Les grèves qui ont secoué, en décembre et en janvier, les transports urbains des principales villes d'Italie, ont été marquantes à plusieurs titres.
Pour la première fois depuis de nombreuses années, on a vu des grèves spontanées éclater dans un secteur important de la classe ouvrière du pays, contre l'avis des grandes confédérations syndicales et pour contester l'accord conclu par celles-ci avec les représentants des entreprises de transport public. Ces grèves ont mis au premier plan la question des salaires, alors que la politique conjuguée du patronat, des gouvernements et des confédérations syndicales, a réussi en quelques années à abaisser le pouvoir d'achat d'une façon insupportable. Les travailleurs ont montré aussi qu'ils pouvaient parfaitement passer outre la réglementation anti-grève, elle aussi mise en place suite à des accords entre les gouvernements et les confédérations syndicales et qui ligotait leurs luttes depuis quinze ans. Enfin, malgré la campagne déchaînée par les principales forces politiques et les médias contre leur grève sous prétexte de défendre les usagers des transports, la réaction de ceux-ci, et des travailleurs en général, a plutôt été la compréhension et la sympathie.
Une loi anti-grève et anti-ouvrière
La loi 146 de 1990, encore renforcée par la loi 83 de 2000, est censée instituer des "normes pour l'exercice du droit de grève dans les services publics essentiels et la sauvegarde des droits constitutionnels de la personne". Mais, instaurée dans la foulée de "codes d'autoréglementation" des conflits sociaux établis les années précédentes par accord entre les confédérations syndicales et les partenaires publics, il s'agit tout simplement d'une loi anti-grève. Elle s'est alliée à la politique contractuelle pour imposer aux travailleurs des reculs successifs tout en limitant leurs réactions.
Parmi ces "droits constitutionnels de la personne", la loi 146/1990 énumère "le droit à la vie, à la santé, à la liberté et à la sécurité, à la liberté de circulation, à l'assistance et à la sécurité sociale, à l'instruction et à la liberté d'information". Puis elle détaille ce qu'il faut entendre par "services publics essentiels" concernés par la loi, qu'ils soient assurés par des entreprises publiques ou par des entreprises privées. Ils vont de la récolte des ordures ménagères aux douanes, aux approvisionnements énergétiques et en biens de première nécessité, de la santé à l'hygiène publique, à la justice et à l'instruction publique, aux crèches, à la tenue des examens universitaires, aux postes et télécommunications, à l'information radio-télévisée publique. Elle précise même par exemple que l'assistance sociale, en tant que service public essentiel, inclut le versement de subsides par le biais du service bancaire, qui peut donc être concerné à ce titre par l'instauration d'un "service minimum".
Enfin, les transports publics sont évidemment concernés, qu'ils soient urbains ou interurbains, routiers ou ferroviaires, aériens ou maritimes - du moins, pour ces derniers, tous ceux assurant les liaisons avec les îles faisant partie du territoire italien.
On voit que la définition est extensive et pourrait permettre d'interdire ou de limiter la grève dans bien des secteurs, sous prétexte qu'ils devraient être considérés comme "services publics essentiels". En revanche, dans cette loi qui se veut si universellement protectrice des "droits constitutionnels de la personne", on cherche en vain quelles sanctions sont prévues contre les entreprises ou les administrations qui manqueraient au respect de ces droits, par exemple en laissant tomber les services publics dans la décadence, comme c'est bien souvent le cas des services publics italiens. Que valent ces droits "constitutionnels" à la santé, à l'hygiène, à la liberté de circulation, à l'instruction quand, faute de crédits, les écoles ou les hôpitaux tombent en ruines, quand l'entretien des voies et du matériel ferroviaire est abandonné ? Que vaut le droit à la justice quand, pour les mêmes raisons, la moindre procédure prend des années ?
