L'OMC, la LCR et nous

Εκτύπωση
Mai-Juin 2000

L'article que nous avons consacré à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et aux manifestations contre sa réunion à Seattle, dans le numéro de février de Lutte de Classe, a entraîné un commentaire de la part des camarades de la LCR (Rouge du 2 mars 2000).

C'est tout à fait naturel : nous avions critiqué dans cet article certaines prises de position de militants représentatifs de la LCR parce qu'ils reprenaient à leur compte les discours et le langage des organisateurs de la manifestation et présentaient globalement la mobilisation de Seattle comme une "prise de conscience par les opinions publiques des méfaits des lois du profit", voire "une combinaison dangereuse pour l'ordre établi".

Ce texte de Rouge n'ouvre malheureusement pas une véritable discussion car, s'il nous critique à son tour, il ne cherche pas à répondre à ce que nous écrivions réellement. Ses critiques pourraient être résumées par la phrase : "Laborieuse, la démonstration enchaîne erreurs d'analyse des enjeux, incompréhension des ressorts de la mobilisation et "méconnaissance" des positions en présence, afin de "justifier" l'absence de LO lors des manifestations".

Passons sur l'aspect formel du reproche : il ne semble pas que la LCR ait été bien plus présente que Lutte Ouvrière dans la manifestation de Seattle, bien que Lutte Ouvrière n'y ait pas été du tout...

C'est donc surtout notre "analyse des enjeux" que Rouge critique, ainsi que notre "incompréhension des ressorts de la mobilisation" et notre "méconnaissance des positions en présence".

Mais, manifestement, ce qu'il critique surtout, c'est que nous ayons décrit l'hétérogénéité de ceux qui sont venus contester la réunion de l'OMC à Seattle, qui allaient en effet de militants d'extrême gauche aux "souverainistes" de tout acabit, partisans du protectionnisme national, en passant par certains dirigeants syndicaux américains peu réputés pour leur progressisme, des défenseurs de la nature de toutes sortes et des écologistes de toutes obédiences politiques, etc. Pourtant, il ne s'agissait même pas d'analyse en l'occurrence, erronée ou pas, mais d'une description de faits que Rouge se garde de contester.

Nous avions également souligné que quelques-uns des dirigeants politiques du monde impérialiste, à commencer par Clinton, ont manifesté leur sympathie, sincère ou pas, à l'égard des manifestants.

Nous avions enfin montré que l'échec de la réunion de Seattle devait infiniment plus aux conflits d'intérêts commerciaux entre membres de l'OMC qu'aux manifestations qui se déroulaient dehors.

Mais il faut croire que Rouge tient à apparaître comme le porte-parole des manifestants de Seattle, au point de laisser de côté un certain nombre de faits que, pourtant, les organisateurs des manifestations eux-mêmes ne tenaient pas spécialement à dissimuler.

Nous n'avons pas l'intention de rediscuter ici de ce qu'est l'OMC, ni même de la manifestation de Seattle, d'autant qu'il y en a eu bien d'autres depuis, avec les mêmes ou pas. De notre côté, en dehors de l'article de la Lutte de Classe dont il est question, nous avons consacré à l'OMC un exposé du Cercle Léon Trotsky, disponible en brochure.

Mais le fond des critiques de Rouge est résumé dans la phrase de conclusion : "En fait, la divergence qui nous oppose à Lutte Ouvrière porte moins sur l'OMC que sur la dynamique des mouvements sociaux et le rôle que les révolutionnaires peuvent y jouer. Ce n'est pas nouveau".

En effet, ce n'est pas nouveau.

Nos objectifs fondamentaux

Sur le fond, notre position est simple. Notre raison d'être fondamentale est de construire un parti ouvrier révolutionnaire capable de défendre et de faire prévaloir les intérêts politiques de la classe ouvrière et qui ait la compétence et la capacité, dans des périodes de lutte de classe aiguë, de proposer au prolétariat la politique qui lui permette de prendre et de conserver le pouvoir, et d'entamer la transformation révolutionnaire de l'économie et de la société.

