Le jeudi 21 mai 1998, Suharto, le président indonésien, annonçait sa démission après 32 ans de règne à la tête d'un des pays les plus peuplés du monde : 202 millions d'habitants pour 1,9 million de km2 répartis en quelque 14 000 îles, dont la plus peuplée, Java, ne représente que 7 % du territoire mais regroupe à elle seule 60 % de la population du pays.
Deux mois plus tôt, Suharto avait été réélu pour la septième fois à la tête de la république par l'Assemblée consultative du Peuple, dont la moitié des délégués, il est vrai, étaient désignés par Suharto lui-même.
Au cours des deux mois qui ont séparé ces deux événements, le vieux dictateur de 77 ans a été lâché par tous.
Le Parlement, pourtant complètement dominé par le parti gouvernemental, le Golkar, l'a menacé de destitution s'il ne démissionnait pas ; le président du Golkar lui a demandé de se retirer, de même que les représentants des deux autres partis autorisés qui, il y a deux mois, l'avaient désigné comme seul candidat à sa propre succession ; ses ministres l'ont abandonné et plus important que tout le reste l'armée elle-même a ouvert la porte du Parlement aux étudiants qui réclamaient la démission du président ; enfin il a été lâché par les USA qui le soutenaient depuis 32 ans, puisque le 20 mai, Madeleine Albright, Secrétaire d'Etat du gouvernement américain, exhortait Suharto à "démissionner pour préserver son héritage". Celui-ci obtempérait dans les heures suivantes.
Tout s'est donc passé très vite. Pourtant cela faisait déjà bien longtemps que l'usure du régime se faisait sentir. Non seulement parce que Suharto était âgé et malade et qu'il fallait songer à un après-Suharto. Mais aussi parce que le mécontentement grandissait alors que le degré de corruption et de népotisme du régime s'était fortement accentué et que Suharto recherchait de plus en plus le soutien des musulmans les plus favorables à la constitution d'un Etat islamiste, suscitant l'inquiétude croissante de toute une partie de la petite bourgeoisie et même de l'armée.
Tant que le "miracle économique" indonésien se poursuivait au rythme d'une croissance de quelque 7 % par an, les mécontentements n'étaient que larvés (malgré quelques explosions de colère éparses) dans les couches qui en bénéficiaient.
Mais, depuis l'automne dernier, les coups de boutoir de la spéculation financière en Asie du Sud-Est ont conduit à l'effondrement des économies dont ils ont révélé la fragilité. Celui qu'on appelait "le père du développement", et dont la dictature était acceptée par la bourgeoisie et la petite bourgeoisie tant qu'elle leur apportait une certaine prospérité, leur devint soudain insupportable. Les manifestations étudiantes incessantes depuis février 1998 illustrèrent ce changement d'état d'esprit. Plus grave encore, les classes populaires étaient, elles, réduites à une misère terrible par la hausse des prix et le chômage : le danger d'une explosion sociale devenait chaque jour plus présent.
La contestation étudiante, en se prolongeant et se radicalisant, réclamant la démission de Suharto et la fin de la hausse des prix, ouvrait une brèche dans laquelle la colère populaire, autrement plus dangereuse, pouvait s'engouffrer. Et de fait, après les hausses de prix de début mai, non seulement le mouvement étudiant redoubla, mais des émeutes secouèrent les quartiers commerçants des grandes villes et en particulier de la capitale, précipitant la chute du régime.
Si l'hypothèse de provocations désignant les commerçants chinois à la vindicte populaire se révélait exacte, il est certain que le caractère que prirent ces émeutes et ces pillages dépassa alors de beaucoup les espérances de leurs instigateurs. Car les émeutiers ne se contentèrent pas de tourner leur colère contre les commerces chinois mais s'en prirent aux entreprises de la famille Suharto et aux symboles de la richesse des plus privilégiés. Le ministère de l'Aide sociale de la fille de Suharto fut mis à sac, les voitures fabriquées par les fils du dictateur brûlées, les agences de la principale banque du pays, la BCA, possédée en commun par deux enfants de Suharto et le grand homme d'affaires chinois, Liem Sioe Liong, furent mises à sac et la demeure de ce dernier réduite en cendres. Il y eut un millier de morts en une semaine et la crainte d'un soulèvement populaire d'une plus grande ampleur, partagée par tous les possédants et tous les notables, amena ceux-ci à lâcher rapidement Suharto en espérant que cela ramènerait le calme.
