franchise. Il s'agissait en effet de faire accepter « la pauvreté » à des dizaines de milliers d'ouvriers : salaires divisés par deux pour une grande partie d'entre eux, réduction des pensions et des assurances médicales, sans oublier l'engagement des syndicats à ne pas demander d'augmentation jusqu'en 2011 et à ne pas faire grève jusqu'en 2015. La politique annoncée chez Chrysler ne faisait que préfigurer celle que Marchionne allait mener en Italie.

Certains journalistes italiens ont attribué aux « manières américaines » de Marchionne son comportement de patron de combat. Peut-être ce nouveau PDG, à la tête de Fiat depuis 2004 mais formé outre-Atlantique, y a-t-il trouvé de l'inspiration, mais il se place tout aussi bien dans la continuité de la politique du groupe Fiat depuis ses débuts. Des PDG Valletta et Romiti aux différents membres de la dynastie Agnelli eux-mêmes, qui se sont succédé à la tête de Fiat depuis près de 115 ans, chacun a su mener la guerre contre les travailleurs, tout en exigeant de l'État et des gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur politique, un soutien sans faille, qui leur fut accordé bien volontiers. Et ils se sont bien souvent trouvés à la pointe des offensives antiouvrières de la bourgeoisie italienne.

La passion des moteurs et des profits

Le fondateur de la Fiat, Giovanni Agnelli, est né en 1866, dans une famille bourgeoise prospère qui vivait du revenu de ses terres à 45 kilomètres de Turin. Comme beaucoup de rejetons mâles de la bourgeoisie de l'époque, qui aimait à imiter l'aristocratie, Giovanni reçut une éducation militaire et devint lieutenant de cavalerie. Sa vie d'officier consista en obligations mondaines à Vérone, sa ville de garnison et, une fois revenu à la vie civile, âgé de 26 ans, il chercha un moyen d'augmenter la fortune familiale. L'existence d'une voiture sans chevaux faisait alors grand bruit et l'une de ses connaissances, un comte turinois, cherchait des partenaires disposés à investir. Giovanni Agnelli vit là une occasion à saisir et le 1er juillet 1899, quatre ans avant la fondation par Henry Ford de sa société automobile à Detroit, il devint l'un des associés de la Fabbrica Italiana di Automobili Torino, la Fiat.

Dans les ouvrages consacrés à Fiat, Giovanni Agnelli est dépeint comme un capitaine d'industrie à l'attitude quasi prussienne, animé d'une passion pour la mécanique. Quelles que soient les compétences d'Agnelli en matière de moteurs, il se distingua surtout très vite par l'habileté avec laquelle il sut prendre le contrôle de Fiat. D'abord en rachetant les parts d'anciens fondateurs, mais aussi grâce à des transactions plus que douteuses. Le scandale finit par éclater en 1908, lorsque le procureur général de Turin accusa Agnelli et ses associés d'avoir fait circuler de fausses rumeurs pour entraîner la hausse du titre Fiat, de s'être livrés à des ventes d'actions frauduleuses et d'avoir falsifié les comptes et le bilan de l'année précédente. Agnelli et l'ensemble du conseil d'administration furent contraints de démissionner, mais le but était atteint : les gros actionnaires, la famille Agnelli en tête, sortaient considérablement enrichis de l'opération. Il suffit à Agnelli de se faire discret quelques mois avant de réintégrer, en juillet 1909, les fonctions de directeur général de l'entreprise, avant même l'issue du procès au cours duquel un juge bienveillant l'acquitta. Au terme de ces manœuvres, Agnelli était majoritaire dans le capital de Fiat. La dynastie Agnelli était née et allait profiter de toutes les occasions offertes par le développement impérialiste pour prospérer.