Cette optique distingue fondamentalement nos perspectives de celles de toutes les forces politiques qui se situent dans le cadre de l'organisation actuelle de la société, de l'économie de marché, du monopole d'une minorité capitaliste sur les moyens de production, etc. A notre avis, un tel parti ne saurait être que communiste, au sens où l'entendaient Marx, Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg et bien d'autres, et se construira sur la base du marxisme. Nos solidarités, nos alliances se jugent en fonction de cette perspective fondamentale.

En principe, la LCR partage avec nous cette conviction fondamentale, ne serait-ce qu'en raison de sa filiation trotskyste. Nous le précisons parce que c'est en fonction de cette perspective que nous critiquons telle ou telle attitude ou tel ou tel aspect de la politique de la LCR et tel ou tel de ses choix.

Nous ne nous érigeons pas en juges de la multitude d'organisations qui militent contre l'une ou l'autre de la multitude d'injustices ou d'oppressions qu'engendre sans cesse le capitalisme, et qui n'ont pas comme objectif de mettre fin au capitalisme lui-même. Mais nous tenons à défendre, sur toutes les questions politiques qui se posent, un point de vue partant des intérêts de classe du prolétariat.

Tout en étant solidaires de nombre d'initiatives de ces courants contestataires divers et variés qui ne se situent pas sur le terrain de la lutte de classe, voire qui le rejettent clairement, nous n'acceptons pas de nous fondre dans ces courants en abandonnant ou en dissimulant notre propre politique.

Les organisations de ce genre sont nombreuses, les unes avec une certaine influence, les autres sans ; certaines éphémères, d'autres durables ; les unes, bien qu'issues du courant social-démocrate ou du PC, sont dégoûtées par la servilité de leurs dirigeants à l'égard du capitalisme lorsqu'ils sont au pouvoir ; les autres ne voient pas de contradiction entre la politique des gouvernements socialistes et la dénonciation, démagogique ou sincère, de certains aspects du capitalisme.

Le courant écologiste, contrairement aux deux précédents, n'a aucun lien, même historique et lointain, avec le mouvement ouvrier mais certaines de ses préoccupations, en particulier celles concernant les dégâts engendrés en matière d'environnement, l'opposent à l'économie du profit.

Nombreuses sont aussi les associations qui militent sur le terrain de la défense de catégories d'exclus, notamment les immigrés sans papiers, les sans-logis, les sans-travail, et qui non seulement ne se revendiquent pas d'un courant politique mais manifestent une méfiance proclamée, y compris à l'égard de l'extrême gauche révolutionnaire. Il en est souvent ainsi, également, des syndicats, issus ou pas des confédérations syndicales mais en rupture avec elles, comme la Confédération paysanne ou encore SUD.

Nous pouvons nous retrouver côte à côte avec les militants de ces associations ou de ces syndicats dans bien des circonstances, tout en critiquant le terme de "mouvement social", terme inventé pour nier les notions de "classe" ou de "lutte de classe". Mais nous, nous n'avons nullement l'intention d'abandonner ni ces notions pour plaire à ces mouvements, ni la réalité qu'elles désignent. Nous n'avons pas, non plus, à cautionner leur apolitisme affiché qui, sincère ou pas, va à l'encontre de la nécessité pour la classe ouvrière de défendre ses intérêts politiques de classe.

Les mouvements contre les "excès" du capitalisme

Et puis, depuis quelques années, avec ce qu'on appelle la "mondialisation" ou la "globalisation", c'est-à-dire depuis la dérégulation des marchés financiers et la dictature de plus en plus visible de la finance sur la production, on a vu apparaître des mouvements, généralement issus eux aussi de la social-démocratie au sens large, qui, tout en se disant méfiants vis-à-vis de la politique, critiquent l'évolution de l'économie capitaliste en des termes souvent justes, voire radicaux, et proposent des réponses à certains de ses aspects les plus hideux.

