Irak - l'intervention américaine - fiasco et barbarie

Εκτύπωση
Juin 2004

Un peu plus d'un an après l'entrée triomphale de leurs troupes à Bagdad, le 9 avril 2003, le bilan de l'opération irakienne apparaît de plus en plus comme un fiasco pour les dirigeants américains. Incapables de gouverner le pays et d'y reconstituer une autorité, ils sont aussi incapables d'assurer un fonctionnement un tant soit peu cohérent de l'économie et de garantir les services minimum dont aurait besoin la population. Même les trusts américains, arrivés dans les bagages de l'armée et qui espéraient réaliser en Irak des affaires d'or, doivent déchanter devant le chaos régnant.

Il faut ajouter à cette situation le nombre croissant de morts parmi les soldats de la coalition, la défection d'un allié comme l'Espagne qui vient de retirer ses troupes, l'impossibilité de justifier plus longtemps l'intervention militaire par des "armes de destruction massive" dont rien n'a pu prouver l'existence, et enfin tout dernièrement le scandale après les révélations des sévices commis par les soldats américains et britanniques sur des prisonniers irakiens. Tout cela met chaque jour un peu plus en cause la stratégie de l'impérialisme américain en Irak, et au-delà au Moyen-Orient, sans pour autant qu'il apparaisse capable de mettre en avant une politique de rechange.

La généralisation des affrontements

Depuis le début d'avril, un pas semble avoir été franchi dans la guerre larvée qui oppose depuis des mois les armées de la coalition aux différentes milices irakiennes. Le meurtre de quatre gardes du corps américains le 3 avril à Falluja et l'exhibition de leurs restes devant les caméras de télévision ayant déclenché une riposte de l'armée américaine, celle-ci à son tour a entraîné l'extension des manifestations contre l'occupation.

La riposte violente de l'armée américaine, se livrant à un véritable bombardement, puis à un siège de la ville de Falluja et y faisant des centaines de morts, semble avoir eu pour résultat d'augmenter encore la haine que l'occupation soulève désormais dans la population irakienne. Les cadavres de vieillards et d'enfants tués par les tirs des avions et des hélicoptères américains ont sans doute amené plus de recrues aux groupes armés nationalistes et religieux - musulmans sunnites dans cette région - que toute la propagande que ceux-ci ont pu faire auprès de la population.

Mais c'est aussi à Bagdad et dans plusieurs villes du sud du pays que s'est développée, au moins pendant quelques heures, une situation presque insurrectionnelle. En réponse à la fermeture de son hebdomadaire, Al Hawza, et à la tentative de l'arrêter, le leader musulman chiite Moqtada-Al-Sadr appelait le 4 avril à des manifestations. "L'armée du Mahdi", la milice organisée par Moqtada-Al-Sadr, réussissait à occuper pendant une journée les commissariats et les édifices publics du quartier de Sadr-City à Bagdad. L'"armée du Mahdi" intervenait de même à Nassiriya, à Nadjaf, à Bassora. Face aux tentatives de les déloger, les miliciens recevaient l'appui actif d'une partie de la population et notamment de la jeunesse. La police irakienne envoyée dans un premier temps reculait, voire choisissait le camp des insurgés. Dans la ville de Kut, à l'est du pays, la garnison ukrainienne dut même abandonner la ville avant qu'un contingent américain ne réussisse à en reprendre le contrôle.

En même temps, se multipliaient les actions de groupes armés prenant pour cibles les soldats de la coalition, ou même de simples civils. Des otages, américains et italiens notamment, étaient pris et certains exécutés.

En fait, c'est toute l'attitude des troupes d'occupation qui a contribué à renforcer l'aura des groupes armés. Ceux-ci ont pu se présenter comme les seuls défenseurs de la population face aux fusils et aux tanks des armées de la coalition. Toute la situation contribue ainsi à augmenter le crédit des différents leaders, religieux essentiellement, qui se placent à la tête de ces groupes. La concurrence est ouverte entre les différents leaders chiites, ou entre sunnites et chiites, à qui apparaîtra comme l'opposant le plus déterminé et le plus radical à la présence étrangère.

En face, les autorités d'occupation cherchent sur qui s'appuyer - sans y parvenir. Elles ont approché tour à tour des chefs tribaux, des leaders religieux, puis un ancien général baassiste, puis un autre, alors que ces forces soit se révèlent sans influence, soit n'acceptent pas de se compromettre durablement avec l'occupant. Et les démissions qui se sont produites au sein du conseil de gouvernement irakien lui-même semblent confirmer que bien des notables qui avaient accepté de collaborer avec la coalition cherchent maintenant à s'en éloigner.