Si sur tout cela la loi reste évidemment muette, elle est en revanche particulièrement tatillonne sur les conditions d'exercice du droit de grève dans tous ces "services publics essentiels" : préavis ne pouvant être inférieur à dix jours ; définition, dans chaque service concerné, du service minimum à assurer par le personnel ; procédures obligatoires de conciliation ou de "refroidissement" du conflit à respecter avant toute grève ; sanctions disciplinaires et pécuniaires contre les personnes ou les organisations syndicales ; modalités de la réquisition à laquelle peuvent recourir les autorités afin d'assurer lesdits "droits constitutionnels". Tout est prévu dans les détails pour forcer les travailleurs des services publics, sous prétexte de respect de ces droits, à assurer leur service quoi qu'il arrive.
Cette loi est en soi particulièrement anti-ouvrière. Le fait qu'elle ait été adoptée avec l'accord des grandes confédérations syndicales n'y change rien, et même l'aggrave, puisqu'elle se double de "codes d'autoréglementation", accords par lesquels les organisations syndicales et les entreprises ou administrations concernées s'entendent sur des limitations du droit de grève qui, par définition, doivent aller encore au-delà de ce que prévoit la loi. Ainsi, dans les transports urbains, ce sont lesdits "codes d'autoréglementation" qui indiquent les plages horaires dans lesquelles peuvent avoir lieu les arrêts de travail : ils ne peuvent avoir lieu aux heures de pointe - par exemple, selon les villes, avant 8h 45 le matin et de 15h à 18h, ou bien après 17 heures. Pour les transports ferroviaires interurbains ou, par exemple, pour les ferries desservant la Sardaigne, la Sicile ou les autres îles, les grèves ne peuvent non plus avoir lieu dans les périodes de départs en vacances.
Heureusement, cette loi ne parvient pas toujours à paralyser les réactions des travailleurs. Elle est par exemple battue en brèche, depuis plusieurs mois, par les travailleurs de la compagnie aérienne nationale, Alitalia. En lutte contre le plan de licenciements que la direction veut leur imposer en préalable à sa privatisation et à son absorption par Air France, ceux-ci depuis plusieurs mois font grève et manifestent massivement, à tel point que, le 21 février, le P-DG de la compagnie, Mengozzi, a dû démissionner et que le plan a dû être renvoyé à plus tard.
Déjà, au printemps 2003, les assistants de vol de la compagnie avaient su trouver comment répondre à leur façon à la loi anti-grève. Avertis un beau matin que les équipages des avions étaient réduits autoritairement de quatre à trois assistants de vol, et ne pouvant officiellement faire grève, ils s'étaient massivement mis en... congé maladie. Cela donna lieu à une campagne de presse pour dénoncer ces travailleurs "irresponsables" qui ne se pliaient pas aux diktats de leur compagnie, mais après avoir reçu 1 100 avis de congé maladie et dû annuler des dizaines de vols Alitalia dut décider de revenir précipitamment à des équipages de quatre assistants !
Des conventions collectives qui tournent à la mauvaise farce
Il reste que, dans le secteur des transports publics, depuis des années, gouvernements et administrations peuvent se permettre de montrer un souverain mépris des "droits de la personne" quand les personnes en question sont les travailleurs, en l'occurrence ceux des services publics.
Les salaires des travailleurs du secteur, les "autoferrotranvieri" comme on les désigne souvent en référence aux autobus, métros, tramways, obéissent à la convention collective des transports collectifs - hors transport ferroviaire -, dont la dernière a été signée pour les quatre années allant du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2003, et qui concerne au total environ 120 000 travailleurs. Comme tous les contrats collectifs depuis plus de quinze ans, elle ne prévoit l'ajustement des salaires par rapport à l'inflation que sur la base d'une prétendue "inflation programmée" qu'indiquent par avance gouvernement et patronat. Celle-ci s'avère bien sûr, après coup, notablement inférieure à l'inflation constatée ; sans même parler du fait que les chiffres officiels de l'inflation mesurée par l'Istat (l'institut officiel de statistiques) ne mesurent encore qu'une inflation théorique bien inférieure à l'inflation réelle telle que peuvent la ressentir tous ceux qui, dans les couches populaires, doivent faire face chaque jour aux dépenses de la vie courante.
