« Le miracle polonais », s'extasient depuis quelques années journalistes et hommes politiques, polonais ou autres. « Dans une Europe en perte de vitesse, un seul pays a su garder une croissance positive ces dernières années », écrivait ainsi l'Union des chambres de commerce et d'industrie françaises à l'étranger. Dans ses Études économiques de 2012, l'OCDE montrait la même satisfaction : « La Pologne est le pays de l'OCDE qui a enregistré la plus forte croissance tout au long de la crise économique mondiale. » Et les mêmes de souligner les performances de l'économie polonaise, qui a atteint 4 % de croissance en 2011, 2,75 à 3 % en 2012, une exception en Europe. Certes.
Mais derrière ces chiffres, bien des aspects de la société polonaise affichent des records qui n'ont, eux, rien de flatteur et qui, pour cette raison même, n'intéressent guère les « observateurs » bien qu'ils sautent aux yeux.
Ainsi, la Pologne est le pays européen qui dispute à l'Espagne la première place pour le nombre de salariés en situation précaire, embauchés qu'ils sont sous le régime de « contrats-poubelle », dit-on là-bas, car ils permettent de « jeter » un salarié à tout moment. Autre aspect criant de la misère sociale : 20 % des logements n'ont toujours ni toilettes ni salle de bains, selon une étude réalisée en 2011 par le Bureau polonais pour la justice sociale. Et il y a aussi ce que Le Parisien du mardi 13 novembre 2012 nommait « le retour du plombier polonais en France ». En effet, selon ce journal, il y aurait sur le territoire français plus de 330 000 « salariés étrangers low cost », dont de nombreux Polonais. Il s'agit de travailleurs, embauchés chez eux aux conditions locales, que des sociétés prestataires de services polonaises mettent à la disposition d'employeurs français, pour le plus grand bonheur de Bouygues, Eiffage ou EDF, etc. qui peuvent ainsi, à bas coût et à des conditions sociales encore plus bradées qu'ici, faire nettoyer leurs centrales nucléaires ou désamianter leurs chantiers. Et la France n'a pas le triste privilège d'une telle exploitation : l'industrie allemande est la principale utilisatrice de main-d'œuvre polonaise émigrée, la Grande-Bretagne, l'Irlande, l'Italie et, jusqu'à une date récente, l'Espagne, n'étant pas en reste dans les secteurs de l'informatique, du bâtiment, des services ou de l'agriculture.
Performances économiques comme contre-performances sociales, tout cela ne fait que traduire une même réalité : depuis les changements intervenus en Europe de l'Est en 1989, la société polonaise rejoint, à une vitesse accélérée, la place qu'elle occupait jusqu'en 1945, celle d'une économie peu développée que dominaient les capitalismes les plus puissants d'Europe occidentale.
D'une « démocratie populaire » entrouverte au capitalisme...
La période où ce pays était une « démocratie populaire », un régime anti-ouvrier placé dans l'orbite politique et économique de l'URSS - période qui va de l'immédiat après-guerre à 1989 - l'avait en grande partie coupé de la division mondiale du travail et des marchés internationaux dominés par la bourgeoisie des puissances impérialistes, mais pas totalement.
Au début des années 1970, alors que le monde subissait les premiers contrecoups d'une crise capitaliste qui n'a fait que s'aggraver depuis, les financiers occidentaux, à la recherche de moyens pour maintenir et développer leurs profits, se lancèrent dans une politique de prêts aux pays pauvres. Leur ayant ouvert les vannes du crédit, ils allaient les précipiter dans une crise de la dette où rien que le paiement des intérêts allait les étrangler. La Pologne, alors dirigée par Gierek, et dans le contexte d'un relatif dégel des relations Est-Ouest, fit partie des emprunteurs. Le régime avait cru voir dans le crédit « facile » une porte qui s'ouvrait sur le monde économiquement développé.
Las, le principal résultat en fut que la dette de l'État polonais explosa. En dix ans, de 1970 à 1980, elle passa d'environ un milliard de dollars à 24 fois plus. Tout cet argent était officiellement destiné à importer des biens d'équipements, des usines clés en main, à acheter des licences alors que le Comecon (un Marché commun des pays de l'Est formé autour de l'URSS) avait aboli, dans sa zone d'échanges, le système léonin des redevances au titre des licences commerciales et industrielles. Cet endettement servit également à acheter des articles de luxe occidentaux destinés à la consommation des privilégiés polonais : bureaucrates, petits bourgeois lancés dans les affaires...
