C'est précisément au moment où se mettaient en marche les machineries électorales respectives de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy, désignés par la presse comme les principaux candidats, qu'implosait la mouvance de la "gauche anti-libérale", qui avait ambitionné d'ouvrir une troisième voie. Le mouvement était pourtant parvenu à se donner une plateforme commune à la réunion nationale des collectifs unitaires et populaires, le 10 septembre 2006, à Saint-Denis. Ceux qui avaient posé leur candidature pour représenter la "gauche anti-libérale" à l'élection présidentielle se revendiquaient désormais d'un seul et même programme politique. Il ne restait donc qu'à choisir parmi cinq postulants, Marie-George Buffet, Clémentine Autain, José Bové, Yves Salesse et Patrick Braouezec. Et voilà que ce choix fait capoter toute l'opération, en route depuis le succès du "non" au référendum sur la Constitution européenne.
Pourtant, à en juger par le résultat des votes, les collectifs ont désigné un vainqueur en la personne de Marie-George Buffet. Parmi les 569 collectifs qui ont fait remonter leur choix, 54,8% d'entre eux l'auraient placée en tête, loin devant Clémentine Autain (22,5%) ou Yves Salesse (19,5%). José Bové, qui venait de retirer sa candidature et boudait dans son coin, recueillait malgré tout 2,9%. Mais, à peine le résultat annoncé, les autres composantes de ce mouvement hétérogène, allant des minoritaires de la LCR à ceux des Verts, en passant par les amis du sénateur PS Jean-Luc Mélenchon et ceux de José Bové, se sont fait entendre les unes après les autres pour dire que, même désignée par une majorité dans les collectifs, la dirigeante du PCF ne pouvait pas être candidate de l'ensemble du mouvement. Marie-George Buffet eut beau jurer qu'elle quitterait ses fonctions à la tête du parti dès le mois de janvier 2007, rien n'y fit ! Comme l'a formulé Jean-Jacques Boislaroussie, des Alternatifs, "une candidate proposée par le PCF, validée dans le parti par un vote à 96% et élue au sein des collectifs par les militants communistes, est une candidate du PCF. Personne n'acceptera de partir derrière elle".
Et un certain nombre de porte-parole du collectif national unitaire, dont Claire Villiers et Christian Picquet, ainsi que deux des candidats à la candidature, Clémentine Autain et Yves Salesse, lançaient un "appel aux militantes et militants communistes" "pour les adjurer de ne pas commettre l'irréparable". Et d'évoquer toutes sortes de candidatures de dernier recours, du député européen PCF Francis Wurtz au sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon. Tout sauf Buffet, en somme.
Le rejet n'est pas nouveau. José Bové avait entonné la chanson bien avant que la consultation des collectifs ait eu lieu et avait annoncé qu'il n'était pas question d'accepter que la chef d'un parti comme le PCF puisse représenter l'ensemble du mouvement...
Il est à remarquer que tous ces gens, qui se sont posés en porte-parole du mouvement de la "gauche anti-libérale", ne reprochent pas à Marie-George Buffet d'avoir été ministre de Jospin et d'avoir ainsi cautionné pendant cinq ans sa politique "sociale-libérale" que le mouvement de la "gauche anti-libérale" prétend combattre. Non, ce qu'ils lui reprochent, c'est d'être la dirigeante du PCF. Le fait que Marie-George Buffet persiste et signe, avec l'appui de son parti consulté une deuxième fois sur la question, la fait passer, à leurs yeux, pour la responsable de l'échec du regroupement si bien parti de la "gauche anti-libérale". Etant donné le rôle moteur militant du PCF dans cette opération, c'est accuser ce dernier d'avoir tué un regroupement qui, sans lui, n'aurait pas pu naître. Et depuis, tous ces courants ou individus, les uns déçus dans leurs illusions, les autres dans leurs ambitions, parlent du "passage en force" de Marie-George Buffet ou du "coup de force" du PCF.
La bulle de savon a, en tout cas, éclaté. C'est bien d'une bulle de savon qu'il est question, chatoyante, pour plaire à ceux qui voulaient bien y croire, mais destinée tôt ou tard à éclater.
Pendant les vingt mois qui ont séparé le succès du "non" au référendum sur la Constitution européenne de l'échec de l'opération du regroupement de la "gauche anti-libérale", ses initiateurs ont prétendu incarner et diriger une dynamique unitaire. Et de montrer sur moult photos ces tribunes où se retrouvaient côte à côte des gens issus du PCF, de la LCR, des Alternatifs, des Verts, de la minorité socialiste, etc. Et d'égrener le nombre de participants à ces meetings unitaires. Et de prétendre incarner un courant venant du "peuple de gauche", opposé à la droite, bien sûr, mais aussi à la direction du PS qui, en appelant à voter "oui" au référendum sur la Constitution européenne au côté de Chirac, a consacré son engagement dans un sens social-libéral.