C'est un courant aux franges mal définies qui s'en prend pêle-mêle aux dérégulations, au pillage du Tiers Monde, à la spéculation, en présentant tout cela comme des excès du capitalisme ou, encore, comme les conséquences de la politique ultralibérale qu'ont prônée naguère Reagan ou Thatcher, avant que tous les Partis Socialistes au pouvoir ne la reprennent à leur compte. Ce courant met en cause des institutions internationales de la bourgeoisie comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, etc., et demande la réforme de ces institutions, voire leur suppression.

Les personnalités les plus marquantes de ce mouvement n'entendent nullement s'appuyer sur la mobilisation de la classe ouvrière, car ce serait trop dangereux, mais convaincre le cas échéant, même en faisant pression, mais pression seulement les institutions de la société actuelle.

Il en est de même pour une grande partie de la base de ce mouvement qui, même si elle est sincèrement révoltée par tel ou tel aspect du capitalisme, partage largement les perspectives des dirigeants. Outre leur hostilité aux institutions internationales de la bourgeoisie, les uns et les autres se retrouvent sur des revendications comme la suppression des dettes des pays pauvres ou l'application d'une taxe sur la spéculation internationale, dite "taxe Tobin", avec, comme proposition complémentaire, l'attribution aux pays pauvres du produit de cette taxe.

Un regroupement comme Attac représente assez bien, en France, les préoccupations et les idées de ce mouvement, comme le représente, par exemple, le journal Le Monde diplomatique dont plusieurs rédacteurs sont des membres en vue d'Attac.

Comment apprécier ce mouvement, quelle politique avoir à son égard ? Voilà, en effet, une divergence que nous avons avec la LCR, qui nous reproche tantôt notre absence de solidarité à l'égard de ce mouvement ce qui est faux, car nous pouvons être solidaires de telle ou telle de ses initiatives sans cesser de dire ce que nous pensons de sa perspective générale , tantôt, pour reprendre son expression, de ne pas nous "investir" dans ce mouvement, en y envoyant des militants, voire en participant à sa construction dans les endroits où il n'existe pas.

Eh bien, au moins sur ce dernier point, nous assumons volontiers la critique qui nous est faite.

Revendications partielles et perspective générale

Précisons seulement que nous ne sommes pas de ceux qui, au nom des perspectives révolutionnaires, regardent avec dédain les combats partiels qui se mènent. Ce serait, à coup sûr, une façon d'abandonner le terrain révolutionnaire car personne ne peut savoir à partir de quelle mobilisation, contre quelle injustice de la société bourgeoise, se produiront la mobilisation du prolétariat lui-même et sa prise de conscience du rôle politique décisif qu'il a à jouer. Voilà pourquoi un véritable parti ouvrier révolutionnaire, pour paraphraser Lénine, devrait investir tous les secteurs de la vie sociale.

Ni Lutte Ouvrière, ni la Ligue Communiste Révolutionnaire n'ont le nombre de militants, l'implantation dans les quartiers ou les entreprises, l'influence, pour qu'elles puissent prétendre être présentes dans tous les secteurs de la vie sociale. C'est une des expressions du fait que la construction du parti ouvrier révolutionnaire est encore une tâche à accomplir et non une tâche déjà accomplie. Et cela impose des choix dans ce qu'on fait et, surtout, dans la manière dont on le fait.

C'est au sein du prolétariat, et plus particulièrement parmi ses contingents les plus importants regroupés dans les grandes entreprises, qu'il est prioritaire de défendre, de propager et de populariser la politique révolutionnaire.

