France - L'Etat et les chemins de fer : un vieux mariage d'affaires

Εκτύπωση
Eté 2006

Tout comme la fourniture d'énergie, l'acheminement du courrier, les routes, etc., le chemin de fer fait partie des services dits publics. Tout comme les autres «services publics», il a toujours fonctionné dans l'intérêt du système économique capitaliste, et cela même depuis qu'il est nationalisé. Pour être utile à l'ensemble de la population, il n'en a pas moins comme rôle prioritaire de fournir à moindre coût au patronat ce qui est indispensable au fonctionnement de ses entreprises.

Depuis ses débuts, l'histoire du chemin de fer illustre les liens qui s'établissent, à travers une activité de service public, entre l'État et les groupes capitalistes, avec selon les moments et les besoins une participation plus ou moins importante de l'État. Lorsque le chemin de fer était entre les mains de compagnies capitalistes privées, l'État aidait, finançait, subventionnait et épongeait les déficits. La nationalisation des compagnies de chemin de fer intervenue en 1937 et la création de la SNCF, si elles ont officialisé la prédominance de l'État et ont mis fin au morcellement des réseaux, n'ont cependant pas libéré le chemin de fer des intérêts privés. Cela n'a rien changé pour les actionnaires des compagnies privées, qui passèrent accord avec l'État et dont les intérêts financiers ne furent pas ébréchés. Cela n'a rien changé non plus du point de vue des objectifs poursuivis par la nouvelle société nationale, qui ne ménagea pas ses efforts pour fournir des services à des tarifs bradés aux entreprises, mais pas aux voyageurs. Dans la construction puis l'exploitation des lignes de chemin de fer, les compagnies privées avaient recherché profit et rentabilité. Lorsque la SNCF prit la relève, parce que les chemins de fer n'étaient plus considérés comme assez rentables, ce fut pour soulager les compagnies privées, leur permettre de placer leurs capitaux dans des secteurs économiques plus rentables tout en leur fournissant le service indispensable d'un chemin de fer à bon marché. Le budget de l'État finit toujours d'une façon ou d'une autre par être utilisé pour servir les intérêts de capitalistes privés.

Aujourd'hui, la SNCF est une grande entreprise nationalisée, qui inscrit en tête de ses objectifs la rentabilité, les bénéfices, la productivité, comme ses dirigeants le répètent à satiété. C'est dire combien on est loin de la préoccupation de fournir un service efficace, le meilleur possible, à l'ensemble de la population et c'est aussi montrer combien la notion de nationalisation ne recouvre pas celle de service public.

Pour l'instant, rien ne permet de dire que la direction et le gouvernement préparent un démantèlement comparable à ce qui s'est fait en Angleterre sous le gouvernement Thatcher, avec la vente «par appartement» de l'entreprise et son éclatement en multiples sociétés privées. Si cela advenait, il s'agirait incontestablement d'une régression importante et d'une aberration du point de vue du fonctionnement du réseau comme du point de vue des intérêts de la collectivité, des usagers et des cheminots. Mais la recherche de la rentabilité, qui conduit à la fermeture de lignes dites secondaires et de gares de banlieue, à l'abandon des investissements destinés à développer les réseaux autour des villes servant à transporter au quotidien la population travailleuse, au profit des réalisations de prestige et des trains à grande vitesse, constitue déjà une régression.

L'Etat pose les premiers rails et trace une voie en or aux compagnies privées

Si, en Angleterre, la construction et l'exploitation des chemins de fer ont été laissées à l'entière initiative de compagnies privées, en France, l'État a joué dès le début un rôle important.

