La prolongation de la guerre civile en Syrie n'est pas sans conséquence pour les pays voisins, en particulier pour un pays dont le gouvernement avait développé des relations privilégiées avec le régime de Bachar al-Assad : la Turquie. Celle-ci est impliquée tant sur le plan économique que sur le plan politique et même militaire, un certain nombre d'incidents de frontière s'étant déjà produits. Elle l'est aussi, très directement, par l'afflux sur son territoire de réfugiés fuyant une situation devenue intenable pour eux en Syrie.
« Nos portes sont grandes ouvertes aux réfugiés syriens », déclarait il y a un an le ministre des Affaires étrangères turc Ahmet Davutoglu. Mais il a ensuite affirmé que la Turquie ne pourrait faire face si le nombre de réfugiés syriens y dépassait la centaine de milliers. Or, en décembre 2012, ce nombre avait déjà dépassé 150 000. Les autorités cherchent désormais à empêcher leur entrée sur le territoire turc, et des dizaines de milliers de candidats à l'exil se massent le long de la frontière pour tenter malgré tout de la traverser, tandis que d'autres fuient vers le Liban, la Jordanie, voire l'Irak.
L'arrivée de l'hiver dans les camps de tentes dressés à la hâte par l'armée turque y rend maintenant la situation encore plus précaire. Le mécontentement croît parmi des réfugiés dont beaucoup pensaient qu'ils ne seraient là que pour quelques semaines et qui voient maintenant la situation se prolonger. À plusieurs reprises des incidents ont éclaté entre des groupes de réfugiés et des policiers turcs. La tension augmente dans les régions où sont installés les camps, notamment dans la région du Hatay, autrement dit l'ex- sandjak d'Alexandrette, ancienne région syrienne annexée par la Turquie avant la Seconde Guerre mondiale avec la complicité de la France. Pour un certain nombre de forces politiques turques, l'afflux des réfugiés est l'occasion de tenter d'attiser les oppositions entre Turcs et Arabes, entre Turcs et Kurdes, ou bien encore entre musulmans sunnites et alaouites, qu'ils soient citoyens turcs ou réfugiés syriens.
Des difficultés turco-syriennes au « nouvel ottomanisme »
Pendant des décennies les relations entre Turquie et Syrie n'ont guère été bonnes, en particulier depuis que le parti Baath est à la tête de ce dernier pays. Sous Bachar al-Assad comme sous son père Hafez al-Assad, comme sous leurs prédécesseurs, le nationalisme syrien ne pouvait oublier ses revendications territoriales, en particulier ses revendications sur le Hatay désormais assimilé par la Turquie. Il faut ajouter que le régime turc s'est fait pendant des années le poste avancé de l'OTAN et des puissances occidentales contre l'Union soviétique, au moment où le régime syrien, à l'instar de celui de Nasser en Égypte, cherchait au contraire l'appui de l'URSS pour faire face aux pressions des puissances impérialistes.
Une autre source de tension entre les deux pays vient depuis des années des grands projets turcs de construction de barrages sur le fleuve Euphrate. À terme, 70 % de ses eaux pourraient être retenues par la Turquie pour servir ses projets d'irrigation en Anatolie, privant la Syrie d'une grande partie de ses ressources hydriques.
La mort d'Hafez al-Assad, l'arrivée au pouvoir de son fils Bachar en juin 2000 et la période de relative ouverture du régime syrien qui l'a accompagnée ont marqué cependant un début de dégel des relations entre Syrie et Turquie. Mais le véritable tournant a eu lieu après l'arrivée au pouvoir à Ankara du parti AKP de Recep Tayyip Erdogan en 2002. Les « islamistes modérés » de l'AKP, en accord avec leurs soutiens impérialistes et notamment avec les États-Unis, ont en effet défini une « nouvelle politique étrangère », souvent résumée en toute simplicité par les termes de « nouvelle politique ottomane ».
L'objectif défini par Erdogan était « zéro problème avec les pays voisins », mais il s'agissait surtout pour la Turquie, après la fin de la guerre froide, de tenter de reconquérir une partie de l'influence perdue sur ses voisins depuis la fin de l'Empire ottoman.