Reste que, depuis que gouvernements, patronat et confédérations syndicales ont définitivement enterré, au début des années quatre-vingt-dix, le système d'échelle mobile qui garantissait jusqu'alors - plutôt mal que bien - les salaires contre l'inflation, c'est cette notion d'"inflation programmée" qui prévaut dans les conventions collectives. Cette escroquerie s'est révélée un puissant moyen d'imposer, en fait, une baisse des salaires réels. Car, même si les conventions comportent des clauses de vérification et d'ajustement des salaires après coup, selon l'inflation effectivement constatée, cet ajustement de toute façon n'est jamais complet, et en tout cas toujours en retard sur cette inflation.
Comme beaucoup d'autres, la convention collective 2000-2003 des transports publics prévoyait une vérification à mi-parcours, donc fin 2001, de l'évolution des salaires et des prix. Mais à la fin 2003, cette vérification n'avait toujours pas eu lieu, et les représentants des entreprises de transport ne se montraient guère impressionnés par les journées d'action syndicales censées l'imposer, elles aussi régulièrement programmées et comportant en général des arrêts de travail de quatre heures dans le respect des lois 146/1990 et 83/2000...
Selon les syndicats confédéraux eux-mêmes, CGIL, CISL et UIL, l'ajustement des salaires à l'inflation nécessitait une augmentation des salaires mensuels de 106 euros rétroactive à compter du 1er janvier 2002, que les entreprises de transport se refusaient à concéder. Celles-ci invoquaient leurs difficultés financières, non seulement pour ne pas réajuster suffisamment les salaires - ce qui n'aurait pourtant été que le respect de la convention collective signée en 2000 - mais pour subordonner un réajustement partiel à des "gains de productivité", autrement dit à une aggravation des conditions de travail, par exemple par des horaires de pauses diminués ou plus contraignants. Les confédérations syndicales sont habituées à signer de tels compromis, bien plus favorables aux patrons et aux directions d'entreprise qu'aux travailleurs, et se préparaient effectivement à en signer un.
Les travailleurs sortent des cadres fixés par les confédérations
Cependant, la préparation de la énième journée d'action, programmée pour le 1er décembre 2003, allait montrer que la patience des travailleurs avait atteint ses limites.
C'est à Milan que, le 1er décembre, les travailleurs décidaient de sortir des cadres fixés par avance entre syndicats et direction de l'ATM (Azienda dei Trasporti Milanesi - l'entreprise publique des transports milanais, autobus et trolleys, tramways et métro, qui emploie plus de 8 500 personnes). Les jours précédents, au cours de leurs assemblées, au cours de leurs discussions dans les dépôts, les travailleurs avaient mûri leur décision ; un mot d'ordre avait commencé à se répandre. Le jour dit, des piquets de grève massifs se formèrent dès cinq heures du matin dans les différents dépôts, empêchant la sortie des véhicules et des trains. La grève était totale dans le métro comme dans le réseau de surface, et ceci dès la prise du travail et sans attendre l'horaire de 8h 45 à partir duquel la grève serait devenue légale.
La grève resta totale également après 15 heures, et dura jusqu'au soir. Dans les autres grandes villes aussi, la grève était pratiquement totale, mais respectait les plages horaires du service minimum.
La grève totale des transports urbains dans une grande ville comme Milan, sans respect ni du service minimum ni des consignes syndicales, donnait la mesure de la colère des travailleurs. Elle allait déclencher une campagne d'indignation dans la presse et les médias, ainsi que de la part des responsables politiques, au nom bien sûr du respect des usagers "pris en otages", selon la presse, par les travailleurs de l'ATM et des autres entreprises de transport urbain. Le quotidien Corriere della Sera, au milieu de photos du chaos dans lequel s'étaient trouvé plongées les rues de Milan, n'eut pas honte de sonner l'hallali contre les grévistes en titrant que "le cri de la ville" était "licenciez-les !". Le dirigeant de la plus importante confédération syndicale lui-même, le secrétaire général de la CGIL, Guglielmo Epifani, tout en déclarant "comprendre" les raisons des travailleurs, leur reprocha de ne pas avoir respecté la loi et d'avoir pris en otages les autres travailleurs en les empêchant de se rendre à leur travail.