Le chemin de fer vit le jour en 1827 mais ne commença à se développer vraiment qu'en 1840. Il fallut que l'État prenne les choses en mains et lance les grands travaux nécessaires au tracé et à la construction des premières voies ferrées importantes, convergeant vers Paris (entre autres Paris-Lyon-Marseille, Paris-Orléans), pour que le capital privé trouve intérêt à s'y investir. Une loi de 1842 fixa les modalités des concessions faites par l'État aux compagnies privées de chemin de fer. Il fournissait les terrains, finançait les travaux de construction des infrastructures, s'engageait à payer les intérêts des emprunts des compagnies en cas de déficit et garantissait le revenu des obligations émises par les compagnies. Des conditions aussi favorables entraînèrent une fièvre spéculatrice de la grande bourgeoisie sur les chemins de fer. Les compagnies se multiplièrent ainsi que leurs liens avec les politiciens. À propos de cette période, Karl Marx écrivit dans son ouvrage Les luttes de classes en France : «La classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en rejetaient sur l'État les principales charges et assuraient à l'aristocratie financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu'on découvrit, par hasard, que tous les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient ensuite, à titre de législateurs, l'exécution de chemins de fer pour le compte de l'État.» En 1844, la banque Rothschild demanda et obtint la concession de la ligne Paris-Lille, qui devint un an plus tard, après absorption de petites lignes locales, la Compagnie du Nord. Elle assura le trafic vers les régions minières du Nord, de la Belgique et de la Grande-Bretagne et devint rapidement une des plus importantes compagnies ferroviaires. Les conditions offertes permirent à d'autres de construire des lignes, ou bouts de ligne. Elles étaient plus ou moins viables selon les régions qu'elles couvraient et selon le trafic qu'elles assuraient, mais plutôt moins que plus puisque, dès 1846, leur déficit représentait un tel gouffre pour les finances de l'État qu'il envisagea leur rachat comme mesure d'économie.

Le Second Empire tint à donner plus largement confiance aux banques afin qu'elles investissent dans la constitution d'un réseau ferré indispensable au développement économique du pays, et plus particulièrement aux barons de l'acier (qui fournissaient les rails) et aux métallurgistes (qui construisaient les locomotives, les wagons et les voitures). Une des premières mesures prises fut de favoriser la constitution de véritables monopoles ferroviaires, par la fusion des vingt-sept compagnies privées existant alors en cinq grandes compagnies : la Compagnie du chemin de fer Paris-Lyon Méditerranée (PLM), la Compagnie Paris-Orléans, la Compagnie du Nord, la Compagnie de l'Est et la Compagnie du Midi. Des conventions plus avantageuses encore étaient établies entre les nouvelles compagnies et l'État, qui garantissait un intérêt de 4% pendant cinquante ans aux capitaux qui s'investiraient dans la construction des quelque 8000 kilomètres de nouvelles lignes prévues. L'État de son côté prit en charge les petites compagnies et les lignes déficitaires qui n'entraient pas dans les régions investies par les grandes compagnies (essentiellement dans l'ouest du pays) et constitua la Compagnie des chemins de fer de l'État. Cette politique permit l'extension du réseau qui passa de 3558 km en 1851 à 17000 en 1870 et un peu moins de 20000 en 1878.

Le cadeau de la convention de 1883

La Troisième République s'attacha à soulager encore les banquiers propriétaires de tout ce que le chemin de fer comptait de canards boiteux. L'État leur racheta à des conditions très favorables 840kilomètres dans l'est de la France afin de les céder à l'Allemagne, ainsi que prévu dans le traité qui suivit la guerre de 1870. Un peu plus tard, en 1878, l'État racheta 1 500 km de lignes déficitaires de petites compagnies en Charente, en Vendée, etc. Puis en novembre 1883, une nouvelle convention particulièrement généreuse fut signée entre l'État et les cinq grandes compagnies privées.

Les grandes compagnies devenaient concessionnaires de leurs réseaux pour une durée de plusieurs décennies. En échange de la garantie financière de l'État, elles étaient tenues d'effectuer les travaux nécessaires sur leurs réseaux et de se soumettre à un contrôle en ce qui concernait les salaires, les tarifs pratiqués et les horaires des trains. La garantie financière de l'État leur permettait de se financer à coups d'emprunts.

Les compagnies tirèrent le maximum de profit de cette convention sans remplir leurs engagements d'investissements. Aux travaux, à l'entretien, aux modernisations nécessaires, les compagnies consacrèrent le minimum, laissant voies, ateliers, matériels, gares, en l'état. Le gouvernement comptait sur la mise en œuvre de ces concessions pour développer le réseau ferré au niveau local, de façon à mailler réellement le territoire. Mais les compagnies ne s'intéressèrent qu'aux lignes les plus rémunératrices, laissant les lignes secondaires à de petites compagnies qui se mirent à foisonner : 222 à la fin du 19e siècle exploitaient des réseaux représentant seulement en moyenne 77 kilomètres. Les petites compagnies comme les grandes s'endettaient sans autre considération que les gains de leurs actionnaires.

