Brésil - L'évolution du Parti des Travailleurs

Εκτύπωση
Novembre 1998

Le premier tour des élections brésiliennes s'est déroulé le 4 octobre dernier. Pour la présidence de la République, il n'y a pas eu besoin de deuxième tour : le président sortant, Fernando Henrique Cardoso, soutenu par la plupart des partis de la droite et du centre, a obtenu la majorité absolue et a donc été reconduit pour quatre ans.

Cette élection s'est déroulée sur fond de crise monétaire mondiale. Après l'écroulement des Bourses asiatiques, la spéculation s'est reportée sur l'Amérique latine et en particulier sur le Brésil, principale puissance industrielle du sous-continent et huitième du monde. La monnaie brésilienne, attaquée par les spéculateurs, a tant bien que mal résisté, grâce à l'aide des Etats-Unis et du Fonds Monétaire International, et au sacrifice des réserves de change du pays. Mais la faillite menace, la croissance économique est stoppée et le gouvernement prépare un plan d'austérité contre la population.

Cardoso a été l'auteur du plan de stabilisation monétaire qui a mis fin à l'inflation galopante, en 1994. Sous sa présidence, la stabilité monétaire a permis une certaine prospérité pour les couches moyennes, qui ont retrouvé l'accès au crédit et aux biens de consommation, appartements, voitures, etc., alors que la hausse du coût de la vie et le chômage frappaient la population pauvre. Sa réélection montre qu'une notable partie des électeurs lui est reconnaissante de ces quatre années de stabilité et souhaite désespérément que cela continue.

Comme en 1994, le principal concurrent de Cardoso était Lula, candidat de l'Union du Peuple Change Brésil. Cette alliance réunissait le Parti des Travailleurs, dont Lula a été longtemps le président, le Parti Démocrate Travailliste (PDT) de Leonel Brizola, le Parti Socialiste Brésilien (PSB) de Miguel Arraes, le Parti Communiste du Brésil (PCdoB d'origine maoïste) et le Parti Communiste Brésilien, un petit groupe qui a maintenu le sigle lorsque le PCB s'est transformé en Parti Populaire Socialiste. Même l'ancien président Collor un homme de droite vainqueur de Lula en 1980 et qui n'a pas eu le droit de se présenter, appelait à voter pour lui, en qualité de meilleur opposant à Cardoso.

Cette fois-ci, Lula a obtenu 35 % des suffrages. Il n'en avait eu que 27 % en 1994, où Brizola était présent contre lui. En 1990, resté seul face à Collor au second tour, Lula avait été battu de justesse (il avait au premier tour recueilli 25 % des voix, mais avait entre les deux tours passé des alliances, entre autres avec Brizola).

Avec autour d'un quart des voix à l'échelle du pays, le PT est sans doute le parti politique brésilien le plus important et à coup sûr celui qui a le plus d'influence dans la classe ouvrière. Mais, quelle influence, et sur la base de quelle politique ? La question se pose d'autant plus que, même pour la plupart des courants de l'extrême gauche révolutionnaire, tant au Brésil qu'à l'échelle internationale, le Parti des Travailleurs passait, sinon pour un parti révolutionnaire prolétarien, du moins pour un parti représentant dans une large mesure les intérêts des travailleurs, et d'une nature différente des partis réformistes, sociaux-démocrates ou staliniens.

Si, en effet, en raison des conditions de sa naissance sous la dictature, en raison de la dynamique qui l'a porté pendant la première partie de son existence, le Parti des Travailleurs a pu susciter des espoirs et ouvrir des possibilités, il a bien changé depuis.

Les origines d'un parti réformiste un peu particulier

C'est pendant la dictature militaire, entre 1964 et 1985, que l'industrie et la classe ouvrière brésiliennes ont fait un bond. Le "miracle brésilien" se traduisait par des taux de croissance annuels de 10 % et par la constitution d'industries nouvelles, sidérurgie, automobile, pétrole, chimie, aéronautique, télécommunications. Des usines de 10 000, 20 000 ou 30 000 ouvriers se construisaient. Une nouvelle classe ouvrière apparaissait, venue récemment de la campagne, sans traditions politiques ou syndicales.

