La dictature des marchés financiers

Εκτύπωση
Novembre 1999

En septembre, l'annonce simultanée par le groupe Michelin de 3 500 suppressions d'emplois, de bénéfices records et d'une hausse de 12,5 % de l'action du groupe dans la même journée, a provoqué, à juste titre, une certaine indignation. Voilà une entreprise de taille internationale, dont les bénéfices se chiffrent en milliards de francs, qui entend cyniquement jeter des milliers de travailleurs à la rue ou, ce qui revient au même dans le contexte de chômage actuel, ne pas embaucher pour remplacer ceux qui s'en vont, dans le but avoué d'augmenter des profits déjà considérables.

Il est vrai que l'affaire Michelin n'est que le dernier exemple d'une longue série de scandales du même ordre. Qu'il s'agisse de groupes français comme Alcatel, Danone ou Renault, anglo-saxons comme BP-Amoco, Glaxo-Wellcome ou Unilever, ou encore allemands comme Siemens, la liste des grands groupes qui, tout en étalant des bénéfices insolents, annoncent des plans de suppressions d'emplois affectant des milliers voire des dizaines de milliers de travailleurs, s'allonge de jour en jour.

A Michelin comme ailleurs, on a invoqué les pressions des marchés boursiers et des fameux fonds de pension américains. Mais ce que les dirigeants de Michelin ont omis de préciser, c'est que les retraités d'outre-Atlantique ne s'en trouveront pas pour autant mieux traités que ceux d'ici, alors qu'en revanche, le portefeuille d'actions de la famille Michelin, lui, aura vu sa valeur augmenter d'un huitième par le seul jeu de l'effet d'annonce !

Pour hypocrite que soit la façon dont ces grands patrons d'industrie se plaignent d'un système dont ils sont bien plus responsables que les travailleurs à qui ils présentent la note, leurs explications expriment quand même un phénomène réel celui de l'assujettissement croissant des grandes entreprises aux marchés financiers.

Mais en même temps, et l'exemple de Michelin le montre bien, si le capital financier peut ainsi prélever plus sur le capital productif, c'est-à-dire les entreprises, c'est que celles-ci répercutent les profits supplémentaires que l'on exige d'elles sur les travailleurs par le biais de la baisse de la masse salariale, de la généralisation de la précarité, par le fait qu'en réduisant les effectifs on fait réaliser la même quantité de travail, ou davantage, par moins de travailleurs, et par l'aggravation des conditions de travail. Cet assujettissement croissant des entreprises aux exigences du capital financier se nourrit donc avant tout de l'exploitation croissante de la classe ouvrière qui elle-même résulte du recul de ses luttes dans un contexte où, depuis des années, le poids du chômage érode la combativité des travailleurs. Et cela, ce n'est pas un problème d'arithmétique financière, comme le prétendent les économistes, c'est un problème de rapport de forces social.

L'actionnaire roi

Au cours de ces dernières années, le vocabulaire de la presse économique s'est enrichi d'un nouveau jargon. On y parle de "nouvelle gestion des entreprises", de "gestion par objectif" ou encore, d'une façon qui a au moins le mérite d'être plus explicite, de "création de valeur pour l'actionnaire".

Derrière ce langage fleuri, il y a simplement l'idée que les entreprises ne doivent pas seulement se contenter de maximaliser les bénéfices (ce qu'elles ont toujours fait et continuent à faire, bien sûr) mais aussi le cours de leurs actions en Bourse.

Qui sont ces actionnaires pour lesquels les entreprises devraient "créer de la valeur" ? Pour une bonne part (de 60 à 80 % suivant les places boursières), il s'agit de fonds d'investissements qui font fructifier des capitaux pour le compte de tiers dont des particuliers, des banques, des entreprises non financières et enfin les fameux fonds de pension. Ces fonds d'investissements sont tenus de fournir à leurs clients un rendement minimum, convenu à l'avance, sur les capitaux qui leur ont été confiés. Leurs dirigeants tirent leurs profits en partie de commissions, mais surtout des profits spéculatifs qu'ils parviennent à réaliser en plus de ce qu'ils reversent à leurs clients. Leur but n'est pas de se constituer un portefeuille d'actions dans divers secteurs de l'économie pour en tirer des profits à long terme, mais de réaliser avec les fonds dont ils disposent le maximum de profits spéculatifs dans le laps de temps le plus court possible. De sorte que lorsqu'ils achètent des actions, ce ne sont pas tant les dividendes qu'elles peuvent rapporter qui les intéressent que l'espoir de voir le prix de ces actions monter rapidement, pour pouvoir s'en débarrasser rapidement avec un profit substantiel.