En somme, contre la droite et face à la gauche dite sociale-libérale, une nouvelle force politique aurait été en train de surgir, capable de donner une autre alternative à la vie politique française que celle entre une droite de plus en plus à droite avec Sarkozy et une gauche ressemblant de plus en plus à la droite.
Nous ne discuterons pas ici des idées politiques de cette mouvance, telles qu'elles apparaissent dans le salmigondis de la plateforme politique que le candidat du mouvement aurait cherché à populariser lors de l'élection présidentielle - s'il y avait eu un candidat. C'est une juxtaposition d'affirmations, de phrases où, comme dans une auberge espagnole, chacun apporte ce qu'il veut et peut : un peu de socialisme, un peu de féminisme, un peu d'écologie, quelques revendications concernant les salariés. L'étiquette pour désigner l'ensemble, "gauche anti-libérale", avait précisément pour avantage de ne rien signifier, chacun pouvant donner au qualificatif "anti-libéral" le contenu qu'il voulait.
Par rapport au "programme commun" de feu l'Union de la gauche, cosigné il y a trente-cinq ans par le PS, le PCF et les radicaux de gauche, la plateforme de la "gauche anti-libérale" est, en tout cas, d'une fadeur remarquable !
Mais l'échec de l'opération de la "gauche anti-libérale" n'est pas une conséquence du contenu de son programme. Pas plus que le programme - ou l'absence de programme - ne furent, en leur temps, à l'origine du demi-échec du PSU ou du bide complet de la candidature Juquin en 1988.
Contrairement aux affirmations de ses initiateurs, il n'y a jamais eu de dynamique unitaire. Il y a eu une opération politique qui n'a pu survivre pendant vingt mois que parce qu'elle était portée par des militants, en premier lieu ceux du PCF et, à une échelle plus modeste, ceux de la LCR. Cette dernière y a participé pleinement pendant plusieurs mois et, lorsque Olivier Besancenot a annoncé sa candidature, sa minorité y est restée.
Le PCF en particulier, ne serait-ce que par l'engagement massif de ses militants, a joué un rôle majeur dans la propagation des illusions au sujet de cette tentative, ses dirigeants, sa presse, ses tracts répétant l'idée que la dynamique du rassemblement anti-libéral était tellement puissante qu'elle pouvait porter le ou la candidate du rassemblement au deuxième tour. L'Humanité ajouta même à cette stupidité que la dynamique pouvait déboucher sur "une majorité populaire pour constituer un gouvernement", l'affirmation subliminale étant que non seulement la "gauche anti-libérale" pouvait être au second tour, mais était capable de l'emporter. C'était une escroquerie de prétendre cela, mais le PCF pouvait d'autant plus se le permettre qu'il avait la caution de toutes les autres composantes de la "gauche anti-libérale" qui allaient répétant de meeting en meeting la même ânerie.
Les dirigeants du parti communiste n'avaient certainement pas la naïveté de croire leurs propres discours. Le PCF avait ses propres objectifs dans l'opération. Se présenter comme l'élément moteur du rassemblement de la "gauche anti-libérale" était une tentative d'élargir sa base électorale qui s'est rétrécie comme peau de chagrin au fil des élections avec, lors de la présidentielle de 2002, les tristes 3,7% recueillis par Robert Hue. En outre, apparaître sous le couvert d'un regroupement de la "gauche anti-libérale", aux contours certes flous mais censés être bien plus larges que ceux du PCF, permettait au PCF de renouveler son langage tout en conservant la même stratégie politique d'alignement derrière le PS qui est la sienne de longue date.
Sortant de cinq ans de collaboration au gouvernement Jospin, qui lui ont valu de perdre un million six cent mille de ses électeurs à la présidentielle de 2002, le PCF tentait ainsi de faire oublier ces cinq ans. Et Marie-George Buffet d'affirmer qu'on ne l'y reprendrait plus !
Voilà pourquoi le parti communiste s'est investi dans l'aventure. Pas seulement au niveau de sa direction. Le PCF ne s'est pas contenté d'envoyer Marie-George Buffet prendre la parole dans les meetings. Il a surtout envoyé ses militants investir les collectifs de la "gauche anti-libérale" et, là où il n'y en avait pas, en créer.