Mais l'exploitation se révéla une école efficace et le prolétariat brésilien apprit très vite la lutte de classe, malgré la répression des patrons et de la dictature. Dans ces luttes, un courant radical, inspiré par les courants de gauche dans l'Eglise catholique (la "théologie de la libération") et par la social-démocratie européenne, apparut à l'intérieur de la bureaucratie des syndicats qui depuis quarante ans était étroitement liée à l'Etat. La figure la plus connue de ce courant radical était Lula, le président du syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo, dans la banlieue de Sao Paulo, la capitale économique du pays. En 1978 et 1979, il se trouva à la tête de centaines de milliers de métallos en grève pour leurs salaires. C'était l'époque où les militaires se préparaient à passer la main aux politiciens civils. Les Etats-Unis et la majorité de la bourgeoisie brésilienne appuyaient la libéralisation du régime. Mais Lula et les dirigeants syndicaux qui l'entouraient ne se reconnaissaient dans aucun des partis qui se créaient. Et c'est pour intervenir dans la vie politique, pour modifier les lois en faveur des syndicats, qu'il créèrent en 1980 le Parti des Travailleurs.

Même si la plupart des militants révolutionnaires, et en particulier trotskystes, participèrent à la construction de ce parti et y jouèrent souvent un rôle non négligeable, son noyau dirigeant, Lula et les syndicalistes, ne prétendaient pas constituer un parti révolutionnaire prolétarien. Ils n'avaient pas pour objectif d'organiser la classe ouvrière dans la perspective d'une transformation révolutionnaire de la société. La dynamique de la situation dans ce pays aux contradictions sociales explosives, et l'importance des mobilisations ouvrières, auraient-elles pu amener ce parti à évoluer, pousser sa direction à des positions révolutionnaires, ou faire surgir une autre direction, incarnant une autre politique ? Le fait est que le noyau dirigeant a montré, dès le début, sa volonté et sa capacité de contrôler les luttes ouvrières et de refuser le contrôle des travailleurs sur ses choix.

Le PT se proclamait démocratique, accueillant pour toutes les tendances. Mais cette démocratie interne s'exerçait surtout en faveur des courants droitiers, que vinrent vite renforcer des politiciens transfuges des partis traditionnels. Ils pouvaient parler et agir de façon autonome : aucune discipline ne s'imposait à eux. Pour les courants de gauche, en revanche, la direction exigeait la discipline et tentait fréquemment d'empêcher ou de limiter la liberté d'expression.

Pour avoir des postes de députés, de maires, de gouverneurs, qui permettent de constituer des appareils politiques professionnels, le PT n'a pas tardé à faire le choix de passer des alliances avec des politiciens en place, même s'ils n'étaient pas toujours très propres, de mettre en avant des membres des milieux intellectuels ou de la bourgeoisie plutôt que des ouvriers, trop sensibles à la pression de l'atelier, et de se montrer responsable et respectable vis-à-vis de la bourgeoisie nationale et internationale : par exemple en ne cherchant pas à forcer les échéances électorales, en se montrant respectueux de la morale conventionnelle, de l'armée, en vénérant la propriété et toutes les valeurs bourgeoises.

Ces traits, déjà bien visibles dans la politique du PT dans les années quatre-vingt (cf. l'article de la Lutte de Classe n 32 mai 1990 : "Le Parti des Travailleurs et le réformisme du Tiers Monde"), n'ont fait que se confirmer au cours des dernières années, en même temps que toute la société brésilienne connaissait une dérive droitière, antipopulaire et antiouvrière.

Démocratie ? Pas pour les opposants

L'époque où, dans le PT, tout le monde pouvait dire ce qu'il pensait et presque faire ce qu'il voulait, est depuis longtemps révolue. Cette liberté, la direction du PT ne l'a jamais voulue. Elle l'a acceptée, dans la mesure par exemple où les tendances révolutionnaires (tous les groupes trotskystes ont été dans le PT et beaucoup y sont encore) lui permettaient de prendre pied dans de nouvelles régions, de conquérir la direction de nouveaux syndicats, etc. Elle l'a subie aussi, dans la mesure où la faiblesse de son appareil ne lui permettait pas de faire taire ou d'expulser les opposants.