L'arrogance des autorités américaines, leur mépris total des besoins de la population, leur comportement de conquérants, sont ainsi en train de concentrer contre elles le mécontentement de la population, et parallèlement d'augmenter le crédit de tous ceux qui s'opposent à elles. Cela n'est pas suffisant pour forcer des troupes d'occupation qui disposent d'énormes moyens matériels à partir, mais cela suffit à rendre leur situation de plus en plus inconfortable, et de plus en plus incertain le passage de pouvoirs, prévu en principe pour le 30 juin, entre les autorités d'occupation et le conseil de gouvernement irakien.

Bien sûr, les dirigeants américains sont les premiers conscients que, pour garantir leur emprise sur l'Irak, il leur faudrait maintenir leur présence militaire et même l'augmenter considérablement. Mais ils auraient souhaité, avant l'été et en particulier avant les prochaines élections présidentielles américaines de novembre, donner au moins l'impression que la situation se consolide en Irak.

Ce serait d'abord l'intérêt de l'équipe Bush, bien sûr, de donner l'impression d'une certaine normalisation de la situation et donc d'un succès de sa politique. Mais au-delà du sort politique de Bush, cette opération de brigandage correspond aux intérêts des groupes dominants de l'impérialisme américain. Comme le montre l'attitude très modérée sur ce point du concurrent de Bush, le démocrate Kerry, la bourgeoisie américaine ne souhaite pas voir l'élection présidentielle se transformer en un référendum au sein de la population des États-Unis pour ou contre l'intervention en Irak. En effet, quel que soit le président élu, cela ne pourrait que rendre plus difficiles, ensuite, la poursuite de l'occupation et l'appel à de nouvelles troupes.

Mais avec la dégradation très rapide de la situation en Irak, il risque bien, justement, d'en être ainsi.

L'attitude des soldats, l'expression d'une politique

Les révélations sur l'attitude des soldats de la coalition, la publication de témoignages et de photos sur les tortures et les comportements dégradants à l'égard des prisonniers, ne pouvaient pas tomber plus mal pour les dirigeants américains.

La population irakienne elle-même savait sans doute déjà, en grande partie, à quoi s'en tenir sur l'attitude des soldats de la coalition. Elle savait que les soldats pouvaient tirer sur la foule, assassiner froidement même des enfants, enfoncer les portes des maisons et tout y casser avant d'en emprisonner les occupants, parfois sans qu'on puisse avoir de nouvelles d'eux avant de longs mois. Elle en savait sans doute aussi beaucoup sur les mauvais traitements que pouvaient subir les prisonniers. Mais c'est bien sûr une chose de le savoir par ouï-dire, et autre chose de découvrir des photos où des soldats donnent tranquillement et fièrement le spectacle de leur attitude ignoble envers les prisonniers.

Et, au-delà de l'Irak, il y a l'opinion mondiale, et notamment celle des pays arabes. L'étalage des comportements sadiques des soldats, des violences sexuelles, des humiliations délibérées à l'égard des prisonniers, illustre le mépris des troupes d'occupation à l'égard de la population arabe de l'Irak, population de pays conquis à l'égard de laquelle elles estiment avoir tous les droits. On peut imaginer combien ces images peuvent choquer, combien elles peuvent décupler la haine déjà largement répandue contre la présence américaine, non seulement en Irak mais dans tout le Proche et le Moyen-Orient. Les discours américains pour justifier l'intervention des États-Unis au nom du développement de la démocratie et de la prospérité dans la région y perdent sans doute le peu de crédibilité qui leur restait. Mais au-delà, c'est la crédibilité de tous les régimes arabes ayant choisi l'alliance américaine qui se trouve un peu plus atteinte. Si l'on ajoute à cela l'attitude adoptée au même moment dans les territoires palestiniens par l'armée d'Israël, allié des États-Unis, qui soulève une haine analogue, ce sont les matériaux d'une situation explosive qui s'accumulent d'un bout à l'autre de la région.

Il est vrai que les masses des pays arabes elles aussi, comme les masses irakiennes, savaient sans doute déjà en grande partie à quoi s'en tenir sur la réalité de l'intervention américaine et ses prétextes "démocratiques". Et c'est sans doute finalement vis-à-vis de l'opinion occidentale, en premier lieu américaine et britannique, que les dégâts sont les plus grands.