Au début du 20e siècle, le réseau national était effectivement plus dense, mais le déficit de certaines compagnies était devenu à tel point important que le rachat par l'État, via la Compagnie des chemins de fer de l'État, s'imposa de nouveau. En particulier, le déficit grandissant de petites compagnies transformait en puits sans fond la clause de garantie financière prévue dans la convention de 1883. Le rachat de la Compagnie de l'Ouest, par exemple, fut décidé en 1908 parce qu'elle devait à l'État 515 millions de francs, soit près de la moitié de la dette totale des chemins de fer. Mais ce rachat se fit dans des conditions qui préservaient au centime près les intérêts privés.

La Compagnie des chemins de fer de l'Ouest avait été constituée le 13 juin 1855. Elle exploitait un réseau de 5902km dont la concession devait expirer le 31 décembre 1956. En 1908, son rachat fut voté par les députés et approuvé à l'unanimité par l'assemblée des actionnaires. L'État reprenait toutes les lignes, tous les immeubles dépendant du chemin de fer, le matériel roulant, les ateliers, etc., les fonds et valeurs de la caisse des retraites des employés et ouvriers. Il était tenu d'honorer tous les engagements de la compagnie et, en particulier, de payer aux actionnaires de l'ex-compagnie une somme correspondant à la rémunération et à l'amortissement des actions, calculée sur la base des cinq meilleures années parmi les sept dernières et cela, chaque année jusqu'à expiration de la convention, soit jusqu'en 1956 ! La compagnie conservait ce qu'elle appelait «la réserve spéciale des actionnaires» et ce qu'elle rapportait, c'est-à-dire les intérêts du portefeuille -dont les titres restaient garantis par l'État- ainsi que les loyers des immeubles et les intérêts produits par les capitaux que l'ex-compagnie avait placés ailleurs pendant qu'elle était en activité. À l'issue d'un tel accord, les actionnaires considérèrent que ce rachat par l'État constituait pour eux une opération avantageuse. Le contraire aurait quand même été étonnant.

Pour les cinq grandes compagnies qui n'avaient pas été «nationalisées» avant la lettre et qui restaient donc entre les mains de banquiers et de financiers, les actionnaires n'avaient pas non plus à se plaindre du comportement de l'État. Le monopole de fait que la convention de l883 leur garantissait leur permit se s'enrichir et de profiter de la facilité des emprunts. Ceux-ci explosèrent littéralement, entraînant une forte augmentation de la dette des compagnies, garantie par l'État. Celle-ci doubla entre 1882 et 1907, passant de 600 millions de francs à 1,2 milliard. Le développement du chemin de fer, qui représentait alors un réseau de 27000 km de voies ferrées, avait été payé au prix fort, non par les compagnies ferroviaires, mais surtout par l'État.

Les compagnies passent la main, pas la bourse

Après la Première Guerre mondiale, il revint encore à l'État de reconstruire le réseau là où il avait été détruit et de procéder à sa modernisation partout ailleurs. Car les cinq grandes compagnies privées avaient laissé les choses se dégrader et refusaient de mettre en œuvre les moyens financiers exigés par le vieillissement du matériel, des installations et des réseaux. La montée des revendications ouvrières, en particulier la grève victorieuse de 1920, arrachant la reconnaissance d'un «statut» de travailleur du rail avec des garanties pour l'emploi, les salaires et les retraites, fut pour les compagnies privées prétexte à refuser d'investir, tout en augmentant les tarifs de façon importante et en poussant à une révision des conventions dans un sens qui leur soit plus favorable.