Dès ses débuts, le PT a eu des députés, à l'échelle des Etats et même à l'échelle fédérale. Mais à partir de 1988, il se retrouva à la tête de municipalités importantes, c'est-à-dire dans une position de gestionnaire. Un de ses dirigeants, Jorge Bittar, le disait en 1992 : "Nous avons gagné de l'influence dans ce jeu du pouvoir à partir de 1988, avec la victoire dans quelques mairies importantes, comme celles de Sao Paulo et Porto Alegre. J'ai la conviction absolue que le PT ne fait plus peur". En 1990, le PT a eu 36 députés fédéraux et une centaine de députés d'Etats. En 1994, il dirigeait 150 municipalités.

Ces postes de maires de grandes villes (Sao Paulo compte 10 millions d'habitants) et de députés, puis de gouverneurs d'Etats, donnèrent au PT les moyens financiers et sociaux de s'attacher un appareil de permanents coupés de sa base populaire. Ce sont ces notables et les professionnels des appareils municipaux, régionaux, etc., qui déterminent sa politique.

Les militants de base, réduits au rôle d'adhérents ou de sympathisants, ne sont mobilisés qu'à l'occasion des élections. Et encore, on notait qu'en 1996 le PT payait ceux qui étaient chargés de faire campagne à la porte des bureaux de vote. Une responsable déplorait en août dernier : "La disponibilité des gens a diminué. Il n'existe plus de militants qui fassent campagne 24 heures sur 24". Un militant regrettait : "Parfois, on a l'impression que le parti est devenu une entreprise, où on entre à 8 h, sort à midi, revient à 2 h et part à 6 h du soir". On peut avoir une idée du nombre et de la puissance de cet appareil professionnel quand on voit que, pour la ville de Santo André, sur 6 500 fonctionnaires dépendant de la mairie, 813 ont des "postes de confiance", parmi lesquels 320 sont directement nommés par le maire, qui peut ainsi placer ses fidèles.

En cas de conflit interne, la direction peut mobiliser cet appareil pour écraser les opposants.

C'est ce qui s'est passé en 1992 avec la tendance trotskyste Convergence Socialiste, liée à la Ligue Internationale des Travailleurs (LIT). Le pays était alors agité par les révélations sur la corruption du président Collor. Des centaines de milliers de gens manifestaient dans les grandes villes du pays. Convergence Socialiste participait à ces manifestations avec des banderoles "Dehors Collor" et proposait que le PT adopte ce mot d'ordre.

La direction du PT refusa : une commission parlementaire d'enquête était en place et il ne fallait pas avoir l'air de lui forcer la main. Mis en jugement, Collor finit par être destitué par l'Assemblée nationale. Mais Convergence Socialiste avait été exclue du PT pour indiscipline.

La grande hantise de la direction du PT, aiguillonnée dans ce sens par toute la grande presse, ce sont ceux qu'elle appelle les "chiites", c'est-à-dire les radicaux, les révolutionnaires. José Genoino le confiait en 1994 à une revue : "J'ai peur que les radicaux entravent la campagne de Lula. Ils font beaucoup de tort au PT". C'était pourtant après l'expulsion ou la démission des plus turbulents d'entre eux.

Car, sous des dehors volontiers marxisants, avec des sympathies pro-castristes, anciennement pro-chinoises ou pro-pays de l'Est, les dirigeants du PT ont toujours été anticommunistes, malgré l'étoile rouge de leurs emblèmes. Le rouge est d'ailleurs de moins en moins la couleur du parti, sur ses banderoles et ses affiches.

Cette chasse aux opposants incite ceux-ci à s'aligner le plus possible pour passer inaperçus. Certains finissent même par s'intégrer au groupe dirigeant. C'est ce qui, à la fin des années quatre-vingt, est arrivé à la direction de la tendance lambertiste, l'OSI, qui publie la revue O Trabalho. Elle a dans sa grande majorité rejoint l'Articulation, le groupe dirigeant lié à Lula.

Le "règlement des tendances" est de plus en plus strictement appliqué. Or, il interdit "la publication de brochure, journal, revue ou autre moyen de communication visant à orienter et organiser l'intervention politique dans le mouvement syndical, dans l'actualité, et/ou pour diffuser les positions de tendances hors du PT".