Pour la bourgeoisie turque, il s'agissait de profiter de l'ouverture de nouveaux marchés, au Moyen-Orient mais aussi en Asie centrale, pour prendre des positions commerciales et placer les produits de ses industries. En l'occurrence, ses intérêts rejoignaient souvent les intérêts du grand capital impérialiste dont elle est fréquemment l'intermédiaire. Pour nombre de firmes occidentales, de Mercedes à Fiat et de Renault à Toyota, la Turquie est en effet devenue une plate-forme d'exportation vers ces mêmes marchés du Moyen-Orient ou d'Asie centrale.
Enfin, pour l'impérialisme en général, le « nouvel ottomanisme » et l'influence croissante d'un régime turc vu comme sûr et stable, soucieux d'avoir « zéro problème avec ses voisins » - et surtout d'y faire des affaires - semblait pouvoir être un élément de stabilité économique et politique pour l'ensemble du Moyen-Orient, au moins jusqu'à un certain point. En tout cas cela pouvait être utile, dans une région aussi stratégique pour l'Occident non seulement pour ses approvisionnements en pétrole et en gaz mais aussi sur de nombreux autres plans, une région aussi que les interventions de l'impérialisme contribuent justement à déstabiliser.
Une grande et brève amitié
La Turquie, qui a avec la Syrie plus de 900 km de frontière commune, avait donc beaucoup développé ses relations avec celle-ci ces dernières années. Erdogan et Bachar al-Assad avaient déclaré être devenus comme des frères. Les réunions intergouvernementales, voire les conseils des ministres tenus en commun, s'étaient multipliés. Les épouses respectives des deux dirigeants avaient été mises à contribution pour illustrer cette nouvelle fraternité en s'affichant ensemble dans les médias.
Cette belle amitié turco-syrienne avait en tout cas des conséquences concrètes avec le développement des relations économiques. Les visas n'étaient plus exigés pour franchir la frontière et le commerce transfrontalier se développait. Les entreprises turques pouvaient désormais utiliser les voies terrestres de Syrie pour développer leur commerce vers ce pays et au-delà. On estime que, avant l'éclatement de la guerre civile, trois à quatre millions de personnes en Turquie vivaient directement du commerce avec la Syrie voisine.
C'est cette évolution qui est maintenant remise en question, non seulement par l'éclatement de la crise syrienne mais par les choix du gouvernement d'Erdogan.
Lorsque des mouvements de contestation ont commencé en Syrie en février 2011, prenant exemple sur ceux qui en Tunisie et en Égypte avaient abouti au départ des dictateurs Ben Ali et Moubarak, la première attitude des dirigeants impérialistes a été l'attentisme. Ils ont pu se contenter durant des mois de dénoncer en paroles la répression brutale du régime de Bachar al-Assad. En fait, ils espéraient secrètement que celui-ci réussisse à mater la contestation et que sa stabilité ne soit pas mise en cause, sachant que le régime syrien contribuait à sa façon à maintenir un certain équilibre dans la région.
Les dirigeants impérialistes n'en ont pas moins pris leurs précautions et commencé à prévoir le cas où le régime d'Assad aurait fini par s'écrouler. Mais plutôt que de se mettre en avant eux-mêmes, ils ont d'abord préféré que le régime turc et d'autres le fassent pour leur compte.
C'est ainsi que le gouvernement Erdogan s'est mis en avant, basant ses calculs sur le fait que la situation syrienne allait peut-être évoluer rapidement comme cela avait été le cas en Libye. C'est certainement avec les encouragements des États-Unis que le gouvernement turc a développé une stratégie s'appuyant sur le Conseil national syrien, organisme d'opposition au régime d'Assad créé largement avec son soutien. Parallèlement, conjointement avec l'Arabie saoudite et le Qatar, le régime turc contribuait à la formation de « l'Armée syrienne libre » (ASL), entraînant secrètement des milices « islamistes sunnites » dans des bases militaires de l'armée turque. Les députés de l'opposition turque ayant demandé à visiter ces bases se le sont vu interdire et un certain nombre de protestations ont alors eu lieu dans la presse.