Dans l'opinion américaine, le nombre de plus en plus grand de morts parmi les soldats, la situation visiblement de plus en plus incontrôlable en Irak, érodent depuis des mois les soutiens à la politique de l'équipe Bush.

Les prétextes avancés par ces derniers pour justifier la guerre puis l'occupation s'écroulent les uns après les autres.

Nul ne peut plus ignorer maintenant, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans tous les pays occidentaux, que les "armes de destruction massive" sont absentes, que la misère de la population irakienne reste dramatique un an après l'intervention, que le chaos règne en Irak et que la "démocratie" y semble plus lointaine que jamais. Les compagnies américaines sont hors d'état de tirer les profits escomptés du pétrole irakien, la révolte monte contre la présence des troupes US qui se comportent dans les prisons comme les sbires de Saddam Hussein ; les troupes américaines, qui tiennent déjà difficilement l'Irak, auraient bien du mal à "remodeler" le Moyen-Orient ; enfin, grâce aux vocations que la colère contre l'intervention en Irak et en Afghanistan a pu faire naître, un coup d'accélérateur a été donné aux attentats terroristes, de la Turquie et du Maroc à l'Espagne.

La barbarie de tout un système

Dernières en date, les révélations sur l'attitude des soldats jettent une lumière crue sur le triste "job" dont ceux-ci s'acquittent en Irak. Les affirmations de Bush et de son secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld, désavouant ces comportements et déclarant qu'ils ne sont le fait que d'une minorité de soldats dévoyés, ne convaincront pas longtemps alors qu'il est chaque jour plus évident que les soldats agissaient ainsi à grande échelle et sur l'ordre exprès de leur hiérarchie et notamment des services de renseignements.

Et en effet, ces comportements ne sont pas des "erreurs". La seule "erreur" du point de vue des dirigeants américains, est de ne pas avoir réussi à empêcher révélations et photos de parvenir jusqu'à la presse. Le comportement de l'armée américaine est malheureusement le comportement habituel d'une armée impérialiste. Et cela, quoi qu'ait pu dire un général français, intervenant sur une chaîne de télévision pour dire que, comme tout militaire devrait le savoir, le recours à la torture pour obtenir des renseignements est "contre-productif" . L'armée française n'a aucune leçon de comportement à donner alors que c'était justement son attitude généralisée durant sa guerre coloniale d'Algérie, menée pendant huit ans pour s'opposer à l'indépendance du pays.

Les prétextes n'ont pas changé - l'armée française aussi était censée protéger la démocratie contre le "terrorisme" du FLN algérien -, et les attitudes non plus. Lorsqu'une armée impérialiste se livre à une opération de brigandage colonial, elle doit imposer sa présence contre tout un peuple et elle privilégie tout naturellement les brutes, les massacreurs, nourrit en son sein l'arrogance et le mépris systématiques à l'égard de la population, développe très rapidement les méthodes les plus brutales, encouragée et couverte par des supérieurs qui veulent, le plus vite possible, du "résultat". Et elle s'attire aussi, très rapidement, la haine méritée de toute la population, y compris de la fraction qui pouvait être au départ la mieux disposée ; jusqu'à se trouver dans une situation intenable au point de devoir quitter le pays, comme les situations de l'Algérie, pour la France, et du Viet-nam, pour les États-Unis, en ont fourni la démonstration.

Mais les dirigeants impérialistes n'apprennent guère de l'histoire, si même ils la connaissent... et s'ils la connaissent, ils s'en moquent. Toujours prêts à jurer que l'échec précédent était dû aux "erreurs", voire à la mollesse de leurs prédécesseurs, ils sont capables de recommencer avec la même brutalité, la même absence de scrupules et la même inconscience, en toute irresponsabilité quant aux conséquences.

Malheureusement, les masses irakiennes et arabes en général risquent de payer encore longtemps cette politique par de terribles souffrances quotidiennes, mais aussi par le renforcement de l'emprise de groupes intégristes islamiques qui ne leur offrent aucune perspective d'émancipation réelle. Mais la population américaine risque de payer aussi à sa façon le prix de l'intervention, en termes économiques et humains - car il faudra en payer les frais - mais aussi en termes politiques, par le renforcement des aspects les plus réactionnaires et odieux du gouvernement de l'impérialisme.

12 mai 2004