Une semaine après, Suharto, pressé de toutes parts, annonçait sa démission. Face à la menace d'un soulèvement populaire, la chute fut rapide ! Son départ fut négocié avec l'armée : le vice-président désigné par Suharto, Jusuf Habibie, un pilier du régime, a pris le relais.
A partir du moment où le vieux dictateur n'était plus capable de maintenir l'ordre et constituait au contraire un catalyseur pour le mécontentement populaire, les USA, qui l'avaient soutenu pendant 32 ans, parce qu'il avait réussi en son temps à briser un mouvement populaire dans le sang et à ramener l'Indonésie dans le giron de l'impérialisme, souhaitaient maintenant s'en débarrasser, comme tous les gouvernements du monde occidental et du Sud-Est asiatique, pour tenter ainsi de ramener le calme et de préserver l'essentiel de leurs intérêts. D'autant que la situation dans toute cette région du monde est explosive depuis l'effondrement économique et qu'elle pourrait être touchée par la contagion si un soulèvement populaire se développait en Indonésie même.
L'influence de l'impérialisme sur le régime de cet immense pays indépendant a manifestement été décisive dès lors que le régime avait perdu tout soutien intérieur.
Pour analyser les forces sur lesquelles le régime reposait, sa nature, et l'avenir possible maintenant que son chef est écarté, il faut revenir sur son origine et sur le régime de son prédécesseur, Sukarno, qu'il a définitivement écarté du pouvoir en 1968.
Sukarno et le tiers-mondisme
En effet c'est Suharto qui a mis fin, avec le soutien des USA, de façon brutale et extrêmement sanglante au régime de Sukarno, son unique prédécesseur à la tête de la république indonésienne, qui avait proclamé l'indépendance en 1945.
L'Indonésie était en effet jusque-là une colonie hollandaise depuis le 17e siècle. C'est l'armée japonaise qui évinça les Hollandais, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, en 1942. Sukarno, qui collabora avec les autorités japonaises, eut la possibilité de se faire connaître dans tout le pays comme un adversaire de la colonisation hollandaise, partisan de l'indépendance du pays. La proclamation de l'indépendance le 17 août 1945, après la défaite du Japon, n'empêcha pas les troupes hollandaises de tenter de reconquérir le pays et de mener une guerre de quatre ans, jusqu'à ce que les USA, qui voyaient leur propre intérêt dans la fin des empires coloniaux, menacent les Pays-Bas de cesser l'aide accordée dans le cadre du plan Marshall s'ils ne parvenaient pas à un accord négocié avec Sukarno. L'accord fut signé en 1949.
Il faut dire qu'entre temps l'armée indonésienne s'était montrée apte à écraser dans le sang un soulèvement dirigé par le parti communiste indonésien, le PKI, à Madiun, en 1948, au début de la guerre froide : la répression fit quelque 10 000 morts et les dirigeants du PKI furent tués. L'armée paraissait donc fiable ainsi que la capacité du régime à assurer l'ordre.
Les USA avaient d'autant moins de raison de craindre Sukarno que, si celui-ci voulait l'indépendance politique du pays, il n'avait nul programme pour remettre en cause sa structure sociale et ses liens économiques avec l'Occident. Il n'avait pas de programme social non plus. Et, face à la Hollande, il recherchait l'aide des USA.
Pour arracher des concessions à l'ancienne puissance coloniale et amener les USA à faire pression sur la Hollande, il avait cependant besoin d'un soutien populaire, qu'il trouva grâce à la lutte contre les Hollandais au cours de laquelle il acquit un immense prestige, tant la puissance coloniale s'était fait haïr pour tout ce qu'elle avait fait subir à la population.
Il continua donc de se faire le champion des revendications nationalistes vis-à-vis de l'impérialisme, mais cela ne pouvait suffire éternellement à lui assurer le soutien de la population laborieuse, dans un pays exsangue, pillé et ruiné par la puissance coloniale. Il s'appuya de plus en plus à la fois sur l'armée et sur le PKI, qu'il laissa se développer dans les années cinquante en parti de masse qui défendait la politique de Sukarno dans les milieux populaires.