Ces tendances en viennent, pour éviter les sanctions, à minimiser ou cacher leurs divergences et leurs critiques. Ainsi, la tendance liée au Secrétariat Unifié pense que les alliances du PT avec des partis bourgeois sont une mauvaise chose. Mais, dans sa revue, la critique contre l'alliance avec le PDT se limite au fait que, dans la négociation, le PT s'est fait rouler. De même, lorsque le PT ne bouge pas le petit doigt contre la privatisation de Telebras, on pouvait lire dans Rouge (n 1795) une interview de Joaquim Soriano, membre de cette tendance, regrettant "la timidité de la stratégie mise en oeuvre dans la campagne électorale de Lula".

Un parti moins militant qu'électoraliste

A partir des municipales de 1988 et des présidentielles de 1989, où Lula avait frôlé la majorité, le PT s'est révélé un parti électoraliste, qui vit et agit principalement en fonction des échéances électorales. De ce fait, même si la tradition de réunir tous les militants et sympathisants pour choisir les candidats locaux et régionaux a été conservée, le choix est de moins en moins libre et de moins en moins respecté par la direction du parti. La pratique des affiliations bidon permet d'ailleurs à certains maires d'"orienter" efficacement le choix des militants, au niveau de la ville ou même de l'Etat.

Le PT a d'ailleurs inauguré en 1992 les préélections par vote secret, et non plus par vote public en assemblée générale, sous prétexte de faire participer plus de monde, et donc d'être plus démocratique.

Ce sont des intellectuels ou des petits-bourgeois que le PT préfère présenter, dès que le poste visé implique un certain niveau de responsabilité. Déjà en 1985, le secrétaire général du PT donnait cette justification : "Nombreux sont ceux, parmi les travailleurs, qui ne votent pas pour des travailleurs, parce que cela leur ressemble trop. Et comme les ouvriers se sentent incapables, il leur semble que des gens comme eux seront aussi incapables de résoudre leurs problèmes". La candidate du PT pour le gouvernement de Sao Paulo cette année en faisait un argument : "Je suis venue de la classe patronale, de la bourgeoisie, je suis au PT. Par mon profil, je suis en mesure d'administrer Sao Paulo d'une manière qui n'a jamais existé". L'ex-métallurgiste Lula aurait pu y voir une critique contre sa candidature présidentielle.

Par ailleurs, le PT, à la recherche d'alliances, hésite de moins en moins à appeler à voter pour les candidats de partis ouvertement bourgeois. Genoino justifiait en 1994 ces alliances : "Le PT a le choix entre deux chemins clairs : élargir ses alliances, avec un programme qui ne gêne pas les autres partis ni l'exercice du gouvernement. Ou bien croire que Lula va gouverner sur la seule base de la mobilisation sociale". Il ajoutait bien sûr que choisir la seconde voie serait se tromper.

C'est ainsi que le PT a courtisé pendant des années le PSDB, parti de l'actuel président de la République, qui n'a de social-démocrate que le nom car il n'est qu'une scission du PMDB, le principal parti de centre droit. En 1993, le PT disait qu'il ne pouvait pas "le laisser aller dans les bras de la droite". Et Genoino déclarait : "Je ne vois pas la possibilité de faire des réformes dans le pays sans une union du PT et du PSDB comme épine dorsale".

Et il ne s'agit pas seulement d'alliances pour remporter des élections, mais aussi pour gouverner. Lula le disait déjà en 1989 : "Faire de la politique, c'est faire des alliances. (...) Plus que d'aide pour être élus, nous voulons de l'aide pour gouverner". Le PT s'effaçant souvent devant les candidats d'autres partis, il lui arrive d'avoir à affronter la grogne ou la résistance de ses militants. Ainsi, dans les dernières élections, en échange du soutien du PDT de Brizola, ancien gouverneur de Rio, à la candidature présidentielle de Lula, le PT avait décidé de soutenir, pour le gouvernement de Rio, la candidature de Garotinho, le poulain de Brizola.

Or, ce Garotinho est cordialement détesté des militants PT de Rio. Et ils avaient eux-mêmes décidé de présenter un des leurs, Vladimir Palmeira. La décision de la direction de leur parti n'a pas suffi à les faire renoncer. Ils ont mené durant plusieurs mois une guérilla contre cette décision, formant une tendance, "Refazendo" (En Reconstruisant), faisant appel en justice contre le diktat du parti, menaçant de ne pas faire campagne pour Garotinho et même de voter pour d'autres candidats. Avec l'aide des juges, la candidature de Palmeira a été invalidée. Mais le mécontentement demeurait, dans les rangs du PT de Rio.