De l'intérêt des amitiés politiques

Le père fondateur de la dynastie Agnelli s'aperçut très tôt de l'avantage de cultiver certaines amitiés. « Nous, les industriels, sommes ministériels par essence », déclara-t-il un jour. Pour autant, Agnelli n'intervint pas directement sur la scène politique, préférant continuer à tisser des liens, à cajoler les hommes politiques au pouvoir et à exiger d'eux qu'ils accordent leur politique à ses intérêts. En tant que patron de ce qui était devenu un grand groupe industriel, dans un pays où le capitalisme était encore faible par rapport à ses voisins européens, il trouva vite leur oreille et leur aide. Giolitti, l'incontournable politicien bourgeois libéral qui dirigea l'Italie à partir de 1892 pendant de longues périodes, le fit en 1907 cavaliere al merito del lavoro, chevalier du mérite du travail, mais mieux vaudrait dire de son exploitation. Mais l'intérêt des liens étroits qui unirent Agnelli à Giolitti ne résidait pas que dans l'attrait des honneurs. En 1911, lorsque Giolitti, alors Premier ministre, entraîna l'Italie dans l'aventure coloniale guerrière en Libye, Fiat fit le plein de commandes de véhicules et de matériel militaire et en profita pour se lancer dans la production d'avions.

Face aux ouvriers

Alors qu'Agnelli engrangeait les profits tirés de son quasi-monopole sur les commandes d'État et que ses usines se développaient, les premières luttes des ouvriers de Fiat se produisirent. Le développement de l'industrie, qui se concentrait au nord du pays, avait fait de Turin une ville de prolétaires. Des centaines d'entre eux travaillaient dans les mêmes usines, s'entassaient par dizaines de milliers dans les mêmes quartiers. La bourgeoisie regardait avec crainte cette « classe dangereuse ».

Dans les ateliers Fiat, la majorité des travailleurs étaient syndiqués à la Fiom - la fédération de la métallurgie de la CGL, dominée par des dirigeants réformistes - mais une minorité suivait les syndicalistes révolutionnaires du Syndicat autonome de la métallurgie. Alors que l'industrie automobile décollait et que Fiat fournissait ses premières commandes étatiques, Agnelli décida de se pencher sur « le volet social » et proposa en 1912 un contrat collectif de travail. Valable deux ans, il instituait la possibilité de licencier sans préavis, la suppression de toute tolérance sur les horaires de travail, l'obligation de « pratiques de conciliation » avant toute proclamation de grève... En échange, si l'on peut dire, les salaires étaient augmentés de 6,5 % et l'horaire hebdomadaire ramené à 55,5 heures, avec deux jours de congé par semaine. Par ailleurs l'existence de la Fiom était officiellement reconnue, au point que la cotisation syndicale était directement prélevée sur la paie et que le syndicat devenait aussi bureau de placement. En choisissant d'intégrer ainsi le syndicat à la gestion de l'entreprise, Agnelli était en avance sur son temps.

La majorité du patronat regarda ce contrat avec méfiance, craignant de voir la revendication de deux jours de congé se généraliser. Mais il n'eut pas le temps de discuter de l'opportunité ou non de pratiquer cette politique prétendument sociale car l'accord fut rejeté par la majorité des travailleurs de Fiat. Le Syndicat autonome de la métallurgie proclama, le 18 janvier 1912, une grève qui allait durer 64 jours et se conclure par le retrait du contrat.

Un an plus tard, en mars 1913, les ouvriers de Turin se mirent en grève pour le passage à 54 heures hebdomadaires et une représentation syndicale libre. Le mouvement touchait l'ensemble des usines métallurgiques de la ville et au bout de trois mois de grève, en mai, certains patrons, partisans d'une politique plus répressive, décidèrent le lock-out de leurs usines. Pendant les quatre mois que dura la grève de 1913, Agnelli s'opposa à la politique répressive menée par une partie des industriels turinois. Il mena une politique de « concertation » avec le syndicat réformiste, qui fit dire à certains journalistes qu'Agnelli « était un patron social, conscient de la nécessité pour les industriels et les ouvriers, de marcher main dans la main ». En réalité, Agnelli était prêt à serrer toutes les mains lui permettant de continuer à engranger des profits. Craignant l'extension du mouvement, il fit le choix de s'appuyer sur les dirigeants réformistes pour trouver un terrain d'entente, d'accord en cela avec la politique de Giolitti qui avait assuré les patrons qu'ils recevraient des « aides à la relance du secteur ».

De la guerre au fascisme : une période profitable

En 1912, Agnelli visita pour la première fois les usines Ford aux États-Unis et revint de son voyage convaincu des avantages du taylorisme pour rationaliser la production. Le premier modèle de véhicule utilitaire était prêt, et il fut produit en série à partir de 1912. L'année suivante, ce fut le tour des omnibus légers, mais aussi des chars : l'entreprise d'Agnelli était prête pour la guerre et ses marchés. La production en série mit Agnelli en bonne position pour engranger un maximum de bénéfices pendant la Première Guerre mondiale. La guerre lui permit de diversifier la production, qui passa des voitures aux camions, puis aux mitrailleuses, aux obus et aux ambulances. En 1916 commença la construction du Lingotto, la première gigantesque usine Fiat de Turin.