En 1974, l'économie capitaliste faisant face aux débuts de la crise, les créanciers de la Pologne se mirent à exiger le remboursement de la dette. Cela alors même que les marchés mondiaux se fermaient devant les exportations polonaises.
Cette situation d'étranglement financier, largement provoquée par la crise du système capitalisme mondial, allait, ironie de l'Histoire, aboutir à la déroute politique d'un régime qui se proclamait toujours socialiste. En effet, pour faire rentrer de l'argent dans les caisses de l'État et pour faire face aux conséquences de cette crise, un des choix des dirigeants polonais fut d'augmenter les prix des denrées de première nécessité. Ils s'en prenaient directement au niveau de vie des classes laborieuses et ce fut le détonateur des grandes grèves qui ébranlèrent le régime, en 1976 et plus encore durant l'été 1980, avec la lame de fond qui souleva toute la classe ouvrière. Malheureusement, ce mouvement ne trouva, pour le guider et le diriger, que des forces et des militants, tels Lech Walesa et autres dirigeants du syndicat Solidarnosc, foncièrement réactionnaires. Nationalistes, hostiles à toute politique défendant les intérêts de classe des travailleurs, ils se servirent de la force énorme de la population dressée contre le régime, non pas pour briser ce dernier, mais pour trouver avec lui une solution de transition qui ménage les intérêts de l'État national protecteur des couches sociales privilégiées. Cela ne se fit pas sans mal, entre la déstabilisation du régime en 1980-1981, puis l'instauration de l'état de guerre par le général Jaruzelski et l'emprisonnement des cadres de Solidarnosc, tant la mobilisation populaire, et même ouvrière, avait été profonde. Mais finalement les tractations entre les tenants du régime et ceux de Solidarnosc cornaqués par l'Église finirent par déboucher sur l'éviction négociée des chefs du POUP (le parti dit communiste, au pouvoir par la grâce du Kremlin) et l'arrivée à la direction du pays des dirigeants de Solidarnosc, Walesa en tête.
... à la grande ouverture aux capitalistes après 1989
Avant même que Solidarnosc n'accède au pouvoir, le gouvernement prétendu « socialiste » avait, encore plus que ses prédécesseurs, incité au développement du secteur privé, notamment en 1982 et 1988, en modifiant sa législation pour ouvrir la porte aux entreprises privées et aux capitaux étrangers.
Mais les transformations de l'économie polonaise changèrent d'échelle après 1989. Notamment avec la nomination du ministre des Finances Leszek Balcerowicz, qui lança ce que l'on appela la « thérapie de choc », un remède de cheval que l'on allait infliger à l'économie et plus encore à la population laborieuse du pays.
Épaulé par une commission qui comprenait les financiers américains Jeffrey Sachs et George Soros, et sous la surveillance du FMI, Balcerowicz élabora un plan que la Diète (le parlement) adopta en décembre 1989.
Il décida entre autres de pouvoir mettre en faillite des sociétés étatisées, de taxer d'éventuelles augmentations de salaires dites « excessives », de limiter la hausse des salaires dans les entreprises publiques. Il permit aux sociétés et particuliers étrangers investissant en Pologne de rapatrier leurs profits, il rendit le zloty - la monnaie locale - convertible, et abolit le monopole de l'État dans le commerce international. Il facilita aussi les licenciements en créant un système d'indemnités pour ce faire.
La population travailleuse paya ce plan par une période de désastre social. Après avoir flambé, l'inflation se maintint à des taux très élevés pendant des années : 640 % en 1989, 249 % en 1990, 60,4 % en 1991, 44,3 % en 1992 et 37,6 % en 1993. Cela dévora le pouvoir d'achat des classes laborieuses, tout comme la dévaluation du zloty en 1995. Les magasins étaient vides. Et quand ils se remplirent à nouveau, avec les marchandises d'Europe occidentale arrivant pour la première fois en Pologne, les prix - et cela valait également pour les produits locaux - avaient été multipliés par quatre ou cinq. Ministre du Travail en 1989-1990, puis à nouveau en 1992-1993, Jacek Kuron - l'ex-militant anti-stalinien qui s'était fait connaître par la Lettre ouverte au POUP qu'il avait co-signée en 1966 avant de se couler dans le sillage politique du mouvement clérico-nationaliste dont Walesa était devenu la figure de proue - mit à son actif, entre autres choses, la création et la multiplication des « kuroniowki », des soupes populaires pour chômeurs et SDF.