Nous avons fait le choix de donner la priorité à notre implantation parmi les travailleurs des grandes entreprises. Pour utiles et légitimes que soient nombre de luttes partielles ou défensives menées par diverses catégories opprimées, appartenant à la classe ouvrière ou pas, la seule force sociale capable de réellement changer le rapport de forces entre les tenants de l'ordre capitaliste et ses victimes est la force collective et consciente du prolétariat.

Ce travail d'implantation dans les grandes entreprises en lui-même guérit vite des tentations "ultra-gauche" et ne laisse guère la place aux positions uniquement propagandistes en faveur du communisme. Ce n'est pas sur une propagande générale, fût-elle juste, que les révolutionnaires peuvent gagner la confiance des travailleurs. Les préoccupations et les luttes concrètes des travailleurs exigent une politique concrète. Toute la question est de savoir quelle politique. La nôtre, quels qu'en puissent être les résultats immédiats, vise en toutes circonstances la prise de conscience des travailleurs, l'accroissement de leur sentiment d'appartenir à une classe qui a ses propres intérêts politiques. Toutes les grèves, par exemple, ne débouchent certes pas sur des perspectives de transformation sociale, mais il y en a beaucoup qui permettent à ceux qui y participent de comprendre la différence entre une politique qui se situe dans cette perspective et une politique au service de l'ordre social existant.

Alors, la question n'est nullement là où la situe le titre de l'article de Rouge "Témoigner contre le capitalisme... ou le combattre ?" dont la formulation se veut critique à notre égard car, n'est-ce pas, nous nous contenterions de "témoigner" au nom du communisme, à l'écart de ceux qui "combattent". Ce titre en lui-même "témoigne" à sa façon que, pour le rédacteur de Rouge, le combat, c'est ce qu'ont fait ceux de Seattle, les défenseurs des idées communistes étant réduits au témoignage à moins de se mettre à la remorque de ceux de Seattle. L'idée ne lui est pas venue qu'entre le "combat contre le capitalisme" à la façon de ceux qui ne veulent pas bouleverser l'ordre social mais seulement l'aménager, et la position purement propagandiste en faveur du communisme, il y a la place pour une politique qui se situe dans la perspective de la destruction de l'ordre social capitaliste par le prolétariat révolutionnaire.

Nous sommes des organisations trop petites, trop peu influentes sur le prolétariat pour faire prévaloir cette politique ? Certes. Les idées révolutionnaires ne peuvent transformer le monde que si les masses s'en emparent. Cela n'arrive que dans des périodes de crise révolutionnaire, qui ne sont pas fréquentes. Mais encore faut-il qu'existent à ces moments-là des militants, un parti fidèles à ces idées et proposant la politique qui en découle, et qui ne les aient pas abandonnées pour les remplacer par un ersatz ne dépassant pas le réformisme. Cela, personne d'autre ne le fera à notre place.

La priorité accordée au travail révolutionnaire parmi les travailleurs des grandes entreprises ne nous empêche cependant pas de montrer notre solidarité avec bien d'autres combats utiles et légitimes qui ne se situent pas dans la perspective révolutionnaire. Sans vouloir polémiquer avec la LCR, nos camarades ont été souvent plus nombreux que les siens à participer aux manifestations pour la défense des intérêts des sans-papiers, pour le droit de vote des travailleurs immigrés, pour la libération de Mumia Abu Jamal, pour soutenir les associations de chômeurs ou la défense des droits des femmes, à participer à la mobilisation des enseignants de Seine-Saint-Denis ou de ceux de l'enseignement technique, pour ne citer que les dernières de ces actions.

Par ailleurs, qu'existent des mouvements qui contestent les "excès" du capitalisme, tant mieux ! Nous pouvons, voire nous devons, nous retrouver à leurs côtés, dans un certain nombre de manifestations, sans leur poser de conditions, en particulier sans leur poser comme condition de partager nos perspectives révolutionnaires, ce qui serait stupide. Mais nous refusons d'attribuer à ces mouvements une signification révolutionnaire qu'ils n'ont pas et que ni leurs dirigeants ni même leur base n'entendent aucunement leur donner.