L'entrée dans la guerre impérialiste mondiale du petit pays impérialiste qu'était l'Italie ne se fit pas sans débat. Le parti-pris de neutralité qu'elle adopta d'abord traduisait en fait les désaccords existant au sein de la bourgeoisie italienne en fonction des intérêts bien particuliers de chacun, suivant son secteur d'activité. L'autre problème était de choisir le camp auquel s'allier, aux côtés de l'Entente franco-russo-britannique ou bien des Empires centraux. Dans cette situation Agnelli prit soin de maintenir une attitude neutre, d'autant qu'il put obtenir des commandes de la part des pays belligérants. Une fois l'Italie rangée en 1915 du côté de l'Entente, la guerre continua d'être une excellente affaire pour le groupe. À la fin du conflit, Fiat avait le quasi-monopole de certaines productions, atteignant 92 % de la fabrication de chars et 80 % de celle des moteurs d'avion. Elle devint la troisième entreprise du pays et passa de 4 000 ouvriers en 1914 à 40 000 en 1918.

Au sortir de la guerre et fort de ce succès, Agnelli demanda à ce que la délégation italienne allant participer aux négociations des traités de paix comprenne des représentants de l'industrie automobile, autant dire lui-même. Malgré toute la bonne volonté du gouvernement italien à son égard, il lui fut tout de même refusé de venir directement se servir à la table du repartage du monde. Mais ses intérêts y furent, comme de juste, bien représentés. Fiat obtint la majorité du capital de l'une des plus grosses entreprises autrichiennes, l'Alpinen Montangesellschaft de Vienne, propriétaire entre autres choses des mines de fer de Styrie, sans oublier une importante participation au capital de la Société commerciale d'Orient par l'intermédiaire de laquelle Agnelli mettait la main sur le charbon de Turquie.

La révolte ouvrière

Au sortir de la guerre s'ouvrit une période pré-révolutionnaire en Italie. Pendant « les deux années rouges » de 1919 et 1920, tout le pays fut secoué par une vague de grèves et d'occupations d'usines et de terres. Turin, la grande ville ouvrière, se retrouva au centre du mouvement d'occupation des usines, et la Fiat, avec ses 40 000 ouvriers, fut au cœur de l'action. En septembre 1920, les usines étaient aux mains des ouvriers qui s'organisaient militairement pour les défendre, entretenir les machines, voire redémarrer la production. C'est aussi dans les usines Fiat que s'implantèrent les groupes de militants ouvriers révolutionnaires les plus nombreux, ceux-là même qui allaient constituer, en 1921, les rangs du parti communiste.

Les « gardes blanches », troupes financées par l'association des industriels de Turin, étaient dépassées par l'ampleur du mouvement. Devant cette mobilisation remettant directement en cause la sacro-sainte propriété privée, les capitalistes étaient incertains sur la conduite à tenir. Ce fut entre Agnelli et son ami Giolitti un court moment de désaccord. Lorsque le patron de Fiat réclama l'intervention de l'armée pour évacuer la Fiat, Giolitti lui répondit en substance : « Mais bien sûr, si vous le souhaitez, je peux tout de suite faire ordonner de bombarder l'usine pour évacuer les ouvriers. » À ce qu'on dit, Agnelli répondit immédiatement que ce n'était pas ce qu'il voulait dire. Giolitti, lui, en politicien bourgeois conscient et retors, comprenait fort bien que faire intervenir l'armée pouvait être le meilleur moyen de faire basculer les soldats dans le camp ouvrier et de se retrouver dans une situation révolutionnaire. Et il savait pouvoir compter plutôt sur la bonne volonté des organisations réformistes pour régler la situation.

Agnelli, comme l'ensemble du grand patronat, accepta cette politique et les accords qui concédaient des augmentations de salaires et la reconnaissance de droits syndicaux. Ils mettaient également en avant la promesse vague, assumée par le gouvernement, d'associer les travailleurs à la gestion des entreprises, une promesse dont les dirigeants réformistes s'emparèrent pour convaincre les ouvriers de reprendre le travail en leur assurant que rien ne serait plus comme avant. Agnelli lui-même alla jusqu'à parler de transformer la Fiat en coopérative.