La vague de faillites qui toucha tout le secteur étatisé, y compris à la campagne les fermes d'État, priva d'emploi un adulte sur cinq en état de travailler. Entre 1990 et 2003, l'emploi industriel recula de 4 620 000 à 2 921 000 salariés. Parallèlement la pauvreté s'accrut. Au début des années 1990, 24,8 % des gens avaient des revenus inférieurs au minimum social ; en 2001, 57 %. Le chômage battit des records, frôlant les 20 % de la population active en 2003. Et ce taux est sans doute minoré, amorti par le fait que, durant cette période, entre un et deux millions de personnes, le plus souvent des jeunes, sont parties chercher un emploi à l'ouest de l'Europe, particulièrement en Grande-Bretagne et en Irlande.
La croissance du secteur privé fut extrêmement rapide durant ce que la revue Le courrier des pays de l'Est appela « la plus grande braderie du siècle » : les privatisations en Europe orientale. Dès 1995 le secteur privé représentait 75 % du produit national brut et employait plus de 70 % de la population active. Quand la Pologne entra dans l'Union européenne en 2004, l'essentiel était déjà fait.
Les grandes entreprises, principalement d'Europe occidentale, s'emparèrent des secteurs qui les intéressaient, parfois pour les utiliser et les rentabiliser selon leurs critères, parfois pour les fermer afin de pouvoir installer leur propre activité sans devoir affronter de concurrents locaux. Ainsi, l'usine de verrerie de Krosno fut fermée entre 2000 et 2008, ce dont profita le français Cristal d'Arques. Ou encore, France Télécom acheta en 2000 TPSA, l'opérateur public polonais du téléphone, qui depuis s'appelle Orange et compte 70 000 salariés au lieu des 130 000 d'avant la privatisation.
Les entreprises privées occidentales s'installèrent, aussi bien dans la téléphonie que dans la grande distribution, le secteur bancaire que la pharmacie, ou encore le bâtiment, l'hôtellerie, la construction d'autoroutes ou d'aéroports, etc. On ne peut circuler dans une ville, grande ou moyenne, sans rencontrer l'enseigne Carrefour, dont le plus grand magasin d'Europe est implanté à Varsovie et ouvert tous les jours jusqu'à 23 heures, et aussi Leroy Merlin, Auchan, ou les groupes allemands Metro, Makro, Lidl, l'anglais Tesco.
On peut voir comment s'est déroulé le processus de l'arrivée des groupes capitalistes si l'on regarde ce qui s'est passé à l'échelle d'une branche de l'économie comme la sidérurgie. En 1990, il y avait encore 150 000 travailleurs dans cette industrie alors qu'on n'en comptait plus que 60 000 en 1999. Cette année-là, le gouvernement a procédé à la suppression de 24 500 postes dans cette branche, dont les effectifs globaux ont été divisés par cinq en dix ans. Après 1989, peu de groupes sidérurgiques étrangers s'étaient intéressés à ce secteur en Pologne. Seul l'italien Lucchini avait racheté Huta Warszawa (Aciérie de Varsovie) dès 1992. Lucchini s'était alors engagé à en moderniser les installations, ce qu'il n'a fait qu'à partir de 1997, mais détruisant aussitôt tous les acquis sociaux, comme les centres de vacances réservés aux travailleurs : « Pas d'inquiétudes, avec les salaires que vous aurez, vous pourrez aller en vacances en Italie », avait assuré le dirigeant de Lucchini lors d'une grève contre la reprise ; promesse de patron...
Cependant, la demande d'acier restait faible dans le monde, et les « investisseurs » étrangers ne se précipitaient pas. Mais dès qu'il y eut une reprise de la demande, les grands groupes internationaux se sont jetés sur les entreprises à acheter en Pologne. C'est en 2003 que l'américain CMC a acheté une aciérie, le groupe espagnol Celsa une autre et, pour finir, le groupe LNM (nom de Mittal à l'époque) a pris 60 % des parts de Polskie Huty Stali (PHS) le principal groupe sidérurgique polonais, possédant quatre aciéries. Mittal contrôlait alors plus de 70 % du marché de l'acier dans le pays. Depuis, Lucchini a cédé en février 2005 l'aciérie de Varsovie à Arcelor, qui est donc tombée ensuite dans l'escarcelle de Mittal. Quant aux effectifs, ils n'ont cessé d'y baisser : en janvier 2012, Mittal a supprimé 1 000 postes. Le groupe allemand ThyssenKrupp est désormais l'autre grand de l'aciérie en Pologne.