Or ces fonds d'investissements représentent un pouvoir considérable. Pour ne citer qu'un exemple, le numéro un mondial de ces fonds, la banque suisse UBS, administre des capitaux dont le montant total dépasse celui de l'ensemble des actions cotées à la Bourse de Paris. En théorie, un fonds comme UBS a donc les moyens de "s'offrir" le contrôle de n'importe quelle grande entreprise, y compris des plus grosses multinationales. Sans aller jusque-là, il peut aisément acquérir une participation suffisamment importante dans une entreprise pour être en mesure de dicter à ses dirigeants leur politique. Il le fera d'autant plus volontiers si cette entreprise a laissé le prix de ses actions se dégrader au point de faire miroiter la perspective d'une bonne affaire. Une fois dans la place, le prédateur poussera à des mesures susceptibles d'inciter les opérateurs boursiers à espérer une augmentation à court terme des bénéfices de l'entreprise, de façon à leur rendre ses actions plus attractives. Qu'importent alors les conséquences à plus long terme, pour l'entreprise elle-même, et encore plus pour ses salariés.

Derrière l'emballement spéculatif de la Bourse

Dans le système capitaliste, les marchés boursiers, comme d'ailleurs le système bancaire, jouent le rôle indispensable d'intermédiaires entre les entreprises et les détenteurs de capitaux.

Ce rôle consiste à centraliser le capital-argent des capitalistes de la production et du commerce ainsi d'ailleurs, comme l'illustrent notamment les fonds de pension, que l'épargne volontaire ou forcée des classes populaires pour les mettre à la disposition de l'économie capitaliste sous forme de crédit.

En avançant les fonds le temps de la reproduction du capital investi, le système financier permet d'accélérer la circulation du capital et il est l'intermédiaire indispensable pour la péréquation du taux de profit. Mais ce rôle, qui demeure, est passé à l'arrière-plan depuis longtemps, depuis que l'impérialisme a porté à son stade ultime le parasitisme du système capitaliste et, depuis, le capital financier, de simple intermédiaire est devenu le maître de l'économie.

Les périodes sont de plus en plus fréquentes où les marchés boursiers ne se contentent pas de jouer ce rôle redistributeur et où ils sont aussi le cadre d'autres phénomènes, qui au lieu de huiler le fonctionnement de l'économie capitaliste contribuent à la déstabiliser comme la spéculation financière.

C'est ce qui se produit aujourd'hui, avec un emballement spéculatif sur les places boursières des pays industrialisés qui dure maintenant, de façon pratiquement continue, depuis sept ans. Et la sensibilité exacerbée des entreprises au marché boursier est à la fois une conséquence de cet emballement, en même temps qu'elle en est l'un des aliments.

C'est le 5 décembre 1996 qu'Alan Greenspan, le président de la banque de Réserve Fédérale Américaine, lança son premier avertissement sur les dangers de la "bulle" spéculative. Il parla de l'"exubérance irrationnelle" des marchés boursiers et du risque de "corrections inattendues et prolongées". A l'époque, l'indice Dow Jones, qui mesure l'évolution des valeurs industrielles à la Bourse de New York, était à 6448. Sept mois plus tard, l'explosion de la crise financière en Asie du Sud-Est provoqua un repli sur les grandes places financières. Mais il fut de courte durée. L'année 1997 se termina par une hausse de 22 % du Dow Jones. Et c'est à peine si, l'année suivante, l'impact de l'écroulement du rouble puis de la rechute en Asie du Sud-Est se fit sentir. L'année 1998 se termina une fois encore par une hausse, moindre il est vrai, de 16 %. Et à l'heure où nous écrivons, le Dow Jones a encore pris 13 % par rapport à la fin 1998.