En 1921, une nouvelle convention entre l'État et les compagnies fut signée, qui améliorait encore les garanties financières offertes par l'État aux compagnies et faisait en sorte, une nouvelle fois, que l'État reprenne à sa charge la totalité de leurs déficits sur la période de 1914 à 1920. L'effet le plus sensible de cette nouvelle convention fut la remontée du cours des actions. Il revint à l'initiative de l'État, et non à celle des compagnies privées, qui bénéficiaient cependant de toutes les facilités financières qu'elles souhaitaient, d'investir dans la reconstruction des gares, la création de nouvelles lignes, de commander 600nouvelles voitures voyageurs, de subventionner la mise au point d'un autorail par Renault et d'acheter la «micheline» à peine sortie des usines Michelin.

À partir de 1931, la crise économique aggrava encore la charge de l'État. Le déficit des réseaux gérés sur la base de la convention de 1921 atteignait en 1936, quinze ans plus tard, 35 milliards de francs. Les négociations qui s'engagèrent alors aboutirent en août 1936, sous le gouvernement du socialiste Léon Blum, à la création de la SNCF par la signature d'une convention entre les représentants de l'État et celui que les cinq compagnies avaient désigné comme leur fondé de pouvoir, René Mayer, dirigeant de la Compagnie du Nord. Le contenu de cette convention, qui fut précisé en octobre 1937 avec effet au 1er janvier 1938, était tel que la CGT de l'époque dénonça le sigle SNCF comme signifiant «Sabotage de la Nationalisation par le Capitalisme Ferroviaire». Ce n'était, en tout cas, qu'une opération de l'État pour préserver les intérêts immédiats des compagnies -c'est-à-dire de leurs financiers et de leurs actionnaires- tout en se donnant les moyens de construire un réseau ferré capable de répondre aux exigences de l'ensemble des industriels du pays.

Nationalisation ne signifie pas service public

Avec cette convention -signée pour 45 ans, donc s'appliquant jusqu'en 1982- il s'agissait encore une fois d'un rachat car, dans le cadre du système capitaliste, c'est bien de cela qu'il s'agit -sauf exception- lorsqu'on parle de nationalisation. L'État rachetait donc les compagnies ferroviaires, qui laissaient place au 1erjanvier 1938 à une nouvelle société d'économie mixte, la SNCF, dont l'État détenait 51% du capital et les anciennes compagnies 49%. Plus précisément, les compagnies transféraient à la nouvelle société nationale «le droit d'exploiter leurs concessions ainsi que tous leurs biens, droits et charges», à l'exception de leur domaine privé. Elles se transformaient en compagnies financières et restaient chargées d'émettre les obligations nécessaires aux dépenses de la SNCF en construction de matériel et autres travaux sur le réseau. Les emprunts continuaient à bénéficier de la garantie de l'État. Les anciennes compagnies continuaient également à tenir la caisse, puisqu'elles géraient les fonds dont la SNCF avait besoin pour fonctionner. De son côté, l'État pouvait se tourner vers ces compagnies financières pour solliciter les capitaux nécessaires à certains travaux, moyennant intérêts bien sûr. Enfin, pour les dédommager de cette nationalisation, qui pourtant avait tout d'une bonne affaire pour elles, les compagnies recevaient près de sept cents millions de francs d'actions, garanties au minimum de 6%.

La SNCF découpait le territoire en cinq grandes régions, correspondant à peu près aux régions exploitées par les anciennes compagnies privées. Elle disposait de 42 700 kilomètres de voies ferrées, d'un parc de 15 600 locomotives et employaient 514000 cheminots. En tant que «concessionnaire du service public des chemins de fer», la nouvelle société était soumise au respect d'un cahier des charges, mais aussi et comme toute entreprise industrielle elle était tenue de rechercher l'équilibre financier et même un «excédent d'exploitation». Les tarifs devaient être fixés à un niveau suffisant pour couvrir les dépenses. En cas de déficit, une indemnité compensatrice devait être versée aux actionnaires des ex-compagnies ferroviaires. Le jour même de sa naissance, la SNCF annonçait une augmentation de 20% des tarifs, le lancement d'un emprunt national pour restaurer ses finances, la disparition programmée de 6000 kilomètres de lignes voyageurs et une révision des effectifs, qui en août 1939 étaient ramenés à 476600 travailleurs...