Mais pendant que médias et dirigeants politiques tentaient ainsi d'ameuter l'opinion publique contre les "autoferrotranvieri", ces derniers en fait ne rencontraient pas l'hostilité mais plutôt la sympathie et la compréhension des autres travailleurs, même si ceux-ci étaient évidemment gênés dans leurs déplacements. Une grande partie du pays découvrait aussi au hasard des informations qu'à Milan, un chauffeur d'autobus pouvait ne toucher que 850 euros par mois et n'avoir qu'un contrat précaire, et arriver tout au plus à 1 300 euros pour ceux ayant le plus d'ancienneté. Loin d'être cette aristocratie ouvrière que certains imaginaient, il s'agissait souvent de jeunes, mal payés, en grande partie des méridionaux, obligés pour survivre dans la ville la plus chère du pays de se contenter de cette paye de misère. Mais cela explique aussi sans doute en partie pourquoi ils redécouvraient tout naturellement l'arme de la grève, sans trop de respect pour les formes que voulaient leur imposer direction et syndicats.
Pour la journée d'action suivante, prévue pour le 15 décembre, les appareils syndicaux se préparèrent à faire face à leur base. Cette fois, à Milan, le préfet utilisa l'arme de la réquisition et réussit à empêcher une grève semblable à celle du 1er décembre, en obligeant les travailleurs à respecter les tranches horaires du service minimum. En revanche, c'est dans les autres villes que l'on vit les travailleurs s'inspirer de l'exemple milanais et des piquets bloquer totalement le trafic dès la prise du travail, notamment à Turin, à Brescia, en Calabre. Dans d'autres villes, les entreprises de transport recevaient des flots d'avis d'arrêt maladie de leurs employés, et le service minimum n'était pas non plus assuré.
Enfin, le 20 décembre, les travailleurs apprenaient que les trois confédérations CGIL, CISL et UIL venaient de signer un accord avec les représentants des entreprises de transport. Au lieu des 106 euros d'augmentation rétroactive que réclamaient les syndicats à partir du 1er janvier 2002, cet accord prévoyait une augmentation mensuelle de 81 euros à compter du 1er décembre 2003. Quant au manque à gagner dû à ce réajustement tardif des salaires face à l'inflation constatée pendant quatre ans, l'accord se concluait par une prime dite "una tantum" de 970 euros, alors que les travailleurs chiffraient ce manque à gagner entre 2 700 et 3 000 euros.
À l'annonce de l'accord, les travailleurs laissèrent éclater leur amertume. Dès le 20 décembre, les arrêts de travail spontanés se multipliaient dans les différentes villes, sans respect ni du préavis ni des tranches horaires. Mais les autorités recoururent massivement à la réquisition tandis que les travailleurs, sans organisation ni coordination, reprenaient peu à peu le travail.
La grève du 9 janvier et les "syndicats de base"
L'accord du 20 décembre signifiait que les dirigeants syndicaux n'exigeaient même pas de leurs partenaires patronaux qu'ils appliquent l'engagement de réajustement des salaires contenu dans la convention collective de 2000. Pour se justifier, ils se contentèrent de déclarer que, les patrons ne voulant pas céder plus, ils avaient au moins, en signant l'accord, sauvé l'existence d'une convention collective nationale, à l'heure où gouvernement et patrons en sont à remettre en cause celles-ci pour les remplacer par des accords d'entreprise, voire par pas d'accords du tout.
La justification frise le cynisme : les partenaires patronaux voulant imposer en fait une baisse des salaires réels, et se déclarant prêts à se passer d'accords nationaux, selon les dirigeants confédéraux il valait donc mieux s'incliner, et signer des accords nationaux vides de peur de ne plus pouvoir en signer du tout. Au fond, cela permettait aux bureaucrates de sauver leur place d'interlocuteurs professionnels des patrons et du gouvernement, en échange d'une capitulation qui ne leur coûtait pas bien cher : il ne s'agissait, après tout, que du salaire des travailleurs !