Cette manœuvre politique, destinée à prouver sa bonne volonté tout en expliquant que patrons et ouvriers pouvaient se retrouver unis par un même intérêt, ne l'empêcha pas, dans le même temps, de participer au financement du mouvement fasciste créé par Mussolini et qui représentait le moyen, pour la bourgeoisie italienne, de riposter à la mobilisation des masses et d'écraser le mouvement ouvrier.

Ainsi le camion Fiat type 18 BL, produit en masse pendant la guerre pour les transports de l'armée, prêté ou donné au parti de Mussolini par l'armée ou par les patrons, reprit du service comme moyen favori de déplacement pour les expéditions punitives des fascistes, au point que certains proposèrent d'en faire le symbole de leurs hauts faits contre les travailleurs. Cependant Agnelli, toujours prudent, ne fut jamais parmi les gros contributeurs individuels du mouvement fasciste. Il fut en revanche un généreux donateur de la Société promotrice de l'automobile, qui versa des millions au parti fasciste pour « la lutte contre le bolchévisme », et permit sans doute aussi à celui-ci d'acquérir quelques camions Fiat.

La dictature fasciste, instaurée après la Marche sur Rome d'octobre 1922, allait permettre aux capitalistes d'imposer des baisses de salaires et d'effacer les concessions accordées durant les années de grèves. Quant aux droits syndicaux, ils se limiteraient désormais aux revendications portées par le syndicat fasciste de collaboration de classe. Le « libéral » Agnelli fut bien récompensé par Mussolini. Comme ses prédécesseurs démocrates, celui-ci traita le patron de Fiat avec tous les égards. Il répondit à son télégramme de félicitations après son accession au pouvoir en le faisant, en mars 1923, sénateur du royaume.

Le régime fasciste, outre le calme social qu'il offrait sur un plateau à la bourgeoisie italienne, avait de quoi la séduire sur le plan économique. Certes, Mussolini exigea parfois des industriels qu'ils adaptent leurs intérêts individuels à ceux de l'ensemble du pays afin de moderniser les infrastructures et de doter l'Italie d'une industrie plus productive. Mais ces mesures allaient dans le sens des intérêts des plus grands industriels de la métallurgie en particulier, Fiat en tête. Agnelli applaudit également la suppression de la loi de confiscation des surprofits de guerre qui, à vrai dire, avait été votée par les précédents gouvernements mais jamais appliquée. De plus Mussolini protégea le quasi-monopole de Fiat sur le marché automobile italien. Des tarifs douaniers élevés furent établis pour les voitures étrangères, mais aussi les moteurs et les pièces détachées. Et lorsque Ford tenta de contourner la difficulté en construisant une usine en Italie même, Mussolini fit passer un décret faisant de la production automobile une « industrie d'intérêt national pour la défense de la Nation » et interdit tout bonnement au constructeur américain, qui avait déjà acheté les terrains, de s'installer en Italie.

Les deux décennies fascistes furent celles du réarmement, avec la production intensive de matériel militaire que cela impliquait, réarmement qui se traduisait instantanément en commandes pour Fiat. Le groupe prospéra, nourri par les commandes d'État et pouvant imposer un régime de travail militaire aux travailleurs. En 1939, Mussolini vint inaugurer Mirafiori, la deuxième grande usine ouverte par Fiat à Turin. Sur un immense terrain de plus de 100 hectares, où allaient travailler jusqu'à 65 000 ouvriers, était érigée la plus grande usine automobile européenne, beau symbole de l'ascension permise à Fiat par les commandes de guerre.

L'ère Valletta

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, une fois passés la délicate période de transition suite à l'écroulement du régime fasciste et le danger d'une nouvelle flambée révolutionnaire conjuré avec la collaboration active du Parti communiste stalinien, les profits du groupe Fiat s'envolèrent. La famille Agnelli dut cependant faire oublier son intense collaboration avec Mussolini et les profits réalisés pendant la guerre. Mais comme bien d'autres, Agnelli avait pris soin de nouer des contacts avec les troupes alliées, notamment américaines, dès qu'il avait senti le vent tourner. Et l'épuration ne fut pas bien méchante envers Fiat. Quelques directeurs de second rang tombèrent réellement. Quant à Agnelli et Valletta, le directeur qui dirigeait Fiat aux côtés du vieux patron, la commission d'épuration les jugea coupables en mars 1945 de « collaboration active avec le régime fasciste ». Agnelli, qui devait mourir cette même année, fut momentanément privé de la propriété de Fiat, tandis que Valletta, tout aussi momentanément, était écarté de ses fonctions de directeur. Mais il put reprendre Fiat en mains quelques mois plus tard avant d'en rester l'administrateur jusqu'en 1966.