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les transports comme l'énergie étaient indispensables au redémarrage de l'économie du pays. Les cheminots comme les mineurs furent durement mis à contribution. Il y eut la «bataille du charbon» mais aussi «la bataille du rail», selon l'expression de Maurice Thorez, alors secrétaire général du PCF. Très influent dans ces deux corporations, le PCF pesa de tout son poids pour faire accepter aux travailleurs des conditions particulièrement pénibles.

Confrontée à une diminution de son activité due en particulier à la concurrence croissante des autres modes de transport, comme la route et l'avion, ainsi qu'à un déficit constant, comblé chaque année par des fonds votés par les parlementaires, la SNCF réussit, malgré les résistances et les grèves, à procéder à une baisse constante des effectifs : de 468000 après guerre, les cheminots n'étaient plus que 296000 en 1971. Il est vrai que le passage de la machine à vapeur à la traction électrique permettait une réduction des effectifs, mais certainement pas dans une telle proportion. À cette date, parallèlement à la modernisation partielle du réseau, l'État remania la convention de 1937, en allégeant sa tutelle et ses exigences en matière d'équilibre financier. Car la SNCF ne regardait pas aux pertes lorsqu'il s'agissait de servir les groupes capitalistes. Le service du fret de la SNCF transportait ainsi les matières premières, pétrole, acier, céréales, etc., quasi gratuitement, à des prix bradés qui, disaient les syndicats cheminots de l'époque, ne payaient même pas l'électricité nécessaire à la traction des trains de marchandises. L'État se chargeait quant à lui d'éponger le déficit et de verser des contributions pour les charges sociales, les retraites en particulier, et le transport des voyageurs sur les lignes secondaires. Entre-temps, le trafic ferroviaire n'avait cessé de régresser. En 1970, il n'assurait plus que 43% du transport marchandises contre plus des deux tiers en 1955. Le train ne transportait plus que 10% des voyageurs, l'essentiel revenant à l'automobile.

Au cours des années soixante-dix, le secteur fret de la SNCF fut touché de plein fouet par la fermeture des usines de la sidérurgie du Nord et de Lorraine. Elle perdit les marchés qui étaient par excellence les siens et se recentra sur celui des voyageurs, dans un esprit non pas tant de service public que de rentabilité, qui se traduisit par l'élimination de tout ce qui apparaissait trop coûteux, donc par une importante réduction du réseau : le tiers des voies ferrées fut supprimé et de nombreux services omnibus abandonnés. La politique tarifaire dut également répondre à ces nouveaux critères commerciaux.

Le 10 mai 1981, Mitterrand accéda à la présidence de la République et appela à ses côtés quatre ministres communistes, dont Charles Fiterman, qui devint ministre des Transports. C'est donc à lui que revint la tâche de revoir le statut de la SNCF puisque l'année 1982 marquait le terme de la convention de 1937. Il fut en effet revu dans un esprit de marché et non de service public. Le 1er janvier 1983, la SNCF devenait un «établissement public industriel et commercial» (EPIC) devant renforcer ses objectifs de rentabilité, qui se traduisirent par des mesures dont eurent à souffrir les cheminots. Lorsque fin 1986, sous le gouvernement Chirac, la SNCF annonça des augmentations de salaires dérisoires assorties d'une nouvelle grille des salaires particulièrement défavorable et d'une nouvelle vague de 8 200 suppressions de postes, la colère s'exprima par une grève qui dura un mois. De nouveau, fin 1995, l'annonce d'une réforme du système des retraites des cheminots déclencha une grève importante, qui accula finalement le gouvernement Juppé à remballer son projet.

Malgré les réductions successives des effectifs, la SNCF restait -et reste toujours- l'une des plus importantes entreprises du pays, tant par l'étendue de son rayon d'action que par la diversité de ses activités (ateliers de réparation et d'entretien du matériel, triages, services commerciaux, gares, conduite des trains, sans compter ses filiales et sous-traitants), par le nombre de métiers qu'elle implique et par le nombre de travailleurs nécessaires pour faire fonctionner cette énorme machine. La direction de l'entreprise a parfois l'occasion de vérifier qu'elle ne peut faire passer en force sa politique, lorsque les travailleurs s'y opposent parce qu'elle heurte de front leurs intérêts et, du même coup, ceux des usagers.