En tout cas ces milices de l'ASL ont pu bénéficier de la complicité d'Ankara pour passer la frontière, mener des opérations militaires en territoire syrien et venir se replier en Turquie. Le gouvernement de l'AKP préparait ainsi le terrain pour une éventuelle option militaire en Syrie, tout en évitant aux puissances occidentales de s'engager elles-mêmes directement. Une première étape pouvait être la création d'une zone d'exclusion aérienne pour protéger les rebelles syriens de l'ASL de la répression du régime d'Assad. Une seconde étape pouvait être une intervention militaire de la Turquie, en tant que puissance membre de l'OTAN, afin de créer au nord de la Syrie une zone « libérée » où réinstaller les réfugiés syriens, et par la même occasion mettre la main sur cette région.
Cependant il ne s'agissait là, et il ne s'agit encore aujourd'hui, que d'une option. La résistance du régime de Bachar al-Assad n'a guère incité les dirigeants des États-Unis et l'OTAN à sortir de leur attitude prudente. Ils ont constaté en effet que face au régime syrien actuel il n'apparaissait pas de solution politique de rechange fiable, susceptible de mériter le plein appui des pays impérialistes. En tout cas le Conseil national syrien protégé d'Ankara ne leur inspirait pas cette confiance.
L'ASL elle-même ne semblait pas disposer d'une véritable direction. L'apparition parmi les rebelles syriens de groupes islamistes radicaux instaurant leur dictature dans les zones dites libérées, voire de djihadistes venus de différents pays arabes et se réclamant d'al-Qaida, tendait d'ailleurs à confirmer que cette opposition armée risquait d'être incontrôlable et que mieux valait, pour les dirigeants occidentaux, ne pas trop parier sur elle. Il faut ajouter que l'expérience de leurs précédentes interventions en Irak, en Afghanistan et même en Libye, et le chaos sur lequel elles ont débouché, ne leur donnent guère envie de s'engager dans ce qui peut se révéler un bourbier supplémentaire.
La situation de guerre civile s'est donc prolongée en Syrie, ajoutant chaque jour un peu plus de souffrances à un peuple pris entre la répression féroce et massive exercée par le régime de Damas et bien souvent les représailles ou les exactions de groupes armés peu soucieux de la vie de la population au nom de laquelle ils prétendent se battre. Comme elles l'ont souvent fait, les puissances occidentales pourraient tout simplement attendre que les destructions et l'épuisement de la population soient tels que n'importe quelle intervention soit considérée comme salvatrice et soit assurée de ne pas rencontrer d'opposition.
Les conséquences pour le régime turc
En attendant donc que la situation se dénoue en Syrie, et sans qu'on sache combien de temps cela peut durer, la Turquie commence à en faire les frais sur le plan économique. Le commerce turco-syrien est durement affecté par la guerre civile. Le secteur du tourisme à lui seul enregistrerait plus de deux milliards de dollars de pertes. Il faut y ajouter les exportations des produits textiles, des produits agricoles et le secteur du bâtiment. Si, globalement, les pertes du fait de la guerre en Syrie représentent une faible part de l'ensemble du commerce turc, elles sont très importantes pour une partie de la population frontalière, notamment au Hatay.
Mais, pire pour le gouvernement Erdogan, il devient clair que les dirigeants occidentaux, après l'avoir poussé à se mettre en avant, ne tiennent pas à laisser la Turquie tirer les marrons du feu de la crise syrienne. Autant son intervention a pu leur être utile, autant ils ont pu encourager jusqu'à un certain point le « nouvel ottomanisme », autant ils ne veulent pas qu'un pays quel qu'il soit puisse devenir la puissance dominante du Moyen-Orient. Mis à part le rôle particulier d'Israël dans leur stratégie, ce qui a été vrai pour l'Iran, l'Irak ou l'Égypte est aussi vrai pour la Turquie. Les puissances impérialistes, qui ont détruit l'Empire ottoman au 20e siècle, n'ont nulle intention de le laisser se reconstituer au 21e, sous quelque forme que ce soit.