Aux yeux des USA, c'était un jeu dangereux, au moment où eux-mêmes étaient aux prises dans cette région du monde avec la Chine et plus tard avec le Vietnam, et ils intervinrent dans la politique indonésienne de bien des manières pour tenter de parer au danger. Certes, les USA savaient que le PKI n'était pas un parti révolutionnaire, mais le simple fait d'organiser les exploités et donc de leur donner les moyens de pouvoir améliorer leur sort était totalement intolérable pour l'impérialisme dans ces pays sous-développés dont l'attrait résidait dans une surexploitation éhontée de la main-d'oeuvre. Sur le plan international, il n'était pas question pour les USA de laisser l'Indonésie basculer, comme l'avait fait la Chine, du côté du bloc soviétique. La politique de non-alignement sur l'un des deux blocs dont l'Indonésie prit la tête en organisant la conférence de Bandoung en 1955 avec une trentaine de pays du tiers monde d'Afrique et d'Asie constituait déjà une brèche dans le blocus que les USA imposaient à l'URSS et à la Chine.
Le régime de Sukarno illustre parfaitement à la fois les limites du tiers-mondisme et l'attitude de l'impérialisme envers des régimes qui feraient mine de s'appuyer sur les masses populaires et joueraient un bloc contre l'autre.
Une nouvelle crise surgit bientôt avec la Hollande. L'accord de 1949 transférait l'ensemble de ce qu'on appelait les Indes néerlandaises à la république d'Indonésie, sauf la Nouvelle-Guinée occidentale conservée symboliquement par les Pays-Bas et dont le sort devait être négocié ultérieurement. Ce territoire qui, à l'époque, paraissait dépourvu d'attrait économique fut l'enjeu d'une surenchère nationaliste de part et d'autre au point que la guerre reprit et que les relations entre l'Indonésie et l'ONU, qui refusait d'accéder aux revendications indonésiennes, se tendirent. En 1957, Sukarno s'appuya sur la population laborieuse pour faire pression sur les Hollandais qui furent expropriés. L'armée prit ou reprit le contrôle de toutes leurs possessions, entreprises et plantations.
Parallèlement, une rébellion soutenue massivement par la CIA, qui s'inquiétait du développement du PKI, éclata dans les îles de Sumatra et de Bornéo, proclamant même un gouvernement indépendant. La rébellion ne sera définitivement écrasée par l'armée indonésienne qu'en 1961. C'est de l'URSS que l'Indonésie reçut alors une aide économique et militaire.
L'étendue du pays, sa dispersion en milliers d'îles, la diversité des religions, des ethnies, des coutumes constituaient évidemment une source de faiblesse pour le régime. Mais elles donnaient aussi à Sukarno la possibilité de jouer sur les multiples antagonismes. Si fondamentalement les deux piliers du régime furent l'armée et le PKI, donnant à son bonapartisme une couleur de gauche, il s'est servi des oppositions existantes entre les communautés ethniques par exemple (une riche communauté chinoise existait), des conflits religieux entre musulmans, chrétiens, bouddhistes, hindouistes, des divisions entre les puissants partis musulmans existants, de la lutte contre les autonomistes, pour apparaître comme l'unificateur et le rassembleur, "le père de la nation". Les contradictions n'étaient pas résolues pour autant, mais Sukarno les chevauchait en maintenant un équilibre dont le centre de gravité évolua peu à peu.
Les années 1957-1960 marquèrent un tournant : le rôle de l'armée se renforça à la fois sur le plan économique par sa mainmise sur les entreprises hollandaises expropriées les militaires qui les géraient s'enrichissaient personnellement et procuraient à l'armée des fonds qui lui permettaient une indépendance croissante vis-à-vis du régime lui-même et sur le plan politique grâce à sa lutte contre les Hollandais et contre les rébellions sécessionnistes. L'armée soutint le durcissement du régime, de plus en plus répressif.
Sukarno réinstaura la constitution de 1945, très présidentielle, le parlement fut dissous, les pouvoirs locaux nommés, certains partis interdits, la censure rétablie, les grèves interdites. C'est ce que Sukarno a appelé "la démocratie dirigée". Le PKI faisait partie des partis autorisés mais fut touché par la restriction des droits démocratiques.