En d'autres termes, depuis cet avertissement de Greenspan, malgré la dévastatrice crise financière qui a frappé le sud-est asiatique, la Russie et, dans une moindre mesure, l'Amérique latine, sans parler des menaces de faillites retentissantes qui ont fait trembler les financiers de Wall Street, la Bourse de New York sera montée de 60 % en trois ans, alors que le produit intérieur brut n'aura augmenté que de 12 % et les profits des entreprises de 32 %.

Ce décalage entre l'emballement boursier et la réalité économique n'est pas le seul, ni même le plus aberrant. Ainsi la Banque des Règlements Internationaux note-t-elle avec inquiétude dans son rapport annuel de 1999 que le prix des actions comparé aux dividendes versés est trois fois plus élevé en 1998 que la moyenne observée pendant les vingt-cinq années précédentes.

Qui plus est, dans le cas de la coqueluche du marché boursier américain ce qu'on appelle les "valeurs Internet", c'est-à-dire les actions des sociétés de tous ordres liées d'une façon ou d'une autre au développement du réseau Internet et plus généralement des nouveaux moyens de communication comme la téléphonie portable ce rapport atteint des proportions astronomiques. Ainsi la capitalisation boursière de Yahoo !, la plus grosse entreprise de ce secteur, dépasse-t-elle, avec 37 milliards de dollars, celle du géant pétrolier Texaco, alors que les bénéfices de Yahoo ! en 1998 auront été inférieurs à 100 millions de dollars. A ce compte, il faudrait pas moins de 370 ans aux dirigeants de Yahoo ! pour couvrir le capital que leur société est censée représenter. Et encore ce cas n'est-il pas le pire puisque, en moyenne, la capitalisation boursière d'une société Internet se situe entre 600 et 1000 fois ses bénéfices annuels pour celles qui font un bénéfice, ce qui est loin d'être le cas pour toutes, même parmi les plus importantes.

Ces valeurs Internet illustrent de la façon la plus caricaturale ce qui nourrit l'emballement spéculatif de Wall Street. Si les opérateurs boursiers en sont à se battre pour acheter à des prix exorbitants des actions de sociétés qui ne rapportent pour ainsi dire rien, c'est qu'ils sont convaincus que le réseau Internet finira par générer des profits mirifiques... un jour, justifiant ainsi le niveau astronomique atteint par les actions Internet aujourd'hui.

Mais ce comportement spéculatif s'appuie quand même sur une réalité palpable les profits réalisés aujourd'hui et leur tendance à augmenter depuis plusieurs années. C'est là un phénomène bien réel qui ne fait d'ailleurs que refléter cet autre phénomène, bien réel lui aussi, qu'est l'exploitation accrue des travailleurs.

Et très logiquement, ceux qui bénéficient actuellement de la hausse des profits recherchent les secteurs où leurs placements de demain rapporteront autant et plus que leurs placements si juteux d'aujourd'hui en misant sur des secteurs nouveaux, en pleine expansion et où la concurrence n'en est pas encore à menacer les bénéfices, fussent-ils à venir contrairement aux branches d'activité plus anciennes, peut-être plus solides en apparence, mais où l'on ne peut pas s'attendre à une accélération rapide de la courbe des bénéfices.

C'est cette anticipation des profits à venir, poussée à la caricature extrême dans le cas des actions Internet, qui alimente l'emballement de la spéculation boursière. Les opérateurs n'achètent pas des actions sur la base de ce que font les entreprises qu'elles représentent, mais sur leur estimation de l'idée qu'ont les autres opérateurs ("le marché", comme disent les commentateurs, comme s'il s'agissait d'une entité souveraine et pensante) des bénéfices à venir. Et c'est la masse colossale des capitaux qui participent à ce mouvement d'anticipation qui fait exploser les prix de certaines actions Internet, et qui transforme les anticipations en spéculation. La vente et l'achat des actions des entreprises de ce secteur deviennent ainsi les vecteurs majeurs du mouvement spéculatif.