Dans les années cinquante et soixante, Fiat devint la clé de voûte du développement économique de l'Italie. Elle symbolisa le prétendu miracle économique italien, au cours duquel la voiture devint un bien de consommation accessible aux classes populaires. Trois voitures sur quatre roulant dans le pays étaient produites par Fiat et la dynastie Agnelli se retrouvait également à la tête d'entreprises de construction, de cimenteries, de chalutiers et de navires marchands, sans oublier des groupes agro-alimentaires et de presse, dont le quotidien turinois d'audience nationale, La Stampa.

La production de masse d'automobiles entraîna l'arrivée massive à Turin de dizaines de milliers d'immigrants des régions pauvres du sud de l'Italie. À la fin des années soixante, la population de la ville augmenta brutalement de plus de 300 000 personnes, sans que les infrastructures suivent, obligeant parfois les travailleurs de plusieurs équipes à louer le même lit. Fiat ne se préoccupait guère alors de moderniser ses installations : la demande était forte, les voitures produites, de qualité médiocre mais abordables, et les travailleurs « bon marché ».

Valletta appliquait la politique de feu Giovanni Agnelli, un mélange de paternalisme et de répression. Il existait une assistance médicale Fiat et des crèches pour les ouvrières, des logements Fiat, en nombre très insuffisant devant l'arrivée massive de dizaines de milliers d'ouvriers méridionaux, et des maisons de retraite. Le tout à condition que les ouvriers ne soient pas communistes ou même simplement connus pour des opinions politiques de gauche. Ceux-là étaient renvoyés dès que le système de renseignement interne de l'entreprise les pointait du doigt. Un fichage systématique des ouvriers fut mis au point, dont l'existence n'allait sortir au grand jour qu'en 1971, notamment grâce à l'action du juge Guariniello, le même qui devait réussir quarante ans plus tard à faire condamner les dirigeants de la société Eternit dans l'affaire de l'amiante. Au fil du temps, un véritable service d'espionnage maison avait été institué par Fiat, recyclant plusieurs membres de la police et des services secrets. Les fiches, établies systématiquement, contenaient des renseignements allant de la vie privée aux convictions politiques des ouvriers.

« Le dur » et « l'avocat » : un duo de choc à la tête de Fiat

Après la mort prématurée du fils de Giovanni Agnelli, la dynastie sauta une génération et se retrouva entre les mains du petit-fils, l'avocat Gianni Agnelli, qui ne devait ce titre qu'à un diplôme de droit obtenu bien difficilement. Ses débuts de capitaine d'industrie furent laborieux. Gianni aimait s'amuser et la rente annuelle d'un million de dollars dont il profitait dans les années cinquante lui en donnait les moyens. Il passa donc son temps entre des villas de la Côte d'Azur, la station de ski de Sestrières construite par la famille, et les yachts et voitures de course, tandis que l'inoxydable Valletta continuait à diriger d'une main de fer la Fiat. Agnelli profita très largement de tout ce que pouvait lui offrir l'argent amassé sur le dos des travailleurs de Fiat avant de décider, à l'âge mûr de 45 ans, de se ranger et de s'occuper personnellement des affaires familiales.