C'est ainsi qu'on a vu naître en novembre 2012 une nouvelle tentative de rassembler une opposition syrienne crédible face à Bachar al-Assad. Baptisée Coalition nationale syrienne des forces de l'opposition et de la révolution, elle a visiblement été impulsée par les États-Unis et la France, avec cette fois le parrainage de l'Égypte. Le gouvernement français s'est aussitôt mis en avant, François Hollande affirmant reconnaître cette coalition comme seul « représentant légitime » du peuple syrien. On ne sait si cette coalition acquerra une crédibilité supérieure à la précédente, mais elle correspond à une tentative évidente d'empêcher la Turquie d'être maîtresse du jeu en Syrie après une chute de Bachar Al-Assad.
Le gouvernement Erdogan, loin de tirer profit de son engagement, en fait donc pour l'instant les frais. Ainsi, entre autres conséquences, l'armée du régime de Damas s'est retirée d'une grande partie de la région syrienne de peuplement kurde, le long de la frontière turque. En même temps, elle a pris soin de laisser des armes en bonne quantité à une formation nationaliste, le PYD (Parti d'union démocratique), très liée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui mène une guérilla contre l'armée d'Ankara au Kurdistan de Turquie. Le PKK a ainsi pu se renforcer militairement, notamment en se dotant de fusées antiaériennes. Cela augmente notablement les difficultés de l'armée turque à intervenir dans les régions kurdes comme elle le faisait si facilement auparavant avec ses hélicoptères et avions de chasse.
Ainsi, si le régime d'Assad est finalement obligé de laisser la place, au moins n'aura-t-il pas négligé de laisser un cadeau de départ empoisonné à son « frère » Erdogan. Il faut rappeler d'ailleurs que cette façon d'utiliser les minorités kurdes du pays voisin pour régler des comptes avec son régime fait partie des procédés habituels des pays concernés. De la Syrie à l'Iran et de l'Irak à la Turquie, chacun a utilisé à un moment ou à un autre une guérilla kurde pour créer des problèmes à son voisin, quitte à abandonner celle-ci à son sort du jour au lendemain pour peu qu'un règlement intervienne, comme ce fut le cas lorsque, en 1975, l'Iran cessa d'armer la guérilla kurde irakienne de Barzani. Ces expériences malheureuses n'ont cependant pas empêché les différents dirigeants nationalistes kurdes de continuer de se prêter au jeu des divers gouvernements.
Le procédé n'est d'ailleurs pas réservé aux seuls Kurdes. Ainsi la minorité turkmène d'Irak est l'objet de tous les soins du gouvernement d'Ankara, car un jour ou l'autre elle peut fournir le prétexte à une intervention militaire dans la riche région pétrolière irakienne de Kirkouk.
Bien sûr, pas plus que ses voisins, le régime syrien n'a eu un comportement démocratique vis-à-vis de sa minorité kurde, contre laquelle il a exercé une répression féroce depuis 1958, refusant même de lui accorder des cartes d'identité syriennes après le recensement de 1963. Mais il n'en a pas moins accueilli pendant des années des militants du PKK, notamment son leader Abdullah Öcalan, et aussi fermé les yeux sur le fait que des militants nationalistes kurdes de Syrie fassent partie du PKK. L'important était que leurs objectifs politiques les opposent au régime d'Ankara et non à celui de Damas. En laissant maintenant les mains libres, dans la région kurde de Syrie, à l'organisation nationaliste PYD, sœur du PKK, Assad est dans la continuité de cette politique.
Le gouvernement d'Erdogan, lui, se trouve donc maintenant face à un mouvement nationaliste kurde renforcé sur une grande partie de la frontière syrienne. La situation renforce également les tendances nationalistes kurdes d'Irak et même d'Iran. Le piètre résultat de sa politique affaiblit maintenant la position d'Erdogan, contesté dans ses choix jusque dans son propre parti. D'autant plus qu'il doit faire face maintenant à la dégradation de la situation économique.