Nous avons à mettre en évidence, systématiquement, les liens qui existent entre telle ou telle ignominie de la société capitaliste et son fonctionnement général. Nous avons à montrer que nombre d'"excès" du capitalisme ou présentés comme tels la domination de monopoles, le pillage du Tiers Monde, les crises économiques, l'orientation des choix économiques en fonction du profit pour une minorité et l'exploitation elle-même ne sont pas des "excès" justement, mais le mode de fonctionnement du capitalisme. Nous avons à montrer qu'on ne peut pas mettre fin à ces "excès"-là sans mettre fin au capitalisme lui-même.

Nous avons à prendre le contre-pied de tous ceux qui cherchent à canaliser les indignations légitimes vers des perspectives acceptables par la bourgeoisie ou vers de fausses perspectives dont les organisations réformistes savent user et abuser, du moins tant qu'elles ne sont pas au pouvoir. Par exemple, en désignant de fausses cibles Maastricht, l'OMC, etc. Qui ne mettent pas en cause la bourgeoisie, le patronat, afin de dissimuler les oppositions de classe.

Une politique de renoncement

Une des façons traditionnelles de la LCR de renoncer sur ce terrain et de se fondre dans les mouvements qu'elle soutient est de leur attribuer une "dynamique objectivement progressiste" (quand ce n'est pas "révolutionnaire") et d'épouser, au nom de cette "analyse", la dynamique propre du mouvement, même lorsqu'il ne représente en rien un progrès du point de vue de la prise de conscience ou de la mobilisation des travailleurs ou, plus vulgairement, de reprendre à son compte la démarche, les préoccupations et jusqu'au vocabulaire des organisations réformistes qui y participent et qui le dirigent.

Prenons comme exemple la participation de la LCR à Attac et à son activité militante autour de la taxe Tobin qu'Attac défend. Que cette taxe, proposée naguère par l'ancien conseiller en économie de Kennedy et de Carter, ne soit en rien révolutionnaire, c'est une évidence que la LCR ne nie pas... pas plus d'ailleurs qu'Attac qui, de toute façon, n'a nullement pour ambition de se faire passer pour révolutionnaire.

On peut, à la rigueur, considérer comme un progrès le fait que l'idée d'une telle taxe progresse encore que le soutien de quelques-unes des têtes pensantes de la finance elle-même devrait rendre méfiant. Tout au plus peut-on se dire qu'il vaut mieux que le projet d'une taxe, même minime, sur le grand capital soit largement partagé, plutôt que toute idée de taxation sur le capital spéculatif soit récusée au nom du "libéralisme" ambiant.

Mais les révolutionnaires ont tout de même un autre programme à défendre en matière de fiscalité sur le grand capital, même en guise de "revendication transitoire" ! Et puis, il n'y a pas que cela. Y aurait-il un véritable mouvement populaire autour de cette revendication que les révolutionnaires auraient à se poser la question : comment y participer et comment faire progresser les consciences ? Certainement pas en cachant leurs propres idées. Certainement pas en cessant de s'opposer à tous ceux pour qui défendre l'idée de la taxe Tobin n'est qu'un alibi. Certainement pas en donnant au mouvement des vertus qu'il n'a pas.

Mais, de surcroît, la "dynamique" actuelle se situe dans une perspective purement parlementaire. La LCR s'est fait le relais de cette dynamique-là, en étant parmi les initiateurs, par exemple, d'un Comité Attac au Parlement européen. Malgré un vocabulaire différent, c'est également la démarche des Verts. Mais, dans cette démarche, les Verts sont plus logiques quand ils affirment que, si des parlementaires de droite se rallient à la taxe Tobin, c'est tant mieux car cela permet de constituer une majorité pour la voter.