En 1966, il rejoignit donc le vieux Valletta à la direction du groupe, avant de prendre celui-ci directement en mains. C'est donc Agnelli qui se retrouva face à la contestation ouvrière de l'Automne chaud : en réalité, malgré le nom, c'est toute l'année 1969 qui connut des grèves, des manifestations, une agitation ouvrière presque permanente. Les grèves culminèrent à l'automne, période où s'ouvraient les négociations pour le renouvellement des contrats dans de nombreuses branches. Là encore, les usines Fiat se retrouvèrent au centre de l'agitation. Un ouvrier de Mirafiori en témoignait ainsi, au printemps 1969 : « Chaque atelier a commencé à faire grève pour ses objectifs. Ils devenaient ensuite des objectifs communs : le changement de catégorie, l'augmentation de salaire égale pour tous, le samedi non travaillé, etc. »

Les grèves de l'Automne chaud ne débordèrent pas le cadre fixé par les dirigeants syndicaux réformistes, mais le patronat dut se résoudre à de nouveaux contrats plus favorables aux travailleurs, avec la semaine de 40 heures, des augmentations et la reconnaissance d'une représentation syndicale à la base. Le Statut du travailleur fut adopté, reconnaissant les droits syndicaux et instituant dans son article 18 une protection contre les licenciements abusifs. Agnelli, devenu en 1974 président de la Confindustria, la confédération patronale, allait réussir à apparaître comme le patron de l'apaisement des relations sociales. Il signa l'accord sur l'échelle mobile, mécanisme d'indexation des salaires sur l'évolution des prix, qui en modifiait le calcul en le rendant égal pour tous les salariés.

Mais au début des années 1980, c'est bien Fiat qui donna le signal de l'offensive de la bourgeoisie italienne contre les travailleurs. Il s'agissait de clore la période durant laquelle les ouvriers s'étaient sentis forts et de leur faire payer le ralentissement qui touchait le secteur automobile suite au choc pétrolier et aux crises de 1973 et 1976. Gianni Agnelli avait été rejoint par un nouveau directeur, Cesare Romiti, qui prit la direction du groupe et allait se faire surnommer « le dur ». Les attaques commencèrent avec le licenciement de 61 ouvriers de Mirafiori, en octobre 1979, accusés de violences dans l'usine voire de terrorisme. Les licenciements étaient le point culminant de toute une campagne sur l'atmosphère délétère, voire la « terreur rouge », qui aurait régné dans les ateliers, mettant allégrement dans le même sac les actions des Brigades rouges et la résistance au quotidien des ouvriers dans les ateliers contre le comportement de certains chefs ou les accélérations de cadence des chaînes.

Un an plus tard, en septembre 1980, Romiti annonça que les difficultés économiques nécessitaient le licenciement de pas moins de 14 000 ouvriers. Au bout d'un mois de grève avec occupation, les syndicats signèrent un accord transformant les 14 000 licenciements en la mise de 23 000 travailleurs en Cassa integrazione, caisse de chômage technique grâce à laquelle le travailleur peut être renvoyé chez lui en touchant une indemnisation largement financée par l'État. Cette façon commode pour Fiat de faire passer les licenciements sans avoir à débourser trop d'argent fut présentée comme une victoire par les dirigeants syndicaux, mais ressentie, à juste titre, comme une défaite par les ouvriers qui voyaient, de plus, le nom de tous les militants des ateliers rejoindre la liste des 23 000.

Sous le règne de l'avvocato Agnelli, Fiat acquit encore plus de poids. On entendait souvent dire que « ce qui est bon pour Fiat est bon pour l'Italie ». En vertu de quoi l'empire Agnelli put se développer en bénéficiant du soutien inconditionnel de l'État et des gouvernements successifs. Ainsi, en 1987, Agnelli put racheter, au nez et à la barbe de Ford, le concurrent Alfa-Romeo, contrôlé jusque-là par l'État italien, en le payant bien en dessous de sa valeur. Sa position de monopole dans le secteur automobile italien s'en trouva renforcée et Romiti put imposer aux sous-traitants des prix revus à la baisse. À l'inverse, lorsque le groupe souhaitait se débarrasser d'un secteur moins rentable, il pouvait également compter sur les institutions d'État, comme l'IRI, pour le lui racheter bien au-dessus de sa valeur. C'est également grâce à un accord conclu dans les années cinquante entre gouvernements de l'Italie et du Japon que Fiat bénéficia d'une moindre concurrence des véhicules de ce pays, dont l'importation en Italie allait être longtemps limitée.

Ce fut également l'époque où Agnelli diversifia encore ses activités. Deux holdings familiales, l'IFI et l'IFIL, détenaient des participations dans la plupart des grands groupes italiens, de l'industrie, de la finance, des assurances, et dans Mediobanca.