De la "nouvelle économie" au spectre de 1929

Quand il s'agit de prendre la défense des intérêts de classe de la bourgeoisie, même s'il faut pour cela justifier les pires aberrations, il n'a jamais manqué de volontaires parmi les "économistes" de service. Et il s'en trouve aujourd'hui pour prétendre donner une explication "rationnelle" destinée à légitimer les aberrations financières du système.

Aujourd'hui, la tarte à la crème dans les commentaires des "experts" consiste à dire que l'économie américaine a finalement résolu le problème de ses crises systémiques passées et que, grâce à la combinaison des nouvelles technologies (l'Internet est du nombre, bien sûr) et de la déréglementation des marchés, est venue l'ère d'une "nouvelle économie", sans crise, vouée à une croissance illimitée croissance qui justifierait donc du même coup les anticipations folles sur les profits futurs que font les marchés boursiers.

Or qu'en est-il de cette "nouvelle économie" ? The Economist, hebdomadaire d'affaires britannique, par ailleurs plein de louanges pour ce qu'il appelle le "modèle américain", a consacré en juillet dernier une série d'articles dévastateurs à ce qu'il considère comme un "mythe dangereux".

Ainsi, note The Economist, la croissance moyenne de 4 % enregistrée par l'économie américaine au cours des trois dernières années masque des caractéristiques qui ne sont pas celles d'une économie prospère ou en voie de le devenir. Au cours des années quatre-vingt-dix, les investissements des entreprises ont bien augmenté, mais pas dans tous les domaines de la même façon : pour l'essentiel, cette augmentation est due à la forte poussée des achats de matériel informatique, qui ont représenté 14 % du total des investissements, tandis que les autres investissements productifs n'ont fait, au mieux, que stagner. De même, la croissance économique a été très inégale. Entre 1995 et 1998, le secteur informatique (matériel, logiciel et services) a assuré à lui seul 35 % de la croissance économique, alors qu'il n'a fourni que 8 % du produit intérieur brut ce qui signifie stagnation ou repli dans bien d'autres secteurs. Même phénomène encore pour ce qui est de l'augmentation de la productivité dans les industries de production. Entre 1995 et 1998, seul le secteur de la production d'ordinateurs a connu une croissance de productivité plus rapide que dans les années précédentes, et il ne représente que 1 % de la production nationale américaine. En fait, le taux de croissance annuel de la productivité a même baissé en 1995-1998 dans le secteur des biens d'équipement, comparé à la période 1972-1994.

Quoi qu'on puisse dire sur la prospérité américaine, le niveau record de l'emploi qui y serait atteint (mais tout le monde sait que c'est surtout le niveau record de la précarité), tous ces éléments indiquent avant tout une économie en stagnation. Sans doute est-elle tirée en avant, en quelque sorte, par un pan de la veste (l'informatique et les nouvelles technologies du type Internet), grâce à l'énorme masse de capitaux qui s'agitent dans la sphère financière à la recherche de profits rapides. Mais tout indique que le corps de l'économie américaine n'en est même pas ébranlé.

En revanche, nombre de commentateurs qui s'inquiètent à juste raison des aberrations erratiques de la Bourse et de leurs conséquences sur le secteur productif, ont fait le parallèle entre la situation actuelle et celle qui précéda la crise de 1929. En 1928 aussi, on discutait à perte de vue sur le fait de savoir si les actions étaient surévaluées ou pas à Wall Street. A l'époque aussi, les défenseurs du système prétendaient que l'ère des crises était terminée et que les "nouvelles technologies" (celles des années 1920 la radio, le téléphone, l'aviation, l'électricité, l'automobile) ouvraient un avenir radieux d'expansion illimitée au marché capitaliste. Mais cela n'a pas empêché le krach de 1929.