Les choses se sont déroulées de la même manière dans le secteur bancaire. Après le programme de privatisations lancé en 1991, la mutation a tout d'abord été lente, peu de banques étrangères intervenant de manière déterminante. En 1993, il y avait 48 banques commerciales à capital majoritairement local pour dix banques dépendant d'établissements étrangers. Le Trésor public polonais gardait 30 % des actifs du secteur. Mais, à partir de 1997, lorsque la loi autorisa la prise de parts majoritaires de banques étrangères, celles-ci sont venues en nombre. En 2003, celles-ci détenaient 68 % des actifs des banques polonaises. En dix ans, la proportion banques locales-banques étrangères s'était inversée. En 2003, on ne comptait plus que six banques à capitaux majoritaires polonais, mais 46 avec des capitaux majoritaires étrangers. Les groupes bancaires allemands se sont taillé la part du lion (18 % des actifs dès 2003), mais il y a aussi ceux d'Autriche, d'Italie, des Pays-Bas, de Belgique, et des établissements français.
En 2010 le gouvernement polonais déclarait : « Le niveau de la dérégulation de l'économie polonaise est proche de celui de l'Union européenne. Les derniers reliquats de l'économie socialiste ont disparu. » La dégringolade sociale qui a résulté de cette progression du secteur privé dans l'économie est si indiscutable que l'OCDE écrivait en 2012 : « Sauf en 2008, les salaires n'ont pas progressé au rythme des gains de productivité. Dans ces conditions la part du travail dans le revenu national n'a jamais regagné le terrain perdu depuis les années 2000 et les travailleurs ne semblent pas avoir bénéficié de la croissance économique. Et les inégalités économiques se sont sensiblement accentuées depuis la fin des années 1990. »
Ce à quoi l'on assiste actuellement dans le domaine de l'énergie illustre bien comment s'établissent les rapports entre les capitalismes ouest-européens et le capitalisme polonais. Il s'agit - au moment où beaucoup de pays d'Europe occidentale les rejettent - du démarrage de l'exploitation du gaz de schiste et de la construction de centrales nucléaires. Ce processus s'est mis en route, car la Pologne, dont plus de 80 % de l'énergie électrique provient de centrales au charbon, dont son sous-sol regorge, doit désormais en limiter l'utilisation, pour se conformer aux règles de l'Union européenne sur la réduction des gaz à effet de serre. Westinghouse Electric Company (USA/Japon) et GE Hitachi Nuclear Energy Americas (USA/Japon), EDF, troisième fournisseur d'électricité du pays, et Areva, sont sur les rangs, l'un pour être co-investisseur et exploitant, l'autre pour proposer la technologie EPR. Tout cela sous les auspices de l'actuel dirigeant du pays, Tusk, qui, avant comme après sa réélection en 2011, a affirmé ses choix en ce domaine, tout comme son ministre de l'Économie qui a déclaré en novembre 2012 : « Quand je pense nucléaire je pense Areva. » Ont été ainsi fixées les échéances de l'appel à candidature en 2013, et de la construction de deux centrales, opérationnelles en 2025 et 2029, la première étant située sur le littoral de la Baltique. Ce sera « une piqûre de modernité pour toute l'économie du pays », prétend le ministère de l'Économie. Que l'économie polonaise en profite, cela reste à voir. Mais pour ce qui est des grands groupes internationaux cités plus haut, cela ne fait aucun doute. Quant au gaz de schiste, pour lequel les premiers forages d'exploration par fracturation hydraulique commencent, Total a réussi à se faire accorder quelques permis...
Une transformation qui touche aussi l'agriculture
Une particularité de l'économie polonaise d'avant 1989 tenait à la structure de la propriété dans l'agriculture. Commencée dès les débuts du régime de Démocratie populaire, la collectivisation des campagnes ne dura guère. Ébranlé par la contestation politique et les grèves ouvrières de l'Octobre polonais de 1956, le régime avait, pour tenter de se concilier la population des campagnes, mis un terme à la collectivisation des terres. De cette timide collectivisation, il resta les fermes d'État, les PGR. Mais la Pologne fut le seul pays de l'Est à garder une très nombreuse paysannerie composée principalement de petits et très petits propriétaires-exploitants : les exploitations agricoles de moins de cinq hectares représentaient 53 % du total en 1990. Pourtant, peu avant, on avait modifié la loi agraire de 1944 afin de porter le maximum des superficies autorisées à la culture privée de 15 à 50 hectares.