José Bové se contentait de faire don de sa personne à la tribune des meetings. D'autres, de Patrick Braouezec à Yves Salesse, en passant par Clémentine Autain, soignaient chacun leur image auprès de la presse pour être présentés comme l'incarnation du mouvement. Pendant ce temps, les militants communistes de base faisaient le travail sans lequel ce mouvement n'aurait même pas atteint la faible ampleur qu'il a atteinte.
Mais ce faisant, l'objectif du PCF était avant tout d'améliorer un tant soit peu le rapport de forces électoral pour discuter dans une meilleure position avec le PS, en vue d'autres élections, législatives et municipales. Plusieurs députés du PCF ont été élus, en 2002, comme candidats uniques de la gauche. Sans un accord avec le PS, le PCF perdrait plusieurs sièges de députés et, par la même occasion, la possibilité de disposer d'un groupe communiste à l'Assemblée nationale. Quant aux municipales et aux cantonales de 2008, l'absence d'une entente avec le PS serait désastreuse pour le parti communiste.
Le rassemblement de la "gauche anti-libérale" est donc le détour que le PCF avait choisi pour redorer son blason, mais surtout pour se rendre plus intéressant aux yeux du PS en tant que ramasse-voix sur sa gauche.
Le calcul de la direction du PCF a-t-il été judicieux ? Sur le plan électoral, le score de Marie-George Buffet à la présidentielle le dira car il n'est pas dit que passer, même injustement, pour celui qui a rompu l'unité du camp de la "gauche anti-libérale" ne finira pas par faire oublier l'effort consenti pour l'avoir bâti.
Sur le plan organisationnel, à en croire une certaine presse, le PCF paierait déjà de ne pas s'être effacé devant une candidature "anti-libérale" moins marquée du côté du PCF. Récemment, Libération titrait : "Le PCF perd de ses ouailles unitaires : démissions, cartes rendues...". Il est vrai que cette presse-là est particulièrement complaisante envers les "réformateurs" du PCF et a tendance à grossir les difficultés de la direction. Mais il est tout aussi vrai qu'à force de faire semer des illusions "unitaires" par ses militants, c'est surtout eux que la direction trompe. D'autant plus facilement que, lorsque cela se produit, il se trouve pour ainsi dire inévitablement dans la direction elle-même ou sur ses marges des gens pour tenter leur chance en s'appuyant sur les déceptions. C'est ainsi qu'un Pierre Zarka, stalinien bon teint dans le passé, devenu un des chefs de file des "refondateurs", vient de démissionner avec fracas du comité exécutif du parti, en accusant la direction d'avoir "torpillé une dynamique extraordinaire".
A une échelle plus petite et par manie d'accrocher son wagon à tous les trains en marche sans même s'occuper de savoir s'ils sont réellement en marche, la LCR s'est engagée dans le même scénario, et avec des conséquences analogues. Ses militants ou, en tout cas, une bonne partie d'entre eux se sont fait les militants du rassemblement de la "gauche anti-libérale". Ils en ont chanté les louanges. Olivier Besancenot et Alain Krivine ont occupé pendant des mois les tribunes à côté de José Bové, Patrick Braouezec, Marie-George Buffet, Yves Salesse, Clémentine Autain et Jean-Luc Mélenchon, contribuant par là à accréditer l'idée d'une proximité politique, mais aussi semant l'illusion que cette opération représentait un avenir pour les déçus de la gauche gouvernementale.
Pour la présidentielle, la LCR a, comme le PCF, mis deux fers au feu : se présenter dans le cadre de la mouvance de la "gauche anti-libérale" ou au nom de sa propre formation. Le PCF a pu, lui, laisser les deux fers jusqu'au bout, ayant suffisamment d'élus pour trouver même au dernier moment le nombre de signatures d'élus nécessaire pour se présenter à la présidentielle. Il n'en a pas été de même pour la LCR qui, la première, a été obligée de rompre l'unité fictive du rassemblement pour se donner le temps de trouver les parrainages nécessaires pour Olivier Besancenot. Une minorité a continué l'aventure, Christian Picquet remplaçant simplement Olivier Besancenot et Alain Krivine à la tribune des meetings.
Du coup, la LCR, qui se voulait unitaire parmi les unitaires, a été la première en date à passer pour un facteur de division.
Même en décrochant de l'aventure bien avant le PCF, la LCR a perdu cependant un temps précieux. Elle est partie très tard à la recherche de signatures d'élus et, de surcroît, il n'est pas dit que, même maintenant que l'aventure du regroupement de la "gauche anti-libérale" se termine piteusement, sa minorité ait envie de s'engager pleinement derrière la candidature d'Olivier Besancenot.