En outre, déclarant avec fatalisme qu'on ne pouvait obtenir plus vu la situation financière des entreprises de transports publics, les dirigeants confédéraux montraient qu'ils raisonnaient bien plus du point de vue de celles-ci que du point de vue des travailleurs.
La réaction de ces derniers montrait d'ailleurs que nombre d'entre eux savaient à quoi s'en tenir sur le rôle des directions confédérales. Mais elle montrait aussi l'absence d'une organisation capable d'offrir une alternative réelle face aux capitulations des bureaucrates confédéraux. Ce vide allait être rempli, du moins jusqu'à un certain point, par les "syndicats de base".
Ce terme de "syndicats de base", au demeurant pas très adéquat, désigne les regroupements nés au cours des vingt dernières années sous l'impulsion de divers militants cherchant à offrir une alternative syndicale aux confédérations CGIL-CISL-UIL et à leurs capitulations. La naissance de ces petits syndicats, souvent autour de militants d'extrême gauche ou en tout cas de militants en rupture avec les confédérations, puis les diverses tentatives de les fédérer ou les scissions qu'elles ont connues, ont abouti à l'existence de différents sigles syndicaux : le SLAI-Cobas (syndicat des travailleurs auto-organisés intercatégoriel / comités de base), le Sin-Cobas (syndicat intercatégoriel des comités de base), la confédération Cobas, la CUB (confédération unitaire de base), les RdB (représentations syndicales de base), ou des organisations ayant une influence dans une catégorie particulière comme le SULT (syndicat unitaire des travailleurs des transports) dans le transport aérien, ou le COMU (confédération des agents de conduite unis) dans les transports ferroviaires. Il s'agit sauf exception de syndicats très minoritaires et qui ont malheureusement, bien souvent, reproduit les mêmes tares que les confédérations, du corporatisme au bureaucratisme, même si c'est évidemment en bien plus petit. Mais quelles que soient les critiques qu'on peut faire à leur politique et à leur dispersion, ils regroupent néanmoins dans bien des secteurs des minorités de militants plus aptes et plus prêts à exprimer la combativité des travailleurs, lorsque celle-ci apparaît, que ne le sont les dirigeants confédéraux.
Ainsi, après l'accord du 20 décembre 2003 et le lâchage des syndicats confédéraux, ce furent les "syndicats de base" qui appelèrent à une nouvelle journée de grève de l'ensemble des travailleurs des transports, le 9 janvier 2004. Le 3 janvier, ils organisèrent à Florence une assemblée nationale de représentants des travailleurs du secteur. Comprenant une centaine de personnes émanant des différentes entreprises de transport urbain, pour la plupart des militants de "syndicats de base", celle-ci se proclama "coordination nationale de lutte des autoferrotranvieri".
L'accord milanais
Que l'initiative d'une nouvelle grève corresponde aux attentes des travailleurs du secteur, la journée du 9 janvier elle-même en fournit largement la démonstration. Non seulement elle fut largement suivie, et en particulier encore une fois à Milan, où le blocage fut de nouveau total, mais le mouvement se prolongea les jours suivants, les travailleurs cherchant à lancer la grève illimitée ou déclenchant des arrêts de travail "sauvages" malgré les menaces de réquisition.
Cette fois, la direction de l'ATM, et au-dessus d'elle en fait la municipalité de Milan, commencèrent vraiment à craindre que la situation ne devienne totalement incontrôlable par leurs interlocuteurs syndicaux habituels. Elles durent en tirer les conséquences et jeter du lest. Le 14 janvier, on apprenait que l'ATM avait signé un accord avec les représentants des confédérations. Cette fois, elle cédait les 106 euros d'augmentation réclamés par les syndicats. La concession était limitée - 81 euros étaient déjà acquis par l'accord du 20 décembre -, mais de plus l'ATM abandonnait sa prétention de subordonner l'augmentation à une augmentation de la "productivité", qui aurait signifié concrètement un aménagement plus contraignant des pauses. L'accord apparaissait comme un succès pour les travailleurs des transports milanais, résultat de leur combativité qui en avait fait, depuis le début, le secteur de pointe du conflit.