Cette agriculture de petits propriétaires vit, elle aussi, s'abattre sur elle le même mouvement d'intégration au capitalisme d'Europe occidentale, avec ses propres particularités il est vrai.
Les entreprises agricoles d'État, appelées PGR, avaient leur origine, d'une part, dans les grandes propriétés foncières des territoires allemands attribués à la Pologne après 1945, d'autre part, à l'est du pays, dans les propriétés collectivisées lors de l'avance de l'Armée rouge en 1939. En 1989, sur l'ensemble du territoire on comptait 1 231 de ces PGR, dont relevaient 18,5 % des terres et 25 % de la production agricole.
Quoique décriées par les défenseurs de l'économie capitaliste, ces fermes d'État avaient une certaine efficacité. En outre, elles employaient une main-d'œuvre salariée importante : 470 000 personnes avant la réforme Balcerowicz, l'homme de la « thérapie de choc », dont les mesures eurent, entre autres, pour conséquence la fermeture des PGR. Il en résulta une explosion du chômage, particulièrement dans les régions proches de l'Allemagne, où il affecta près de 30 % de la population active dans les années 1993-1994 ! La dissolution de ces fermes d'État - bien dotées en matériel et dont le capital fixe global était estimé à 13 milliards de dollars - avait eu lieu en faisant miroiter à leurs employés qu'ils pourraient racheter des parts de la ferme à la condition qu'en s'associant ils rassemblent 20 % de son capital. Mais même si la loi leur donnait la priorité, les ex-salariés d'un PGR n'avaient absolument pas les moyens financiers de rassembler un cinquième du capital de leur ferme. Ce fut un fiasco, ou plutôt une catastrophe sociale pour des centaines de milliers d'ouvriers agricoles.
Finalement devant l'insuccès (prévisible) de la vente des terres à ceux qui les travaillaient, on créa une Agence de la propriété rurale du Trésor public qui, en douze ans à partir de 1991, a vendu 1,4 million d'hectares sur 4,5 millions recensés. En réalité, un des buts avoués de cette agence était de réduire les effectifs salariés agricoles. Voici ce qu'une économiste déclarait en 2003 : « La question se pose de savoir dans quelle mesure la Pologne, en procédant au démantèlement de ses fermes d'État, n'a pas anticipé l'instauration de la jachère imposée par la PAC (Politique agricole commune de l'Union européenne) alors qu'elle était interdite sous l'ancien système. Elle voulait peut-être donner un gage à l'Union en diminuant ainsi le nombre d'emplois dans l'agriculture... »
Les conséquences ont été dramatiques non seulement sur l'emploi et l'économie, mais aussi pour le logement car ces fermes possédaient environ 500 000 logements habités par deux millions de personnes dont beaucoup allaient se retrouver sans ressources
On peut dire que la population la plus pauvre du secteur agricole polonais, les salariés des PGR, a payé d'un prix exorbitant les transformations de l'agriculture. Il n'en fut pas tout à fait de même pour les petits propriétaires agricoles.
En 2002, le nombre d'exploitations familiales était encore de 2 933 000, dont la moitié ne dépassant pas 5 hectares. À l'opposé, il n'y avait que 5 000 fermes de plus de 450 hectares. Comment vivre sur ces tout petits lopins ? En fait, la plupart de ces exploitations végétaient dans une autarcie relative et ne vendaient pas leurs produits sur le marché. Un million de paysans vivaient ainsi en produisant pour eux-mêmes ou pour leur entourage proche. Surtout dans le sud et dans l'est du pays, les campagnes polonaises pouvaient évoquer ce qu'avaient été les campagnes françaises des années 1950, avec leurs moissonneuses-batteuses archaïques, des poules et des oies picorant devant les fermes, et la vache qui broutait sur le bas-côté de la route toute la journée avant qu'on la ramène le soir à l'étable.