Non seulement on ne peut manquer de faire ce parallèle mais encore faudrait-il y ajouter qu'au moins, en 1929, les "nouvelles technologies" impliquaient la mise en place d'industries entières, allant de la sidérurgie lourde aux grands travaux de construction des autoroutes et des aéroports. Alors que leurs pâles imitations d'aujourd'hui, malgré toutes les promesses qu'elles peuvent comporter pour l'amélioration des communications sur la planète, n'impliquent le développement d'aucune grande industrie productrice de valeur qui pourrait remplacer celles qui ont été détruites au cours de près de trois décennies de crise capitaliste. Si tant est d'ailleurs que les investissements dans le domaine des ordinateurs, qui sont le moteur de l'expansion de ce secteur, continuent au même rythme une fois passé le cap de l'an 2000 et du renouvellement du parc informatique qu'il a entraîné pour des dizaines de milliers d'entreprises de par le monde.

Alors a fortiori, on ne peut que se dire que cette gigantesque "bulle" boursière américaine, qui s'étend d'ailleurs par contrecoup à l'ensemble de la sphère financière, et à toutes les places boursières de la planète, ne peut pas continuer indéfiniment à gonfler sur la base de l'Eden promis par les "nouvelles technologies" et autres balivernes.

Le parasitisme insupportable du capital financier

Nul ne peut dire, bien entendu, si cette "bulle" spéculative finira par éclater ou si elle se dégonflera comme une baudruche, ni surtout quand. Pas plus qu'on ne peut dire quels dommages cela causera à l'économie et sur quelle échelle.

Mais sans attendre d'en arriver là, on peut voir d'ores et déjà cette "bulle" financière peser de plus en plus sur le secteur productif.

Pour revenir aux poncifs à la mode, même un partisan déterminé de l'économie de marché comme le mensuel Enjeux - Les Echos en est à reconnaître le rôle pervers que jouent les marchés financiers avec, à la une de son numéro d'octobre, ce titre : "Création de valeur, la dictature du court terme". Et ce mensuel d'expliquer en détail comment la priorité donnée à la valorisation du cours des actions a conduit de grandes entreprises à faire des choix qu'elles ont regrettés comme par exemple l'abandon de secteurs d'activités qui faisaient baisser la rentabilité d'ensemble de l'entreprise ou l'accumulation d'un endettement excessif auprès des banques afin de financer des opérations "valorisantes" sur le plan boursier. Bien sûr cet organe patronal ne compte pas au nombre de ces déboires les dizaines de milliers d'emplois qui ont été supprimés pour satisfaire les appétits d'indice des boursicoteurs, mais il ne faut pas s'en étonner.

Or Michelin n'est qu'un exemple parmi d'autres. Au mois de février dernier, le géant anglo-hollandais Unilever, qui occupe le 7e rang mondial en termes de profits, a annoncé un bénéfice de 20 milliards de francs pour 1998, en augmentation de 26 % par rapport à l'année précédente. En même temps, les dirigeants d'Unilever publiaient un communiqué selon lequel ils comptaient racheter pour 51 milliards de francs d'actions parce que, ont-ils déclaré, "nous ne voyons pas de meilleur usage à faire de nos liquidités". 51 milliards de francs, de quoi créer une dizaine d'usines et des milliers d'emplois utiles pour la société. Mais les dirigeants d'Unilever n'ont pas vu de "meilleur usage" ! En revanche, au cours des sept années précédentes, Unilever avait fermé un quart de ses capacités de production en Europe et licencié 20 000 salariés.

Le cynisme des dirigeants d'Unilever est doublé d'une bonne dose d'hypocrisie. Car s'ils en sont à racheter un aussi gros paquet d'actions, ce n'est pas par philanthropie, même pas à l'égard de leurs actionnaires. C'est avant tout pour diminuer la quantité d'actions Unilever en circulation, ce qui aura automatiquement pour conséquence d'en augmenter le cours, et au passage de gonfler la valeur des stock options qu'ils ont sans aucun doute pris soin d'accumuler.