Les USA, n'ayant pas réussi à abattre le régime à l'aide des rébellions, firent une dernière tentative pour ramener Sukarno sous leur coupe. Ils firent pression sur la Hollande pour qu'elle cède la Nouvelle-Guinée occidentale et celle-ci fut réintégrée dans la république en 1963. Le FMI proposa une aide massive à Sukarno en échange d'une certaine libéralisation économique. Des accords furent signés le 26 mai 1963.
Mais Sukarno se lança alors dans un nouveau bras de fer, avec l'Angleterre cette fois, à propos du projet de formation de la Grande Malaisie qu'il présenta comme une menace contre l'Indonésie puisqu'elle se constituait à sa porte, en incluant les territoires britanniques du nord de Bornéo en particulier. Le FMI annula les crédits promis. Les biens britanniques et américains furent expropriés à leur tour.
Face aux pressions impérialistes, Sukarno s'était appuyé à l'intérieur du pays sur l'armée et certains partis autorisés, dont le PKI. Il avait promulgué une réforme agraire en 1960, toute symbolique, il est vrai. Mais elle fut le prétexte à des mobilisations pour son application, surtout après que la mauvaise récolte de riz de 1963 engendra la famine au printemps 1964, et aboutit à de véritables soulèvements dans les campagnes. En février et mars 1965, la violence dans les campagnes atteignit des sommets : les musulmans fanatiques qui se battaient au nom du Coran réussirent à dresser les paysans les uns contre les autres et contre le PKI. Conflits et massacres se succédèrent jusqu'en août 1965 à Java.
La politique de Sukarno et de son soutien, le PKI, allait décidément trop loin pour les possédants et pour l'armée.
En 1965, l'Indonésie quitta l'ONU, se rapprocha de la Chine : il fut même question de créer un axe Djakarta-Hanoï-Pékin, pour faire concurrence à l'ONU. Et cela alors que les USA préparaient une intervention massive au Vietnam.
Il n'était évidemment pas question pour les USA de continuer à laisser faire. Leur politique de "containment", plus que jamais à l'ordre du jour, leur interdisait de laisser un pays aussi important que l'Indonésie rejoindre le camp de la Chine et du Vietnam en Asie. Et puis Sukarno et le PKI semblant jouer avec le feu dans les campagnes, Sukarno perdait le soutien des possédants et de l'armée sans vraiment gagner celui du peuple. La situation était donc plus favorable pour tenter de mettre un coup d'arrêt à l'expérience.
La CIA tissait des liens dans l'armée, et la rumeur que des généraux fomentaient un coup d'Etat contre Sukarno amena de jeunes officiers à prendre le 30 septembre 1965 l'initiative d'arrêter six généraux, qui furent tués. Suharto, le numéro deux de l'armée, réagit immédiatement, réduisit les mutins et se livra à une répression sans précédent contre le PKI qu'il accusa d'être responsable des événements.
Ce fut un massacre épouvantable qui dura des mois, déchaînant toutes les forces réactionnaires et permettant aux possédants de se venger furieusement de la peur qu'ils avaient eue, non seulement sur le PKI qui fut anéanti, mais aussi sur les progressistes du PNI et sur tous les travailleurs combatifs. Pogroms aussi contre la communauté chinoise (qui dominait le commerce), fomentés par des musulmans fanatiques et bien souvent intéressés car concurrents. Le nombre de victimes n'est toujours pas connu à ce jour : 500 000, un million de morts, certains disent même 2 millions ! En outre des dizaines de milliers de personnes furent arrêtées dont bon nombre restèrent plus de dix ans en prison ou en camp. Les exécutions de prisonniers, arrêtés pour "communisme" en 1966, se poursuivirent pendant 20 ans ! Aujourd'hui encore il y a dans les prisons des victimes de la répression de l'époque.
Suharto présenta son coup de force comme un moyen de venir en aide à Sukarno. Mais en anéantissant le PKI, il a démoli l'un des deux piliers du régime. Restait l'autre, l'armée elle-même, dont il était le chef... Il fut proclamé chef du gouvernement en 1966 puis il écarta Sukarno de la présidence et prit officiellement sa place en 1968.