Au ressentiment s'ajoutait le fait que, si le PT a bien retiré son candidat à Rio, pour soutenir celui du PDT, la candidate du PDT dans le Rio Grande du Sud se maintint contre celui du PT, pourtant beaucoup mieux placé.

A Recife, état de Pernambouc, le PT soutenait la candidature d'Arraes, du PSB, compromis dans des affaires de corruption. Un député PT de l'Etat déclarait même : "Le PT à Pernambouc a plusieurs tâches. La première est d'inverser le refus d'Arraes dans la zone de la capitale. La seconde est d'empêcher que les pillages (réalisés par les affamés) déstabilisent le gouvernement Arraes. (...) Lula est le seul capable de faire réélire gouverneur Arraes". Mais toute une partie des militants PT venaient dans les meetings crier en choeur : "Arraes, vieux gâteux, Pinochet de Pernambouc !" Et certains de leurs dirigeants appelaient ouvertement à voter pour le candidat trotskyste du PSTU.

D'autres fois, sans aller jusqu'à l'affrontement ouvert contre la direction, c'est avec leurs pieds que les militants se prononcent contre les décisions de la direction.

Des élus incontrôlés

Les élus, parlementaires et davantage encore maires et gestionnaires de toute sorte, détiennent un pouvoir réel, grâce au parti peut-être, mais en dehors de lui. Dans le PT comme dans la social-démocratie classique ou même plus récemment dans les partis staliniens, ils se comportent de façon indépendante, exerçant le pouvoir à leur guise, sans respecter ni les principes ni les consignes du parti. En cas de conflit, c'est le chantage permanent à la démission, avec les pertes d'argent, d'influence, de postes de permanents que cela impliquerait pour le parti. En pareil cas, le PT a coutume de temporiser et de passer l'éponge, y compris lorsque ce sont ses propres militants qui, localement, protestent contre les abus d'un gestionnaire. Le Maire de Vitoria, Victor Buaiz, se plaignait en 1991 qu'au Conseil municipal "le groupe PT dirige l'opposition au PT", c'est-à-dire à lui, Buaiz. Et le maire d'une ville de l'Etat de Bahia constatait amèrement : "Le militant du PT a deux joies. La première, c'est quand il fait élire un maire du PT. La seconde, c'est quand il réussit à le faire exclure du parti".

Ces conflits ont parfois des conséquences électorales. Ainsi, lors de la seconde campagne de Luiza Erundina pour la mairie de Sao Paulo, à laquelle les militants, dégoûtés, n'avaient pas participé, un institut de sondage diagnostiquait : "Le PT paie cher d'avoir eu honte d'être PT".

On ne compte plus les maires et députés qui ont démissionné en cours de mandat, pour rejoindre un parti plus à droite. La direction du PT semble les comprendre, et fait le maximum pour les retenir ou pour les récupérer, après leur départ. En 1991, Lula a rattrapé de justesse le maire de Sao Bernardo, un de ses amis personnels.

La direction sait trouver des subterfuges pour leur permettre de mener leur politique à leur guise, en restant en marge du parti, tout en restant prête à les accueillir à nouveau, lorsqu'ils ont quitté leur charge. C'est ce que montre l'exemple de Luiza Erundina, maire de Sao Paulo de 1988 à 1992.

Conquérir la mairie de la capitale économique était la preuve de la réussite électorale du PT. Luiza Erundina "apporte la nouveauté extraordinaire d'imprégner de l'odeur du peuple le pouvoir au Brésil", s'est même exclamé un journaliste à l'époque. Mais, odeur du peuple ou pas, le pouvoir s'est comporté sous la gestion du PT avec la même brutalité anti-ouvrière qu'auparavant. Luiza Erundina a brisé des grèves, en particulier celle des conducteurs d'autobus en 1992, à coups de licenciements, d'arrestations et de charges de police.

Elle affichait son indépendance, confiant en 1991 à la ministre de l'Economie d'alors : "Le PT se recycle et, parce qu'il est un parti démocratique, un des traits qui définissent le parti actuellement est cette liberté pour les gens de dire ce qu'ils pensent, de revoir leurs positions et de se situer publiquement avec toute clarté". Les "gens" dont elle parle, bien sûr, ce sont elle et ses compères.