Un rapport fait pour l'Assemblée nationale française en 2003, dans la perspective de l'entrée de la Pologne dans l'UE, rapport auquel ont participé une multitude de « conseillers » (dont des représentants de Bonduelle et de Lactalis !), constatait : « L'agriculture polonaise se caractérise par la persistance d'un grand nombre d'exploitations travaillant à perte, mais qui servent de matelas social à des familles ne pouvant trouver des emplois dans les zones urbaines. Cette activité à perte est rationnelle pour ceux qui en vivent : l'autoconsommation est un avantage non négligeable dans un pays où les dépenses alimentaires peuvent encore représenter entre 30 à 60 % des revenus individuels ; de plus, la propriété de la terre constitue un bon placement étant donné les perspectives de hausse des prix après l'adhésion à l'Union européenne. Enfin, les pertes de l'exploitation sont compensées par les transferts sociaux : 30 % des revenus des familles travaillant dans les exploitations de semi-subsistance proviennent des aides sociales et des retraites. »
Or, en Europe de l'ouest, le développement d'une agriculture intégrée à l'industrie agroalimentaire a depuis déjà longtemps profondément transformé les structures agricoles, les grandes exploitations mécanisées et modernes étant devenues la norme, tandis qu'une énorme partie des petites exploitations ont disparu, ou ne subsistent encore que de façon très minoritaire. La PAC a été depuis 1962 un puissant moteur de cette transformation, passant au crible des aides et des normes les exploitations agricoles, pour ne laisser de place qu'aux plus rentables, parce que modernisées et adaptées aux besoins des marchés.
Avec l'entrée de la Pologne dans l'UE en 2004, ses dirigeants craignaient le développement d'un problème politique et social, avec le choc que produirait l'ouverture en grand de leurs frontières à la pénétration des productions des industries agroalimentaires ouest-européennes.
Un démagogue, Andrzej Lepper - ex-membre du POUP et ex-directeur de PGR -, s'était fait une popularité à partir d'un syndicat paysan dénommé Samoobrona (Autodéfense, en polonais), ne dédaignant pas les frasques spectaculaires comme les rodomontades chauvines, voire antisémites. Il avait réussi à canaliser les craintes et la colère de millions de petits paysans et de leurs familles, en dehors du cadre des partis politiques traditionnels, obtenant 10,2 % des suffrages aux élections législatives de 2001.
Mais les institutions européennes mirent en place des mécanismes d'amortisseurs sociaux afin d'éviter de pousser trop rapidement à la faillite les tout petits agriculteurs. D'autre part, la crise sociale que le plan Balcerowicz déclencha dans les villes fit que ces dernières ne purent quasiment plus offrir de perspectives de reconversion pour les exploitants de ces toutes petites exploitations qui auraient dû quitter la terre. Dans certaines régions au chômage particulièrement élevé, ces exploitations - c'est un comble ! - servirent parfois de refuge aux membres de la famille devenus sans emploi à la ville, de telle sorte qu'il y eut même des régions où la population agricole stagna, voire augmenta légèrement un temps, avant de recommencer à décroître. En 2000, 22,8 % des chômeurs vivaient dans des foyers agricoles.
Les plus petites exploitations touchent encore actuellement une subvention annuelle de 1 250 euros, qui représentent une petite rente leur permettant d'acheter quelques produits autres que d'alimentation. Bien sûr, contrairement à ce qu'on avait officiellement annoncé, ces aides n'ont pas permis la restructuration rapide de l'agriculture polonaise en grandes exploitations. Mais, depuis 2004, elles ont participé au désamorçage des problèmes politiques latents, sinon ceux de la petite paysannerie polonaise, du moins ceux dont elle était l'enjeu. Ainsi le démagogue Andrzej Lepper fit même un petit tour au gouvernement comme ministre de l'Agriculture en 2006-2007, sous la présidence de Kaczynski.
En 2011, la superficie de la moitié des exploitations n'excédait toujours pas 5 hectares et la population agricole du pays approchait les 15 % de la population totale, contre une moyenne de moins de 6 % pour l'ensemble de l'UE.
Les négociations pour la reconduction de la PAC envisagent de diminuer les subventions aux petits paysans polonais. Et même si, entre 2007 et 2013, la Pologne a touché 27 milliards d'euros au titre de la PAC, seul un tiers environ est allé aux petites exploitations. Autant dire que les grosses exploitations et tout un tas de margoulins ont tiré leur épingle du jeu en touchant la plus grosse part de ces subventions. Un contexte qui a permis, directement ou non, aux grands groupes de la filière agroalimentaire d'Europe de l'ouest de s'installer solidement en Pologne.