Ce type d'opérations par lesquelles les entreprises rachètent leurs propres actions pour en faire monter le prix, est monnaie courante dans les pays anglo-saxons. Pour lever de nouveaux capitaux, les entreprises préfèrent emprunter aux banques, ce qui leur permet de profiter des taux d'intérêts relativement bas et surtout de ne pas risquer de faire baisser le cours de leurs actions. De sorte qu'aujourd'hui, l'endettement des entreprises américaines atteint un niveau record, équivalent à trois fois leur capital. Qu'un soubresaut bancaire se produise et un resserrement soudain du crédit, et on risque de voir une hécatombe de faillites. En France, on n'en est pas encore là, remarque Enjeux - Les Echos, mais on en prend le chemin : "la plupart des entreprises cotées en Bourse ont demandé à leurs actionnaires, lors des dernières assemblées générales, l'autorisation de racheter leurs propres actions, profitant de la loi du 2 juillet 1998 qui a ouvert la voie à ce type d'opérations".

Or, avant même cette loi, le Rapport des Comptes de la Nation de 1998 notait déjà que, à partir de 1994, la courbe de profitabilité des investissements productifs avait cessé de coïncider avec celle du taux d'utilisation des capacités de production pour se mettre à croître davantage. Le rapport offrait, avec une certaine naïveté, comme interprétation possible de ce phénomène, "l'exigence accrue des actionnaires". Or le même rapport notait que le taux d'investissement des entreprises qui, en 1991, avait péniblement retrouvé son niveau de 1975, avait ensuite chuté de 20 % entre 1991 et 1997. Autrement dit, ce sont ces 20 % qui sont passés de la sphère de la production à la sphère financière pour "créer de la valeur pour l'actionnaire", au détriment des investissements productifs.

Un autre exemple du poids parasitaire de la sphère financière sur la production est fourni par la vague croissante de fusions-acquisitions qui, d'année en année, se traduit par une concentration croissante dans tous les secteurs de l'économie. Le même Rapport des Comptes de la Nation note qu'en 1998, ces opérations ont porté sur des entreprises représentant une valeur totale de 14 500 milliards de francs dans le monde, en hausse de 50 % sur l'année précédente. Et il ajoute que si ces opérations "ont augmenté la richesse des actionnaires de la cible" en provoquant une hausse artificielle de leurs actions pendant la transaction, rien n'indique que, à terme, elles aient pu "accroître la productivité et générer des profits supplémentaires". Les accroisements du prix des actions sont venus essentiellement de l'annonce de suppressions d'emplois et de l'espoir de profits supplémentaires que cela a entraîné du côté des actionnaires.

Et c'est ainsi que, d'annonce en annonce, des dizaines de milliers d'emplois sont supprimés pour créer des géants industriels, non pas dans le but d'augmenter la production ou de la rationaliser, mais pour renforcer les positions acquises sur le plan financier, se protéger des prédateurs et pousser un peu plus le cours des actions à la hausse.

Ce parasitisme du capital financier pèse de plus en plus sur l'économie, relayé par des gouvernements soucieux de ne pas perturber les marchés financiers dont ils sont eux aussi dépendants d'une autre façon, par leur dette publique. Les aberrations que cause ce parasitisme ne sont pas seulement lourdes de dangers pour l'avenir de la société tout entière, elles sont aussi lourdes de conséquences pour la population laborieuse et entretiennent, voire aggravent la catastrophe sociale que connaissent les pays riches depuis plus d'une décennie.

Mais il ne s'agit pas seulement d'un problème économique comme semblent le penser bon nombre de ceux qui critiquent ce parasitisme du capital financier quelle que soit la justesse de leurs critiques par ailleurs. En particulier, bien que le parallèle que certains d'entre eux font entre les aberrations d'aujourd'hui et celles des années 1920 soit valide, dans une certaine mesure, sur le plan économique, il ne l'est pas sur le plan politique et social.

Le fait que le parasitisme du capital financier puisse s'exercer aujourd'hui de cette façon et sur une telle échelle, reflète un rapport de forces social qui rend possible une aggravation de l'exploitation de la classe ouvrière. Voilà pourquoi l'idée que l'on pourrait inverser le cours des choses en introduisant un peu de taxe ici ou un peu de réglementation là, est tout simplement dérisoire à l'échelle mondiale où se pose le problème. Si le cours des choses doit s'inverser, et bien entendu c'est pour cette perspective qu'il faut agir, cela viendra bien plus des réactions de la classe ouvrière que de l'invention de gadgets plus ou moins nouveaux visant à réguler un système qui ne peut pas l'être.