Dans son cas, cela a même été plus loin, puisqu'elle a, en 1993, été nommée secrétaire d'Etat à l'Administration fédérale. Sa participation à un gouvernement que le PT combattait, du moins en théorie, posait certains problèmes. José Dirceu, secrétaire général du parti à l'époque, proposait : "Ou on suspend son affiliation, ou elle se met en congé du parti". Il n'était même pas question d'exclusion, pour lui, même si la gauche du PT en agitait la menace. Elle fut suspendue pour un an, en février 1993.

Mais cette suspension fut rapportée bien avant, Luiza Erundina ayant été renvoyée du gouvernement en mai, au bout de seulement quatre mois. Et l'on vit alors Lula s'indigner de ce renvoi "indélicat, grossier et lâche" et affirmer : "Si cela dépend de ma volonté, la camarade Luiza Erundina sera réintégrée dans le parti". Quant à l'ex-secrétaire d'Etat, elle eut le culot de dire bientôt après, à des fonctionnaires en lutte : "Je suis sortie du ministère, je ne suis pas sortie de la lutte". Comme si, au ministère, elle avait mené la lutte pour eux et non contre eux, en proposant la fin de la sécurité de l'emploi dont jouissent les fonctionnaires.

Cristovam Buarque, l'actuel gouverneur du District Fédéral de Brasilia, a licencié dans les entreprises publiques, brisé des grèves, en faisant donner les matraques de la police. En août 1997, il a fait expulser 10 000 habitants d'un bidonville et détruire leurs baraques. Dans l'action, sa police a froidement exécuté deux personnes. Il est tellement droitier qu'un militant de Rio disait : "Ce qui est impossible, c'est que Lula adopte le discours du gouverneur Cristovam Buarque. Si cela arrivait, l'électeur va préférer voter Cardoso".

A l'inverse, il est juste de signaler que certains élus PT recherchent le contrôle de la population et des militants. On a ainsi beaucoup vanté le "budget participatif" mis au point par la municipalité PT de Porto Alegre, la capitale du Rio Grande do Sul. La tendance Démocratie Socialiste est influente à Porto Alegre. Le maire actuel, Raul Pont, est un de ses dirigeants.

Le "budget participatif" consiste à faire discuter par des assemblées de citoyens réunies dans les quartiers, les priorités concernant les investissements sociaux de la municipalité, qui s'engage à mettre en oeuvre les projets choisis. Cela dépend évidemment du bon vouloir de la municipalité, et on ne peut en faire le reproche à ceux qui justement en font le choix. Mais l'initiative populaire est cantonnée au secteur social, qui sans doute motive plus aisément la population mais ne représente qu'environ un dixième du budget municipal. Le contrôle de la population pauvre sur l'économie, c'est autre chose.

Servile devant la bourgeoisie et l'impérialisme

La grande fierté des militants du PT de la première époque était d'attaquer les bourgeois et l'impérialisme. Et la direction relayait apparemment volontiers ces thèmes, y compris dans l'image que présentait Lula : un ouvrier de banlieue mal dégrossi, à la barbe hirsute et aux manières rustiques, arrivé de son Nordeste famélique. Or maintenant, en même temps que Lula semble vouloir changer de "look" et adopter les belles manières, le PT affiche sa responsabilité politique.

Il fait tout, désormais, pour ne pas être associé à la lutte des paysans sans terre. Et pourtant les dirigeants du Mouvement des Sans-terre (MST), qui multiplient les occupations de terres inoccupées dans tout le pays, font partie du PT, et même de sa direction. Comme font partie du PT les syndicalistes agricoles qui se font abattre quotidiennement par les tueurs à gages des grands propriétaires.

Mais Lula minimise le problème agraire, affirmant qu'il réalisera la réforme agraire "d'un coup de stylo". Mais ce qu'il a en vue, c'est la continuation de la réforme agraire telle qu'elle se fait, à pas de tortue, en respectant la Constitution et en indemnisant les propriétaires latifundistes.

En revanche, il a annulé sa participation prévue à des meetings du Mouvement des paysans sans terre, pour ne pas risquer d'être accusé de soutenir les occupations de terres ou les pillages de nourriture. Logique, quand on est allié à des politiciens du PDT et du PSB qui s'appuient sur les grands propriétaires terriens.