La fuite en avant à grande vitesse

Dès 1974, la SNCF misa sur le transport à grande vitesse pour regagner des «parts de marché» voyageurs. Cette année-là, le tronçon TGV Paris-Lyon fut décidé en Conseil des ministres et sept ans plus tard, en septembre 1981, Mitterrand inaugurait son entrée en service. Son succès commercial entraîna dans le sillage la construction de la ligne TGV Atlantique (ouverte en 1990), TGV Nord (1991), Eurostar (1994), Thalys (1996), du prolongement du Paris-Lyon jusqu'à Marseille (juin 2001), de la ligne du TGV Est d'ici quelques mois, et ce n'est pas fini. Les TGV représentent incontestablement des réussites techniques et un progrès pour les usagers de leurs lignes. Mais leurs tracés et le fait qu'il s'agisse de trains directs, ne répondent pas toujours aux besoins des usagers. D'autant moins qu'ils s'accompagnent de la suppression de lignes secondaires, de dessertes (neuf gares de la banlieue lyonnaise fermèrent avec la mise en service de la ligne TGV), tout en introduisant le système des suppléments, vite systématisé et généralisé y compris aux autres grandes lignes, dans les tarifs des billets.

À partir du lancement du premier TGV, tous les efforts portèrent sur les lignes à grande vitesse, qui engloutirent des sommes considérables pour leur construction. Sans parler de la réalisation de nouveaux ateliers de maintenance, de nouvelles gares, etc., les motrices furent commandées à Alsthom-Atlantique, les rames à la société Francorail, contrôlée par Creusot-Loire et Jeumont-Schneider, les rails construits par Sacilor, les voies, ponts et grands ouvrages par Bouygues, Dumez et autres capitalistes du BTP, etc. Conclure de tels marchés avec une entreprise publique fut une véritable aubaine pour les groupes capitalistes. La SNCF assura les études préalables de tous les matériels avec ses crédits, ses ingénieurs, ses bureaux d'études, puis les sociétés privées n'eurent plus qu'à produire et à vendre à la SNCF à des prix de prototypes, c'est-à-dire au prix fort. Le TGV montrait une nouvelle fois comment une entreprise nationalisée, la SNCF, pouvait servir les intérêts des trusts et s'endetter pour cela... au profit des banques. Dans le même temps, elle amputait son budget de fonctionnement en supprimant des emplois (73000 entre 1985 et 1995), des lignes secondaires, en rognant sur l'entretien du réseau et certaines activités coûteuses en personnel et lourdes à faire fonctionner, comme le transport des colis et diverses activités de fret.

Un tiroir pour mettre la dette... ou la création de Réseau Ferré de France

À la fin de l'année 1996, la SNCF était endettée à un degré tel qu'il fallut procéder à un tour de passe-passe financier, comparable à celui mis en place au mois d'août de la même année pour escamoter -sans le boucher- le «trou» du Crédit Lyonnais. Cela s'imposait d'autant plus que, depuis 1991, les autorités européennes demandaient aux gouvernements de procéder à «l'assainissement de la situation financière des entreprises ferroviaires». En 1996, le déficit de la SNCF atteignait près de deux milliards d'euros mais, surtout, sa dette atteignait des sommets, environ 34,8 milliards d'euros, soit plus du double de celle de 1986.

Par la loi du 13 février 1997, un nouvel «établissement public national à caractère industriel et commercial» était créé : le Réseau ferré de France (RFF), qui devenait propriétaire des infrastructures ferroviaires (la SNCF en restant gestionnaire) et propriétaire des deux tiers de la dette, soit 20,5 milliards d'euros de trou ! Pour permettre à RFF de fonctionner dans ces conditions, l'État s'engageait à intervenir par des dotations en capital. Un système compliqué était mis en place pour régler les relations entre la SNCF et RFF, l'un payant à l'autre et inversement l'utilisation des installations et les services fournis. Il faut noter au passage que la gauche qui avait décrié la création de RFF, comme amorçant le démantèlement de l'entreprise, se garda bien de revenir en arrière lorsqu'elle revint au gouvernement, et Jean-Claude Gayssot, membre du PCF, qui fut ministre des Transports de juin 1997 à juin 2002, se contenta de la simple promesse d'installer un organisme coordinateur SNCF-RFF.