Celle-ci était une institution contrôlée en majorité par l'État, mais dont l'activité se résumait à apporter des liquidités et à favoriser une poignée de grands industriels, ceux de « l'ala nobile », l'aile noble, au premier rang desquels Agnelli. Un journaliste quelque peu naïf quant au rôle de l'État bourgeois soulignait en 1983 : « La Mediobanca est paradoxalement devenue l'instrument d'une poignée d'entreprises privées alors qu'elle est contrôlée par l'État. »

Enrico Cuccia, le dirigeant de Mediobanca, mit en place un « syndicat secret des actionnaires » pour que les activités de la banque restent sous le contrôle et à l'usage exclusif du petit cercle de capitalistes de l'ala nobile. C'est ce qui finit par déclencher le scandale, car la jeune garde des patrons, au premier rang de laquelle celui d'Olivetti, Carlo de Benedetti, se considérait lésée par ce système. Au bout du compte, Mediobanca, comme bon nombre d'entreprises sous contrôle de l'État, fut privatisée à la fin des années 1980 et les vieilles dynasties de l'aile noble durent faire un peu de place, parmi les actionnaires de Mediobanca, aux nouveaux venus de la bourgeoisie italienne.

Le véritable pouvoir, le pouvoir économique, réside entre les mains d'une poignée de grands capitalistes et le pouvoir politique, caractérisé par sa fragilité, dès l'unité tardive de l'Italie, a néanmoins toujours servi avec zèle le premier d'entre eux, la dynastie Agnelli. Contrôlant totalement le secteur automobile, une bonne partie de la finance, de la presse, la famille Agnelli était toute puissante, au point de contrôler près du quart du marché boursier italien à la fin des années 1980. Un ministre plaisanta un jour en disant : « Fiat ne défie pas l'autorité de l'État. Fiat est l'État ».

De toutes les faveurs accordées par l'État italien au groupe Fiat, les milliards versés sous forme de subventions directes ou indirectes ne sont pas des moindres. À la Cassa integrazione déjà mentionnée, aux mesures fiscales favorisant les petits modèles de voitures, spécialité de Fiat, il faut ajouter les millions que Fiat empocha pour construire des usines dans le sud de l'Italie. Le calcul d'Agnelli était double : il s'agissait à la fois de profiter des subventions étatiques et régionales, émises au prétexte de développer le Sud, et de s'implanter loin de la classe ouvrière revendicative de Turin, sur des territoires où la pression du chômage était forte.

Après l'usine de Termini Imerese, construite en 1970 et pour laquelle Fiat bénéficia des millions versés par la région Sicile, Fiat ouvrit une usine à Melfi, en Basilicate. Construite au milieu des champs en 1993, cette usine, la plus robotisée et moderne de Fiat, coûta plus de six milliards de lires, dont la moitié furent déboursées par l'État. Romiti et Agnelli prirent soin de faire de Melfi une filiale de Fiat, la Sata, afin que ses travailleurs ne bénéficient pas des accords signés précédemment à Turin. À Melfi, on était moins bien payé et les conditions de travail étaient plus dures, avec des horaires infernaux, comme 12 équipes de nuit consécutives. Les patrons de Fiat, qui pensaient les travailleurs du Sud plus malléables et prêts à tout accepter, finirent heureusement par en être pour leurs frais : la grève d'un mois qui finit par éclater en 2004 les obligea à aligner les salaires et les conditions de travail sur ceux du Nord.

L'offensive de Marchionne

En janvier 2003, les funérailles de Gianni Agnelli suscitèrent des commentaires dignes d'un enterrement princier. On put lire toutes sortes d'éloges sur le « bienfaiteur de Turin », le courageux capitaine d'industrie, mettant de côté ses frasques de play-boy, ou en faisant une raison de plus pour vanter les mérites de cet homme qui avait accepté « d'abandonner l'oisiveté pour s'occuper de l'Italie ». Il est vrai que, dans le cas d'Agnelli, s'occuper de l'Italie signifiait vraiment s'occuper de la fortune familiale, tant l'argent public lui fut versé à flots.

Sergio Marchionne prit les fonctions de PDG le 1er juillet 2004, tandis que John Elkann, âgé de 29 ans et dernier héritier en date de la dynastie Agnelli, devenait président du conseil d'administration. Il symbolisait la financiarisation de plus en plus grande du groupe et son développement international. Sous le règne d'Agnelli, Fiat avait déjà développé sa présence en Amérique latine. Marchionne allait saisir les opportunités offertes par la crise de 2008 pour développer les alliances avec des groupes en difficulté et même les absorber, ce qui fut le cas pour Chrysler aux États-Unis.