Sur les grèves aussi, Lula met de l'eau dans son vin. En 1989, jouant à l'homme d'Etat, il déclarait : "Il faut avoir une politique pour convaincre la classe patronale de ce qu'est nécessaire une autre politique de distribution des revenus".

Ces ouvertures du PT en direction de la bourgeoisie n'ont fait que se multiplier depuis, en particulier à chaque campagne électorale. En 1991, il recevait la visite de Mario Amato, le président de l'équivalent brésilien du CNPF, qui quelques années auparavant avait agité la menace de la fuite de centaines de milliers de patrons en cas de victoire de Lula. Amato conseillait en 1994 aux patrons de ne pas s'affoler, de travailler et d'oublier la politique. Et un grand industriel assurait : "C'est folie d'imaginer que le parti ne va pas avoir de bon sens au gouvernement".

Cette année, c'est Ermirio de Morais qui fait les yeux doux à Lula. Or, cet homme est un des plus gros industriels du pays, président du groupe Votorantim, héritier d'une dynastie qui compte un des 9 fondateurs du syndicat patronal, et un des plus gros licencieurs (il aurait renvoyé 23 000 salariés à l'occasion du plan de stabilisation de 1994).

Quant à Brizola, l'allié de Lula dans cette présidentielle, à qui personne ne peut reprocher d'avoir été un leader ouvrier, il assure : "Les entrepreneurs vont se rendre compte que Lula est le pacte social lui-même. Il ne va pas être besoin de parler de pacte social, c'est implicite".

Les propositions de Lula et du PT sont donc marquées d'un profond respect pour le capitalisme. Mercadante déclarait en 1991 : "La capacité d'entreprendre des hommes de la ligne de front de l'initiative privée est décisive pour l'avancement de n'importe quelle société. Tenter aujourd'hui de dépasser le marché, à travers l'Etat, c'est condamner à l'échec n'importe quel projet d'organisation de la société". Et le même disait à un comité de patrons pro-Lula, en 1994 : "Qui veut produire aura l'appui du gouvernement, car nous ne nous opposons pas à qui veut gagner de l'argent, mais nous voulons qu'ils en gagnent en créant de l'emploi".

Pour les salaires, en revanche, les propositions du PT sont discrètes. En 1993, Lula se prononçait contre le rattrapage intégral du pouvoir d'achat : "Aujourd'hui, parce que je sais qu'il est impossible de satisfaire à une revendication de ce type, je défends le rattrapage graduel de ce qui a été perdu". Les syndicalistes liés au PT l'aident à assumer cette modération salariale. Le président de la CUT, Meneghelli, déclarait en 1992 : "Les travailleurs brésiliens ont compris que la priorité n'est pas à proprement parler de défendre le salaire, mais l'emploi. Et la conclusion inévitable est que la lutte du syndicat n'est plus contre le patron, mais contre la menace du chômage".

Et cela se traduit par des accords d'entreprise défavorables pour les ouvriers : chez Mercedes sur la sous-traitance, chez Ford et chez Scania sur la flexibilité, accompagnés de l'acceptation de licenciements. Au début de cette année, un accord de ce type, chez Volkswagen à Sao Bernardo (encore plus de 20 000 ouvriers), a supprimé 4 000 postes de travail, diminué de moitié le paiement des heures supplémentaires, de 5 % le supplément pour travail de nuit, en même temps que les transports et la cantine augmentaient, de même que la flexibilité (semaines de travail de 32 à 48 heures, sur 6 jours) et que les revenus annuels des travailleurs baissaient de 8 %. L'économie était chiffrée à 50 000 dollars pour 1998 et 200 000 pour 1999.

Quant aux maires du PT, ils sont tout à fait capables de proposer au personnel municipal d'accepter des baisses de salaire, pour "réduire les coûts" et éviter d'autres licenciements, comme l'a fait en 1997 le maire de Santo André, qui venait de licencier 549 fonctionnaires.

Les privatisations sont un autre chapitre sur lequel on mesure les reculs du PT. En 1991, Lula préconisait déjà "un système social démocratique, pluraliste, où il n'est pas nécessaire de nationaliser les secteurs de production, à l'exception de ceux qui sont stratégiques". Hypocritement, Genoino prétendait : "Nous devons discuter de ce qui est fondamental à mettre entre les mains de l'Etat et de ce qui ne l'est pas. Avec ce qui ne l'est pas, nous devons engager des processus transparents de privatisation".