Ainsi, Bonduelle, arrivé en Pologne en 1992, est parvenu à y devenir leader du légume en conserve, avec 40 % du marché. Danone, arrivé en 1991, y domine les rayonnages de produits frais. Lactalis, pour le lait, les boissons lactées et les yaourts à boire, y est présent depuis 1996, tout comme Bongrain, pour les fromages depuis 1993. La bière, pour 85 % de sa production, est contrôlée par les groupes Heineken, SAB Miller et Carlsberg. Même une partie de la production de vodka se trouve désormais sous la coupe de Pernod-Ricard.
Les contrecoups actuels de la crise
Alors qu'au début de la crise de 2008, la société polonaise semblait plutôt épargnée par elle, elle encaisse maintenant durement la crise sur le plan de ses conséquences sociales, même si, parmi les pays d'Europe centrale et orientale, il y a sans doute des niveaux de misère encore pires en Roumanie, en Bulgarie ou dans les États issus de l'ex-Yougoslavie. Et cela se manifeste dans bien des aspects de la vie sociale.
Tout frétillant, le gouvernement polonais précipite, voire précède ou durcit dans leur version locale, les « réformes », autrement dit les attaques, qui sont menées contre le niveau de vie de la population travailleuse en Europe de l'ouest. Ainsi, au printemps dernier, il a reculé à 67 ans la retraite à partir de 2020, une mesure qui a suscité l'enthousiasme de toute la classe politique polonaise, mais qui est perçue comme une catastrophe par les travailleurs. Quant aux quelques régimes de retraite particuliers qui subsistent en étant moins défavorables, ils sont décriés comme des anachronismes à abattre le plus vite possible. Ainsi le journal Gazeta Wyborcza du 7 décembre 2012 décrivait le régime de retraite des mineurs comme le fait de « privilégiés », en s'indignant que ceux d'entre eux qui travaillent sous terre aient droit à une pension après vingt-cinq ans d'activité et en se réjouissant du projet de « réforme » en discussion. Ce projet devrait toucher les mineurs qui ne travaillent pas à l'extraction, soit 25 000 des 113 000 salariés de l'industrie minière. Gazeta se faisait l'écho des « employeurs, économistes, experts, qui constatent que c'est peu et demandent un plus grand courage. Nulle part au monde il n'y a un système où le mineur peut avoir la retraite à l'âge de 45 ans après vingt-cinq ans de travail sous terre. (...) Et souvent un jour après la retraite, les mineurs sont embauchés dans des sociétés externes et font exactement la même chose comme travail. (...) En Allemagne les mineurs ont droit à la retraite seulement à 60 ans et après vingt-cinq ans de travail sous terre, en Tchéquie à 63 ans, et en France à 55 ans. (...) Au lieu de lutter pour des privilèges, les mineurs devraient utiliser leur énergie pour construire le système qui facilitera le changement des qualifications. Ainsi ils auront la retraite sûre et - grâce au changement pour un autre travail après vingt ans passés à la mine - ils garderont la santé. »
La même vague de licenciements et de plans sociaux qui touche l'Europe de l'ouest se déroule en ce moment en Pologne. Quelques exemples : l'entreprise nationale de transport aérien, LOT, a annoncé le 13 décembre que, pour éviter la faillite, il lui faut réduire ses coûts de 30 %. Elle envisage une très importante restructuration et son conseil d'administration doit décider des mesures permettant « l'évolution » des modes de travail et de licenciement des travailleurs. Dans l'automobile, à Tychy, 1 450 emplois sur 4 000 doivent être supprimés, Fiat rapatriant la production des Panda à son usine de Pomiglio près de Naples en Italie. Le journal Tygodnik Powszechny précise qu'à « l'âge d'or » de l'usine il y avait 6 000 travailleurs, qui sortaient 2 300 véhicules par jour. 30 à 40 000 personnes travaillant chez des sous-traitants de l'automobile risquent d'être touchés eux aussi. En mai 2012, il y a eu aussi des réductions de postes à Toyota Pologne.
Le chômage est en train d'augmenter rapidement. Des journaux font des reportages sur les chômeurs de longue durée qui, à bout de ressources et sans espoir de retrouver un travail, prennent des petits boulots payés de la main à la main, pour des tarifs inférieurs aux minima légaux. Autre signe de cette dureté des conditions de vie, la Pologne est le pays d'Europe où le plus de salariés doivent cumuler deux emplois, d'après l'étude du Bureau polonais pour la justice sociale déjà mentionné, et où 20 % des enfants vivant à la campagne ont un emploi rémunéré.