Cependant, la signature d'un tel accord par les dirigeants confédéraux - sans d'ailleurs qu'ils demandent davantage leur avis aux travailleurs que lors de la signature de l'accord du 20 décembre - introduisait le précédent d'une négociation séparée, à l'échelle d'une ville et non plus à l'échelle du secteur tout entier. C'était s'engouffrer dans la porte, à vrai dire depuis longtemps largement ouverte selon les souhaits du patronat et du gouvernement, de la substitution des accords d'entreprise aux conventions collectives nationales.
Et en effet, on vit fleurir dans la presse les explications pour justifier l'accord par le fait que, d'une part la municipalité de Milan avait plus de moyens que les autres, et d'autre part que la vie étant notablement plus chère à Milan qu'à Naples ou à Palerme, le conducteur de bus napolitain n'aurait pas besoin d'une augmentation du même niveau que son collègue milanais. Commentaires plus que tendancieux, vu le niveau de toute façon très bas des salaires dont il s'agit et qui, s'ils sont insuffisants pour vivre à Milan, le sont tout autant à Naples. Mais c'est en outre oublier un peu vite qu'il ne s'agissait que d'appliquer un accord signé quatre ans plus tôt et que la signature de l'accord séparé milanais revenait de la part des dirigeants confédéraux à entériner le non-respect, à l'échelle nationale, des engagements sur le réajustement des salaires contenus dans la convention collective.
Évidemment, on ne pouvait s'attendre à voir les syndicats confédéraux proclamer la nécessité de continuer la lutte pour imposer à l'échelle nationale les 106 euros imposés par les conducteurs milanais, ce qui aurait été renier l'accord du 20 décembre par lequel ils s'étaient contentés de 81 euros. En revanche, les syndicats de base et la "coordination nationale" affirmèrent cette nécessité, à juste titre, appelant à une nouvelle journée de grève nationale le 26 janvier, repoussée ensuite au 30 janvier à cause des délais imposés par la loi.
Même si elle fut bien suivie dans certaines villes, cette journée devait n'avoir qu'un écho limité, en partie du fait de la faiblesse des "syndicats de base" et de la "coordination nationale" qui, en fait, n'était rien de plus qu'une intersyndicale de ceux-ci. Sans doute aussi la lassitude commençait-elle à prévaloir parmi les travailleurs, d'autant plus que le secteur le plus avancé dans la lutte, Milan, faisait désormais défaut ; et c'était bien d'ailleurs le but de l'accord séparé milanais que de faire la part du feu, en divisant le front des travailleurs et en stoppant une généralisation possible. Entre temps, enfin, le syndicat CGIL des transports faisait ratifier l'accord de décembre par un référendum, tout en ayant il est vrai la prudence de ne demander l'avis que de ses syndiqués.
Les bureaucrates syndicaux n'en ont sans doute pas pour autant fini d'avoir des difficultés avec leur base, car maintenant s'ouvre la période de discussion de la nouvelle convention collective, qui devrait couvrir les quatre années 2004-2007. Et les travailleurs des transports publics ne sont sans doute pas prêts à accepter d'être, pour quatre ans encore, les dindons d'une farce dont le seul résultat est la baisse progressive des salaires dans un secteur où, il y a encore une dizaine d'années, ceux-ci semblaient plutôt au-dessus de la moyenne.
Un exemple qui doit faire école
Pour l'ensemble des "autoferrotranvieri", le bilan est aujourd'hui mitigé. Beaucoup sont sans doute partagés entre la fierté de s'être malgré tout défendus, voire dans le cas milanais d'avoir remporté une victoire partielle, et l'amertume ou la rage d'avoir été trompés, non seulement par leurs patrons mais par leurs dirigeants syndicaux. Mais pour beaucoup de travailleurs, bien au-delà du secteur des "autoferrotranvieri", cette lutte a certainement constitué un encouragement.