La bourgeoisie brésilienne et impérialiste n'a pas attendu ces bonnes paroles pour tailler dans les entreprises nationales. Et le PT a couvert. Lorsque, l'été dernier, la compagnie nationale des télécoms, Telebras, a été vendue en douze morceaux, pour 22 milliards de dollars, Lula s'est contenté de souhaiter le maintien d'une entreprise unique, associant Etat, investisseurs privés, fonds de pension, etc., ajoutant : "L'Etat devra se réserver une présence stratégique, laissant aux autres associés la gestion et la conduite directe des affaires"... et sans doute aussi les profits.

Même vis-à-vis de l'impérialisme et de la dette extérieure du Brésil, le PT n'a plus de position radicale. Le syndicaliste Vicentinho indiquait que "le capital étranger ne doit pas être victime de discrimination". Quant au maire de Porto Alegre, il écrivait en 1994 : "Nous voulons que l'insertion de Porto Alegre dans le marché mondial serve à générer des investissements capables de stimuler les emplois et de faire en sorte que la révolution technologique puisse avoir des retombées en faveur de la population de la ville".

Il n'est alors pas étonnant que les représentants des pays étrangers soient de plus en plus nombreux aux rencontres nationales du PT : 6 délégations en 1993, mais déjà 25 en 1994, dont certaines comprenaient l'ambassadeur en personne.

Concernant la dette extérieure à l'égard des pays impérialistes, Lula disait encore en 1989 : "Nous allons suspendre le paiement de la dette extérieure. Dans un pays où la population a faim, nous ne pouvons nous payer le luxe de remplir le ventre du banquier au détriment du ventre de nos enfants". Suspendre n'est pas annuler : Lula et ceux à qui il s'adressait savaient ce que parler veut dire. Mais en 1998, Dirceu assurait crûment : "Si Lula est élu, il honorera tous les contrats et accords de dette du pays".

C'est sans doute à l'égard des forces armées que le PT a tenu en premier à devenir respectable. Même la presse bourgeoise ne lui cherche plus noise sur ce terrain. Son programme concernant la défense est élaboré en concertation avec les militaires. Il leur promet la continuation des projets en cours, sous-marins nucléaires, missions spatiales, aviation militaire. Un général assurait en 1994 : "Il n'y a aucune sympathie mutuelle dans le rapprochement entre le PT et les militaires. C'est pur pragmatisme". Mais, si l'obséquiosité du PT à l'égard des militaires ne rend pas ces derniers plus aimables à son égard, la réciproque n'est pas vraie. Luiza Erundina, pendant son court passage au gouvernement, a proposé aux militaires des augmentations de salaire distinctes de celles de la fonction publique, et supérieures, cela va de soi.

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Le PT dans ses débuts refusait d'être qualifié de révolutionnaire et avait déjà, malgré le langage radical de certains de ses militants, bien des traits du réformisme le plus traditionnel. Mais depuis ses premiers succès électoraux importants, en 1988-1989, il a affiché de plus en plus nettement son respect de la société et des valeurs bourgeoises et adopté les moeurs internes qui lui permettaient de résister éventuellement aux pressions qui auraient pu venir de sa base ouvrière.

Il refuse d'être un parti d'opposition, voulant être un parti "qui dit oui". Lula renchérissait : "Le parti ne peut apparaître devant l'opinion publique en train de baver, comme s'il souhaitait que les choses ne réussissent pas".

Les choses en sont au point que maintenant, au lendemain de l'élection présidentielle, on parle de refondation du parti, ou d'un nouveau parti de centre-gauche. Lula lui-même aurait dit à un ami, selon la revue Veja du 7 octobre : "Il faut créer un nouveau PT". Et José Genoino, l'ancien guérillero contre la dictature militaire, était d'accord : "Nous devons nous allier à la gauche contemporaine".

Quoi qu'il en soit de ces projets, pour les révolutionnaires brésiliens, cela reste une tâche indispensable que d'ouvrir les yeux à cette base ouvrière et populaire qui continue à se sentir proche du PT, de combattre ses illusions et de lui offrir la claire alternative d'un parti révolutionnaire et d'une politique de classe.