Le gouvernement Erdogan vers l'heure de vérité
Ce gouvernement était fier de l'expansion économique exceptionnelle de la Turquie depuis une dizaine d'années, qui contrastait avec la crise mondiale. C'est ce qui lui a permis d'entretenir auprès de l'opinion l'illusion d'une nouvelle ère ottomane promettant à la Turquie une longue période de prospérité, et à ses voisins moyen-orientaux le dépassement des conflits et la paix sous la tutelle bienveillante d'Ankara. Mais on n'en est plus à parler de « zéro problème » avec les voisins et la chimère du « nouvel ottomanisme » s'évanouit, comme il était prévisible, en se heurtant aux réalités bien concrètes d'un Moyen-Orient en crise permanente et où l'impérialisme ne tolère pas d'autre domination que la sienne. Et elle se heurte aussi maintenant aux conséquences de la crise mondiale.
Le gouvernement turc n'est plus à l'heure des fanfaronnades. Outre les conséquences de la guerre civile en Syrie et la perte d'une partie des marchés qu'elle s'était ouverts, la Turquie commence à subir les conséquences des difficultés économiques de l'Union européenne, avec laquelle se fait une grande partie de son commerce. D'autre part le secteur du bâtiment, qui lui aussi était en expansion, commence à présenter des symptômes de crise, telle la faillite récente d'une grosse société du bâtiment.
C'est donc un tournant qui se dessine, y compris dans la situation économique. Le patronat et le gouvernement s'apprêtent à en faire payer les conséquences aux travailleurs turcs, au moment même où dans certains secteurs ceux-ci réclament de voir enfin les résultats des progrès tant proclamés.
Ainsi on a assisté récemment à une grève pour les salaires aux usines Renault de Bursa, échappant au contrôle syndical et se concluant malheureusement par de nombreux licenciements. Mais c'est depuis mars 2012 que l'on voit apparaître des mouvements de contestation dus à la dégradation du pouvoir d'achat. À l'usine Bosch de Bursa, les travailleurs ont exprimé leur mécontentement en « démissionnant » collectivement du syndicat pro-patronal afin d'essayer d'obtenir de meilleures augmentations de salaire et conditions de travail. Des mouvements ont également eu lieu chez Arçelik (électroménager), Ford, Fiat, BMW.
Enfin, au mois d'août dernier, dans une zone industrielle de Gaziantep près de la frontière syrienne, 600 travailleurs d'une usine de textile se sont mis en grève - une grève illégale selon la loi turque -, rejoints rapidement par ceux de plusieurs autres usines de la zone. Le mouvement a impliqué au plus haut 4 800 personnes qui, en l'absence de syndicat, ont été représentées par un comité de lutte. Les patrons de ces usines ont rapidement fait des concessions sur les salaires car le mouvement risquait d'embraser toute la zone industrielle, soit plusieurs dizaines de milliers de travailleurs. Même les patrons non directement concernés ont cédé, de peur que le mouvement ne se généralise.
Sur d'autres plans aussi, l'heure de vérité approche pour le gouvernement Erdogan. Ni le problème de Chypre, ni celui de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne n'ont trouvé de solution. Enfin, le gouvernement parle depuis longtemps de régler le problème kurde par des négociations, mais n'a rien résolu de fondamental : il se trouve dans la même situation qu'auparavant, avec un conflit armé qui au contraire prend de l'ampleur. À part le fait d'accorder aux Kurdes le droit de parler leur langue y compris dans les tribunaux, ce qui n'a été concédé qu'à la suite de la grève de la faim des prisonniers politiques kurdes, sur les autres points le gouvernement n'a fait que semblant de céder.
Une nouvelle tentative a été faite en décembre 2012 avec la rencontre entre le chef des services turcs de renseignement (MIT) et le leader du PKK Öcalan dans sa prison d'Imrali, en mer de Marmara. S'il est trop tôt pour dire si elle débouchera cette fois sur un accord, elle a déjà entraîné des difficultés avec l'assassinat, à Paris le 9 janvier, de trois militantes du PKK, dont une dirigeante très proche d'Öcalan, Sakine Cansiz. On ne connaît ni les mandants ni les exécutants de ce triple meurtre, mais il est évident qu'ils tentent de faire achopper la négociation.