Et cet impact de la crise actuelle se surajoute à des conditions de vie déjà très dégradées. Ainsi, s'agissant de la santé, les rapports officiels, comme ceux de l'OCDE, qui justifient pourtant la privatisation des systèmes de soins à tout-va, jugent « médiocres » les résultats du pays dans ce domaine. La réalité vécue au quotidien par les patients n'a rien de « médiocre » : elle est très dure. Les délais d'attente sont très longs, les plus longs d'Europe selon ce rapport. Même pour consulter un généraliste, on peut devoir attendre plusieurs semaines. Pour une opération de la cataracte, pourtant dans une métropole régionale comme Wroclaw, l'attente est de quatre ans ! Évidemment, suivant l'épaisseur du portefeuille du patient ou du malade, les délais peuvent se réduire. Le développement de cliniques privées a accru cette inégalité devant les soins, qui était beaucoup bien moindre avant 1989. Suivant le rapport de l'OCDE de mars 2012 : « Les délais d'attente excessifs ont encouragé les paiements dissimulés, malgré les mesures anticorruption prises par le gouvernement en 2005... Les systèmes d'assurance privée parallèles entraînent une utilisation inappropriée des ressources publiques du fait d'un manque de transparence dans la délimitation entre l'emploi public et l'emploi privé. » Mais le problème majeur pour la majorité des gens est de devoir payer directement soins et médicaments. Et vu le niveau de vie des travailleurs, mais surtout des retraités ou des chômeurs, cela les oblige à différer des soins ou à y renoncer. Quant à la télévision, elle fait de l'humour noir quand elle regorge de publicités pour acheter sans ordonnance des produits contre les maux de tête, maux d'estomac, problèmes articulaires, avec bien sûr la mise en garde qu'il ne faut pas en abuser et consulter un médecin.
Le même creusement des écarts sociaux se retrouve dans la situation du logement. Dans nombre de petites villes isolées, dans les villes ou quartiers ouvriers, dans les régions pauvres à la campagne, l'état des logements est souvent mauvais. 20 % des logements du pays connaissent des problèmes de moisissure, et il y a encore des personnes qui vivent dans des logements sans chauffage, faute de pouvoir le payer. À l'autre bout de l'échelle sociale, dans le centre de Varsovie, il se construit de luxueuses résidences privées fermées et gardées.
Toute cette évolution, dramatique pour la population travailleuse, sur le plan économique comme sur le plan social et politique, montre quel sort a échu à la société polonaise, dans la lutte sans merci que se sont livré les différents capitalismes pour s'emparer des économies d'Europe centrale lorsqu'elles ont levée toutes les barrières à la pénétration du capital occidental. Une lutte encore plus féroce dans le contexte de la crise actuelle, qui durcit les conditions de vie de toute une partie des travailleurs.
Il n'y a pas d'échappatoire possible à cette situation dans le cadre de la société actuelle. Les vociférations nationalistes, telles celles de l'ex-président Kaczynski et de tout un monde politique chauvin qui lève la bannière de l'ultra-nationalisme, ne sont que des pitreries sinistres. Et elles ne pourraient que précipiter dans les bras de leurs pires ennemis ceux des travailleurs qui s'y laisseraient prendre. Quant aux rêves nostalgiques et plus doucereux d'un retour à une société passée qui peut apparaître aujourd'hui comme plus égalitaire, celle d'avant 1989, ils ne sont que des songes. Des fictions aussi illusoires que l'étaient les intentions prétendues égalitaires de l'ex-Démocratie dite populaire derrière laquelle se cachait bien mal une dictature sur et contre les classes laborieuses.
Les travailleurs polonais n'ont qu'une seule issue : lutter pour renverser ce capitalisme destructeur, lutter pour une société véritablement communiste, c'est-à-dire où ce sera la classe ouvrière qui exercera elle-même le pouvoir, cela seul peut sortir les sociétés surexploitées des confins de l'Europe capitaliste de la misère et de la barbarie. Et pour cela, en Pologne comme ailleurs, il est plus urgent que jamais que surgissent, parmi ceux qui veulent véritablement construire un avenir meilleur, débarrassé de toute exploitation et de toute oppression, des hommes et des femmes qui se donnent pour but de construire un parti communiste révolutionnaire. Un parti qui, ayant pour programme la défense consciente des intérêts sociaux et politiques de la classe ouvrière, lui permettra de sortir des impasses dans lesquelles on a dévoyé sa combativité et son énergie depuis des dizaines d'années en Pologne.
21 février 2013