Dans le contexte italien, les luttes ouvrières sont étroitement enfermées dans le cadre des négociations et renégociations des conventions collectives de catégorie, orchestrées par des bureaucraties syndicales qui ont un poids important. Depuis des années, ces négociations sont le biais par lequel, grâce à la complicité ouverte des bureaucrates syndicaux, la partie patronale a pu faire accepter aux travailleurs des reculs progressifs. Ceux-ci ont touché tous les domaines : conditions de travail et d'embauche, précarité du travail et flexibilité des horaires, mais aussi, en fait, baisse des salaires réels. Le discrédit des grands appareils syndicaux est réel mais, face au poids important que ceux-ci représentent encore, les travailleurs le plus souvent ne se sentent pas capables de prendre eux-mêmes l'initiative de la lutte et encore moins de la contrôler. Et dans le cas des services publics, le poids des appareils est encore renforcé, en fait, par l'effet de la législation anti-grève.
Globalement d'ailleurs, l'expérience des "syndicats de base" elle-même a plutôt démontré l'inverse de ce qu'auraient souhaité nombre de leurs promoteurs. Au-delà du mérite que peuvent avoir nombre de leurs militants, la multiplication des sigles, leur fragmentation, et souvent les limites d'une politique étroitement syndicaliste, voire corporatiste ou se limitant tout simplement à la défense dérisoire d'une boutique, tendent souvent à donner, face aux grands appareils, une démonstration d'impuissance.
L'expérience de la lutte des "autoferrotranvieri", en particulier à Milan, est d'une autre nature que ces tentatives, qui restent dans le cadre syndical. Elle a remis sur le devant de la scène la grève, en tant qu'arme des travailleurs eux-mêmes ; une arme qui n'a que peu de chose à voir avec les journées d'agitation de quatre heures sempiternellement programmées par les bureaucraties syndicales et qui leur servent d'alibi ; une arme dont, malheureusement, des décennies de cette politique menée par les dirigeants syndicaux et par les partis de gauche ont réussi à faire oublier, par les travailleurs, jusqu'à l'existence. Elle a montré que l'initiative peut venir de la base, et que les travailleurs peuvent la faire prévaloir dans la lutte en bravant les consignes des appareils. Elle a montré qu'ils peuvent passer par dessus la loi anti-grève et les réquisitions, sans que les autorités puissent vraiment mettre à exécution leurs menaces de sanction. Et elle a montré qu'à lutter de façon déterminée, les travailleurs peuvent finalement se faire respecter.
Alors, il faut souhaiter non seulement que cette expérience reste dans la mémoire des travailleurs qui l'ont vécue, mais qu'elle se consolide, qu'elle fasse école, qu'elle s'étende. Après des décennies de reculs, durant lesquelles les directions syndicales et les partis se sont ingéniés à leur faire oublier jusqu'aux plus élémentaires traditions d'organisation et de lutte, les travailleurs n'ont pas d'autre choix que de réapprendre comment lutter, comment diriger eux-mêmes leurs combats, comment faire prévaloir leur point de vue sur celui des bureaucrates, comment se faire respecter d'eux et, au-delà, du patronat et du pouvoir. Et c'est un apprentissage pour lequel, justement, il n'existe d'autre école que celle de la lutte elle-même.
Cela ne peut donc passer que par une série d'expériences, qui nécessairement seront plus ou moins complètes et plus ou moins réussies, à travers des succès, des demi-succès, mais aussi des défaites, dans lesquels les travailleurs les plus conscients apprendront. C'est ce qui peut faire de ces expériences le début d'une nouvelle voie pour les luttes de la classe ouvrière. Une voie dans laquelle, peut-être, la lutte des "autoferrotranvieri" aura été le premier pas.
26 février 2004