Le résultat de ce système de vases communicants financier donna peut-être satisfaction aux autorités européennes, mais il ne résolut en rien les problèmes. Lorsque la Cour des comptes fit, en 2003, le bilan financier de la réforme ferroviaire créant RFF, elle constata que l'endettement cumulé des deux établissements était de l'ordre de 40 milliards d'euros (plus élevé donc que le seul endettement SNCF fin 1996) et qu'entre 1997 et 2002 l'État avait versé à RFF 9 milliards d'euros en capital, auxquels il fallait ajouter 1,5 milliard d'euros versés chaque année au titre de «contribution aux charges d'infrastructure». De son côté, la SNCF se déclarait satisfaite d'être allégée d'une grande partie de sa dette, qui figurait désormais au bilan de RFF et non plus au sien. Désormais, ses dirigeants pouvaient qualifier sa situation financière de... saine.

Si la réforme avait eu quelque utilité, c'était surtout au profit des banquiers et aux dépens des caisses de l'État. Pour le reste, la politique d'économies tout azimut sous prétexte de rechercher l'équilibre financier se traduisait par des reculs du point de vue du service rendu aux usagers comme des intérêts de tous ceux qui travaillent dans le chemin de fer. Le réseau était ramené à 31 385 kilomètres en 2001, dont moins de la moitié électrifiés (14 464 km) et seulement 1 540 kilomètres de lignes TGV. Les effectifs cheminots étaient tombés de 255000 en 1980, 230000 en 1986, 220000 en 2001 à moins de 180000 en 2003.

Une entreprise presque comme les autres

C'est une banalité aujourd'hui de constater que la SNCF ne recherche pas le meilleur service rendu mais l'efficacité commerciale sur le marché des transports. De ce point de vue, elle souhaiterait briser avec les acquis des luttes passées des cheminots, avec le fonctionnement de leur caisse de retraite tel qu'il avait été fixé et garanti en 1937. Elle cherche également à se dégager de toutes les activités qui ne lui rapportent pas assez ou sont déficitaires. Ce faisant, prétextant les directives européennes qui exigent l'ouverture complète en 2008 de l'ensemble du trafic -marchandises et voyageurs- à la concurrence de compagnies ferroviaires privées (par exemple pour le fret, à une société comme la CFTA Cargo, filiale de la Connex, elle-même filiale de Veolia, c'est-à-dire Vivendi), elle multiplie les mesures d'économies aux dépens du personnel.

Au quotidien, cela se traduit par un découpage de la SNCF par activités. Désormais, la direction s'efforce de faire de chaque activité, de chaque établissement une entité, ayant à faire ressortir un budget et un bilan non seulement en équilibre mais bénéficiaire. Pour ne prendre qu'un exemple, il y a d'un côté l'activité du réseau banlieue (Transilien) et de l'autre l'activité grandes lignes (Voyage France Europe, VFE). Lorsque les deux activités cohabitent dans les gares, il n'est plus question d'obtenir au même guichet indifféremment un billet banlieue et un billet grandes lignes. Pour les cheminots, c'est la division et pour les usagers, c'est faire deux fois la queue... tant qu'il y a encore des guichets car, dans ses projets d'économies, la SNCF espère bien réussir prochainement à se passer à peu près complètement des vendeurs pour ne plus laisser que des machines, encadrées dans les grandes gares par de multiples boutiques.

En s'efforçant de faire fonctionner les différents établissements de la SNCF (ateliers de maintenance des TVG, des trains Corail, dépôts des roulants, etc.) indépendamment les uns des autres, en découpant en tranches une entreprise dans laquelle les différents secteurs restent imbriqués, en centralisant à l'échelle du pays ce qui peut l'être (comme l'outillage par exemple, ou les approvisionnements en grosses pièces) et en fonctionnant à flux tendu comme dans l'industrie privée, il s'agit avant tout de supprimer du personnel. Son président actuel, Louis Gallois, en annonçant les résultats de l'année 2005 (et en oubliant au passage la dette, bien sûr) se félicitait d'avoir fait plus d'un milliard d'euros de bénéfices, contre 400 millions en 2004. «L'entreprise est saine, ambitieuse et va partir à l'offensive», déclarait-il ajoutant en substance que ce n'est pas parce qu'elle est «une entreprise publique de service public» qu'elle ne doit pas être «performante» et «compétitive». Avec de tels objectifs, Gallois et avec lui le gouvernement se réservent la possibilité de mettre au point plusieurs stratégies : celle de continuer à faire jouer à la grande entreprise nationalisée que reste la SNCF son rôle d'aide efficace, «performante», aux capitalistes privés; celle de céder directement à des entreprises privées certaines activités «compétitives» qui pourraient les intéresser; ou toute autre combinaison.