Enfin, l'usure du pouvoir aidant, on a constaté une détérioration des relations à l'intérieur de l'AKP, qui est en fait une coalition de trois forces : la confrérie islamiste d'Erdogan, celle du président de la République Abdullah Gül et une partie de l'ancienne droite classique qui est en train de se fissurer. Ces derniers mois également on constate une concurrence entre Gül et Erdogan en vue de la prochaine élection présidentielle.
On voit maintenant le gouvernement AKP augmenter la répression, en contradiction avec tous les discours d'Erdogan se présentant comme le héros de la démocratie face aux tentations putschistes des généraux kémalistes. Des exemples récents l'illustrent, comme la menace d'arrestation du pianiste Fadil Say mondialement connu, l'emprisonnement de l'étudiante franco-turque Sevim Sevimli, l'arrestation de l'éditeur et militant Ragip Zarakolu et de l'universitaire Büsra Ersanli, l'acharnement judiciaire contre la sociologue et militante Pinar Selek, etc., et surtout l'arrestation de 11 000 militants kurdes et de plus de 2 000 étudiants ces deux dernières années. Le nombre de personnes en prison, qui était de 80 000 en 1980, est maintenant de 130 000.
Des plaies toujours bien présentes
La crise syrienne pourrait contribuer à déstabiliser toute la région moyen-orientale, d'autant plus qu'elle s'ajoute à d'autres, en Égypte, au Yémen, en Tunisie, en Libye et bien sûr en Palestine. Il n'est pas étonnant qu'elle touche aussi la Turquie qui, poussée par les dirigeants occidentaux, a voulu s'impliquer directement dans cette crise. Cela n'est d'ailleurs sans doute pas fini : l'installation de missiles Patriot de l'OTAN à la frontière turco-syrienne montre que les dirigeants occidentaux sont prêts à utiliser les ressources militaires de la Turquie s'ils décident d'intervenir en Syrie. Mais il est déjà évident que la Turquie en ferait les frais, sans en retirer aucun bénéfice.
Bien sûr, il en faudra sans doute plus pour ébranler la stabilité du régime turc lui-même. Mais cela peut marquer le début de la fin de l'« état de grâce » prolongé dont bénéficie depuis dix ans le gouvernement de l'AKP.
Cet « état de grâce » s'explique par la conjoncture économique exceptionnellement favorable dont a bénéficié la Turquie dans la période de gouvernement de l'AKP entre 2002 et aujourd'hui. Il s'explique aussi par les mauvais souvenirs qu'a laissés à la population turque toute la période précédente, marquée par les crises financières, les scandales à répétition et la succession rapide de gouvernements minés par la corruption, qu'ils soient sociaux-démocrates ou de la droite classique. Au regard de cette période chaotique, le gouvernement AKP peut facilement se vanter d'avoir apporté stabilité, prospérité, honnêteté et même démocratie.
Il n'y a cependant pas à chercher très loin pour démentir ces affirmations. Les travailleurs, en particulier, commencent à se lasser de discours sur une prospérité dont ils ne voient guère la couleur. Il suffit de dire que l'augmentation du salaire minimum, passé au 1er janvier 2013 à 774 livres turques net, soit environ 330 euros, est loin de compenser une inflation qui tend à rapprocher les prix des niveaux européens. Il faut ajouter à cela l'absence de véritable liberté syndicale, la toute-puissance du patronat, l'arrogance du gouvernement et celle de la police, de la justice et de tout un appareil d'État qui, quels que soient les discours, se comportent toujours avec le même arbitraire.
Ces plaies sont en fait toujours là et, à l'heure où la politique du « nouvel ottomanisme » montre ses limites et où la conjoncture économique devient moins favorable, la crise syrienne est en train d'accélérer une évolution qui dissipe les effets anesthésiques des discours d'Erdogan.
16 janvier 2013