Avec cette optique-là, le fait qu'un Bayrou se déclare partisan de la taxe Tobin est un pas en avant. Cela en est encore un lorsqu'au Parlement européen, un Pasqua vote en faveur d'un texte qui, tout en ne pouvant déboucher sur aucune décision concrète, peut en un certain sens contribuer à en agiter l'idée. Mais où est donc le progrès pour les idées communistes ? Où est donc le pas en avant du point de vue de la construction du parti révolutionnaire ?

L'article de Rouge lui-même témoigne comment, à force de vouloir défendre le mouvement, y compris sur des questions où il vaudrait mieux ne pas taire ses critiques, la LCR finit par en adopter la démarche. Voyons le passage où l'auteur de l'article cherche à nous convaincre que "les manifestants de Seattle ont joué un rôle progressiste, tremplin pour de nouveaux combats". Admettons le jugement, mais la démonstration se limite à affirmer que "les firmes multinationales s'interrogent sur la fonctionnalité des Etats ; elles tentent d'élaborer de nouvelles règles de droit, plus conformes à leurs objectifs. Pour les "travailleurs", il n'est pas indifférent qu'elles parviennent ou non, à lever les obstacles, notamment les législations "nationales" qui sanctionnent particulièrement en Europe des acquis sociaux et démocratiques, fruits des luttes passées. En dissipant l'opacité qui sied habituellement aux tractations internationales, les manifestants de Seattle ont joué un rôle progressiste, tremplin pour de nouveaux combats" (les guillemets qui entourent les mots "travailleurs" et "nationales" sont du rédacteur. On se demande ce que ces guillemets signifient).

Non, il n'est pas indifférent pour les travailleurs que leurs acquis soient démolis. Mais, ne serait-ce que par ses silences, la démonstration suggère que la démolition des protections sociales est l'oeuvre de l'OMC ou des organisations internationales de la bourgeoisie et suggère que les Etats nationaux et les législations nationales protègent, dans une certaine mesure au moins, les travailleurs face aux agissements des premières.

Mais il faut être singulièrement naïf pour écrire des choses du genre : les trusts multinationaux s'interrogent sur la "fonctionnalité des Etats". Ils s'interrogent d'autant moins que ce sont précisément les Etats nationaux qui sont les principaux instruments desdites firmes multinationales et du grand patronat pour démolir les protections sociales, pour faire sauter les fameux acquis sociaux. Si les révolutionnaires ont un combat à mener, c'est en montrant comment la "mondialisation", c'est-à-dire la mainmise des grands trusts sur l'économie, commence ici même ; que les firmes nationales ne constituent pas une réalité virtuelle à l'ombre des organismes lointains comme l'OMC et le FMI, mais qu'il s'agit de trusts dont un grand nombre ont une grande partie de leurs usines et leurs sièges sociaux ici et qu'ils sont à la portée des travailleurs et de leurs actions collectives.

C'est une façon d'abonder dans le sens des protectionnistes que de participer à ces discours à la mode qui consistent à mettre un parallèle, voire un lien de cause à effet, entre la prétendue diminution du rôle des Etats comme instruments de la grande bourgeoisie, d'un côté, et la dégradation des conditions d'existence du prolétariat, de l'autre. Mais d'abord, le rôle des Etats n'a nullement diminué. Ensuite, ils ne protègent nullement les masses laborieuses contre le patronat. Jamais les Etats nationaux n'ont joué un rôle aussi important dans l'enrichissement des groupes multinationaux. Jamais les Etats n'ont autant prélevé sur l'ensemble de la société et plus spécialement sur les classes laborieuses pour mettre les sommes prélevées à la disposition du grand patronat.