En Italie, Marchionne commença par tenir des discours rassurants, répétant que le problème n'était pas de licencier car « le coût du travail ne représente que 6 à 7 % du coût de production total d'une voiture, ce n'est pas là qu'il faut chercher les économies ». Bertinotti, dirigeant du Parti de la Refondation communiste, et alors président de l'Assemblée nationale, en fut tellement ému qu'il déclara vouloir faire publier ce discours dans Liberazione, le journal du parti, ajoutant : « Nous devons défendre les bons bourgeois » !

Depuis, le bon bourgeois en question a montré les dents. Il a d'abord imposé en 2009 aux travailleurs de Chrysler, le groupe américain passé sous le contrôle de Fiat, un accord baissant les salaires et interdisant de fait la grève. Puis il s'est mis à l'œuvre en Italie, faisant accepter dans ses différentes usines des contrats en dérogation aux accords nationaux, aboutissant à de nouvelles dégradations des conditions de travail, avec heures supplémentaires obligatoires non payées, obligation de ne pas réclamer d'augmentations de salaires, et limitation du droit de grève. Pour ne pas s'arrêter en si bon chemin, il a décidé que chez Fiat, le droit de représentation syndicale ne pouvait être accordé qu'aux syndicats d'accord avec sa politique et signataires des nouveaux accords. En clair, il faut d'abord être approuvé par Marchionne pour pouvoir être élu par les ouvriers.

Il a fallu une sentence de la Cour constitutionnelle, le 3 juillet, pour contraindre Fiat à accepter la présence dans ses usines de délégués de la FIOM, la fédération de la métallurgie de la CGIL, non signataire des accords. Mais du coup Fiat a menacé de « quitter définitivement l'Italie », au cas où les normes sur la représentativité syndicale ne seraient pas revues.

Ces attaques, qui ont pu paraître le fait d'un patron particulièrement agressif, sont en réalité en train de devenir la norme. En Italie comme en France ou ailleurs, c'est l'ensemble de la bourgeoisie qui s'en prend à la législation du travail en cherchant à éliminer les maigres protections qu'elle peut offrir aux travailleurs. Le patronat ne veut plus s'embarrasser de lois qu'auparavant il respectait plus ou moins et qu'au besoin il savait contourner. Il voudrait maintenant que les lois l'autorisent tout simplement à faire ce qu'il veut, et c'est exactement ce que le précurseur Marchionne a fait à l'échelle de Chrysler et de Fiat, conditionnant les investissements promis à l'acceptation de ses conditions par l'État et la justice, aussi bien que par les travailleurs.

Les contrats collectifs imposés aujourd'hui par Marchionne aux travailleurs des usines du groupe Fiat-Chrysler, des deux côtés de l'Atlantique, montrent cette volonté commune à l'ensemble de la bourgeoisie dans cette période de crise : sauvegarder sa marge de profits en surexploitant et en réduisant les droits des travailleurs, après en avoir mis bon nombre au chômage.

Les reculs massifs que Marchionne fait passer aujourd'hui se situent dans la continuité des précédents. Après la dernière grande période d'agitation et de mobilisation ouvrières des années 1970, Fiat a été à l'avant-garde de l'offensive patronale commencée en 1980. La crise économique et financière actuelle est maintenant l'occasion pour un Marchionne d'imposer encore d'autres reculs.

Le développement du géant Fiat a mis le plus souvent les travailleurs du groupe au centre des mobilisations qui jalonnent l'histoire de la classe ouvrière italienne, des occupations d'usine de 1920 aux grèves de mars 1943 - qui annonçaient la fin du régime fasciste et furent les premières mobilisations ouvrières dans l'Europe en guerre - jusqu'à l'Automne chaud de 1969. Si leurs luttes furent finalement dévoyées par les organisations réformistes et staliniennes, ce n'est pas pour rien. S'il est vrai qu'en Italie, « Fiat est l'État », alors on ne peut vraiment s'en prendre à ce magnat de l'automobile sans se poser la question du rôle de cet État au service du grand capital et, face à lui, la question des perspectives révolutionnaires de la classe ouvrière.

25 octobre 2013