Alors, bien sûr, le mouvement de la "gauche anti-libérale" n'était pas composé seulement de militants du PCF et de la LCR, ni même de minorités se revendiquant d'autres formations politiques. Y ont contribué bien d'autres mouvances, aux contours plus vagues, des Verts en rupture de ban, des alternatifs, des altermondialistes, des associatifs sans engagement politique affirmé, voire des gens tout à fait anti-organisations et apolitiques.
Que représentent-ils sur le plan électoral par rapport au PCF ou à la LCR ? On ne le saura jamais - sauf rebondissement de dernier moment, car il se trouve encore des fans qui ne désespèrent pas d'une candidature Bové. Si les candidats à la candidature n'ont pas manqué, c'était apparemment à condition qu'il y ait des militants qui fassent leur campagne. Il faut croire qu'ils sont assez réalistes cependant pour ne pas se lancer dans le combat sans les militants du PC et, dans une moindre mesure, de la LCR.
José Bové s'est désisté avant même la consultation des militants anti-libéraux dès qu'il a senti que cette consultation serait favorable à Marie-George Buffet. Quant à Clémentine Autain, elle va répétant qu'elle ne veut pas ajouter la division à la division en se présentant.
Il n'est pas dit cependant que les législatives ne suscitent pas de nouvelles vocations unitaires et qu'à leur approche ne resurgissent les discours sur la nécessité de regrouper la "gauche anti-libérale".
Pour notre part, tout en appelant à voter "non" au référendum sur la Constitution européenne, en mai 2005, nous n'avons jamais participé à la tentative de regroupement qui s'en est suivie. Nous avons toujours dit que le vote "non" ne pouvait pas cimenter une nébuleuse avec des composantes aux idées différentes, voire contradictoires, et qu'il n'y avait aucune dynamique unitaire en cours venant de larges couches auparavant non politisées. Rien de semblable à ce qui s'est produit, par exemple, au lendemain de mai 68. Nous n'avons pas voulu participer à une opération de tromperie.
L'histoire de la participation gouvernementale des partis de gauche est jalonnée de tentatives pour capitaliser, au profit d'une formation nouvelle, les déceptions, les frustrations, engendrées par les trahisons inévitables de la gauche au gouvernement. Les promoteurs de ces tentatives, quand ils n'ont pas disparu de la scène politique, ont tous fini dans le giron du PS - ou, pour Juquin, des Verts-, montrant par là que, s'ils voulaient profiter d'un courant réel ou supposé, ce n'était pas pour se battre pour une politique opposée à celle de la gauche gouvernementale.
Mais faut-il rappeler le passé ? L'attitude des principaux acteurs de l'opération "rassemblement de la gauche anti-libérale" est assez éloquente.
Celle du PCF en premier lieu. Malgré ses mensonges grossiers sur les possibilités du rassemblement, il n'a jamais caché que sa stratégie politique était l'entente avec le PS dans son ensemble, et pas seulement avec sa supposée aile anti-libérale. Dans une interview donnée à Libération du 5 janvier 2007, Marie-George Buffet inaugure les nouvelles nuances du vocabulaire du PCF, adopté à la suite de l'effondrement de la tentative de "regroupement anti-libéral de gauche" : "Nous voulons porter au gouvernement une politique radicale qui affronte le libéralisme, qui engage des réformes qui secouent vraiment, sur la redistribution de l'argent, le pouvoir des salariés dans l'entreprise, etc. C'est une gauche radicale de gouvernement que nous voulons". Pardi !
Même si Ségolène Royal est élue, et si elle consent à prendre quelques ministres issus de cette "gauche radicale de gouvernement", ces ministres n'auront pas la possibilité de secouer quoi que ce soit, pas plus que Marie-George Buffet ne l'a fait dans le gouvernement de Jospin.
Marie-George Buffet est quand même obligée d'user et d'abuser du mot "radical" avant les élections, histoire de ramasser des voix, si faire se peut, du côté de l'électorat putatif de feu le "rassemblement anti-libéral" de gauche.
Jean-Luc Mélenchon, autre figure marquante d'abord du "non de gauche" au référendum, puis de l'opération qui s'en est suivie, n'a pas les mêmes obligations. Il annonce sans fioritures son ralliement, dès avant le premier tour, à la candidate officielle du PS, Ségolène Royal, "la seule efficace pour atteindre le programme commun le plus élémentaire, être présent au deuxième tour et battre la droite".
Il n'est pas difficile de prévoir que d'autres suivront cette voie parmi ceux qui, il y a peu, opposaient bruyamment la "gauche anti-libérale" qu'ils prétendaient incarner au "social-libéralisme" de la direction du PS.
8 janvier 2007