Un autre chapitre a pour titre : "Tous protectionnistes ?" Notre article de la Lutte de Classe n'a évidemment pas affirmé que tous les participants aux manifestations de Seattle étaient protectionnistes mais soulignait qu'ils y étaient nombreux, qu'ils donnaient le ton et qu'il eût été préférable pour une organisation révolutionnaire de s'en démarquer, au lieu de les intégrer dans un jugement global très positif de Seattle. Mais ce genre de titre sert ensuite à l'auteur de l'article à dévoyer la discussion en affirmant benoîtement : "Il ne s'agit pas de nier la confusion politique de certaines organisations présentes à Seattle, ni l'existence de tentations protectionnistes nourries par une vision peu critique du "modèle social européen" ou de "l'exception française".

Que signifie donc "la confusion politique de certaines organisations présentes à Seattle" ? C'est la confusion politique de la LCR qui est en cause ! On ne s'amuse pas à reprocher à Chevènement, et encore moins à Pasqua, d'être "confusionnistes". Ces gens-là ont une position politique. Mais c'est à nous d'appeler un chat un chat, un nationaliste réactionnaire un nationaliste réactionnaire, un réformiste un réformiste, un écologiste un écologiste, au lieu de les mélanger, puis, en secouant le tout, de décréter que l'ensemble "menace l'ordre établi"... avec la bénédiction de Clinton.

Tous ces gens-là ne sont nullement des révolutionnaires et ils n'affirment pas l'être, au contraire. Il se trouve qu'ils ont constitué, et de loin, la majorité de cette manifestation. Encore une fois, le problème n'est pas de refuser de manifester, le cas échéant, à côté d'eux, mais il est dans le fait de dissimuler ce qu'ils sont, dans un article consacré à analyser ce qui s'est passé à Seattle et, donc, en principe, à éclairer les militants.

Pourquoi, aussi, la LCR fait-elle mine, dans cet article, de défendre la Confédération paysanne que, pour notre part, nous n'avons pas attaquée ? José Bové et son organisation se battent sur le terrain qu'ils se sont choisi. C'est leur droit. Encore une fois, nous pouvons nous retrouver côte à côte sur certains aspects de leur combat, et, bien entendu, nous avons pris la défense de José Bové lorsqu'il a été emprisonné. Mais pourquoi, diable, dissimuler ce qui différencie son combat du nôtre ?

Pourquoi affirmer que "Mondialiser les luttes contre le nouveau désordre mondial, c'est développer les liens entre les secteurs de la société qui entrent en mouvement, afin de faire progresser, concrètement, un nouvel internationalisme. Encore faut-il être à leurs côtés !" ? Mais qu'est donc ce "nouvel internationalisme" ? Que sont donc ces liens entre "les secteurs de la société qui entrent en mouvement" ? Il n'y a que la LCR pour présenter, autant par ce qu'elle dit que par ce qu'elle ne dit pas, ce mouvement comme l'amorce d'une internationale, mais en utilisant prudemment le mot "secteurs" pour ne pas parler de classe sociale.

Alors, pour terminer, nous n'éprouvons nullement la "satisfaction solitaire d'être les seuls à délivrer les véritables réponses" car, si nous devions éprouver quelque chose, ce serait plutôt de la tristesse de voir cela écrit dans Rouge. Nous disons seulement qu'aujourd'hui, comme dans le passé, la transformation sociale dans le sens où nous l'entendons, c'est-à-dire dans le sens communiste, ne pourra venir que de la force collective du prolétariat. Affirmer cela est peut-être, comme le dit le rédacteur de l'article, "cultiver la nostalgie impuissante du "temps où les courants révolutionnaires étaient présents dans la classe ouvrière".

Mais nous avons fait le choix d'oeuvrer à ce que les courants révolutionnaires soient de nouveau présents dans la classe ouvrière, plutôt que de nous noyer dans des mouvements qui, tout en menant des luttes qui peuvent être légitimes, n'ont, au mieux, pas l'ambition de mener le combat pour la transformation révolutionnaire de la société et, au pire, détournent le monde du travail de la seule politique qui pourrait l'amener à réaliser cet objectif.