Ce que décideront finalement le gouvernement et la direction de la SNCF, l'avenir le dira. Pour l'instant, il est manifeste que la direction mène une politique de restructuration de l'entreprise de façon à la mettre en ordre de marche au cas où la privatisation de certains secteurs serait à l'ordre du jour. Cette politique se poursuit contre les travailleurs, mais également contre les usagers, auxquels la SNCF fournit un service de plus en plus cher et qui, quelques grandes lignes commercialement rentables mises à part , est très loin d'offrir des conditions de transport efficaces et correctes. Car, toute nationalisée qu'elle soit encore, la SNCF est une entreprise presque comme les autres, à la recherche de la rentabilité financière et peu soucieuse des intérêts des travailleurs, qu'ils soient cheminots ou usagers.

29 juin 2006

Annexe - Extraits de l'article "Le communisme et les services publics" de Lafargue (1882)

Voici comment il y a plus d'un siècle, en 1882, dans un article intitulé Le communisme et les services publics, Paul Lafargue, un des principaux dirigeants du mouvement qui était encore réellement socialiste, parlait de la transformation de certaines industries ou services en services publics :

«En ce moment l'on est en train de fabriquer un communisme à l'usage des bourgeois : il est bien modeste; il se contente de la transformation de certaines industries en services publics; il est surtout peu compromettant; au contraire, il ralliera nombre de bourgeois.
On leur dit, voyez les postes, elles sont un service public communiste, fonctionnant admirablement au profit de la communauté, et à meilleur marché qu'elles ne pourraient le faire si elles étaient confiées à une compagnie privée, comme c'était autrefois le cas. Le gaz, le chemin de fer métropolitain, la construction des logements ouvriers, etc., doivent devenir eux aussi des services publics. Ils fonctionneront au profit de la communauté et bénéficieront principalement aux bourgeois.
Dans la société capitaliste, la transformation de certaines industries en services publics est la dernière forme d'exploitation capitaliste. C'est parce que cette transformation présente des avantages multiples et incontestables aux bourgeois, que dans tous les pays capitalistes on voit les mêmes industries devenues services publics (armée, police, postes, télégraphes, fabrication de la monnaie, etc.)
(...) Le monopole des chemins de fer est tellement exorbitant qu'une compagnie peut à son gré ruiner une industrie, une ville, avec des tarifs différentiels, des tarifs de faveur. Le danger auquel se trouve exposée la société par la possession individuelle des moyens de transport est si bien senti par les bourgeois, qu'en France, en Angleterre, aux États-Unis, des bourgeois, dans leur propre intérêt, demandent de transformer le chemin de fer en service public. Déjà, avant même que cette transformation soit accomplie, l'État, dans l'intérêt des industriels et des propriétaires fonciers pressurés par les rois du railway, a dû intervenir dans la fixation des prix, et établir des cahiers des charges. Bien que cette manière de contrôler l'action des compagnies ne soit guère efficace, elle est une ingérence de l'État dans une industrie et est une étape de sa transformation en service public.
Dans la société capitaliste, une industrie privée ne devient service public que pour mieux servir les intérêts de la bourgeoisie : les avantages qu'elle en retire sont de différentes natures. Nous venons de parler des dangers sociaux que présentent certaines industries abandonnées à l'exploitation individuelle, dangers qui disparaissent ou sont atténués considérablement dès que l'État les dirige. Mais il en existe d'autres.
L'État en centralisant les administrations diminue les frais généraux, il fait le service avec une dépense moindre.»