Suharto fut soutenu non seulement par l'armée et les USA mais par les classes aisées qui avaient eu peur lors de la révolte des campagnes, qui étaient lésées par le blocus économique et l'appauvrissement du pays qui s'en suivit. Les musulmans intégristes avaient formé des commandos pour massacrer dans les villages. Les étudiants se joignirent à l'armée pour faire chuter Sukarno.
La politique de Sukarno ne pouvait aboutir qu'à un tel désastre : il s'en était pris, peu à peu par nationalisme, aux intérêts impérialistes et même avait fait mine de s'en prendre aux possédants indonésiens.
Il les avait effrayés et s'en était fait des ennemis. Dans ce cas, il fallait aller jusqu'au bout et les réduire à l'impuissance. Pour ce faire, il n'y avait pas d'autre voie que de s'appuyer complètement sur les classes populaires au nom de leurs propres intérêts. Mais cela était hors de question pour Sukarno, qui non seulement se refusait à toucher aux structures sociales existantes mais refusait même de faire quelque concession que ce soit aux masses populaires. Il s'est au contraire servi de la popularité qu'il avait acquise dans la lutte anti-coloniale auprès de la population laborieuse pour lui faire accepter de plus en plus de sacrifices. Les travailleurs des plantations et de toutes les entreprises, au fur et à mesure qu'elles étaient nationalisées, étaient de plus en plus soumis aux pressions des militaires pour accepter des sacrifices au nom de la lutte nationale contre l'étranger. Quant au problème de la terre, il ne fut aucunement résolu pour les paysans pauvres de Java. Tout le pays s'enfonça dans une crise économique dont le poids retombait sur les couches populaires.
Le Parti Communiste indonésien
Le plus tragique est que, dans ce pays immense, il existait un parti communiste puissant, le PKI, le plus puissant de cette région du monde après le PC chinois. Et que le PKI n'a été aucunement en mesure de prévenir le bain de sang et même d'y offrir la moindre résistance.
Le PKI, créé en 1920, avait subi bien des répressions et, en 1945, c'était une petite organisation de quelques milliers de membres. Après avoir hésité un temps entre le soutien et l'opposition aux gouvernements de l'après-guerre et avoir subi deux répressions féroces en 1948 et en 1951, le PKI a choisi de soutenir Sukarno et même de se placer sous sa protection.
Il s'est développé rapidement, recueillant en 1955, lors des premières élections générales, plus de 6 millions de voix, soit 16,4 % et, lors des élections locales de 1957, 7,5 millions de voix soit 27,4 % du total, devenant le premier parti du pays devant le parti nationaliste, le PNI, et le parti musulman modéré, le Nahdlatul Ulama (NU). Sukarno non seulement ne procéda plus à de nouvelles élections par la suite mais il remplaça les dirigeants locaux élus par des notables nommés.
Mais au delà des succès électoraux, ce sont les succès organisationnels du PKI qui sont impressionnants. Il annonçait en 1963 deux millions de membres, sans compter les associations et organisations diverses qu'il dirigeait de fait. Par exemple, la confédération syndicale la plus importante, SOBSI, deux millions d'adhérents en 1960, était dirigée par le PKI, de même que la plus grande organisation paysanne revendiquant en 1962, 5,5 millions de membres et présente dans près de la moitié des villages du pays et dans presque tous les villages de Java , des associations d'étudiants, des associations culturelles, des associations de quartiers, un mouvement des femmes et bien d'autres. En 1965, le PKI annonçait trois millions de membres et 20 millions avec les organisations sympathisantes. En faisant la part des exagérations et de la double appartenance, une estimation fixe à quelque 10 millions le nombre de ses membres et sympathisants. On ne pouvait pas dire que la classe ouvrière des villes et des plantations n'était pas organisée. C'était certainement l'une des plus organisées du tiers monde et elle se battait pour améliorer son sort : des grèves nombreuses et importantes eurent lieu jusqu'à la fin des années cinquante ; dans les campagnes des occupations de terres eurent lieu spontanément pour cultiver les cultures vivrières indispensables.
Mais le problème, c'était la politique défendue par le PKI qui n'a pas donné à cette classe ouvrière une politique indépendante et qui, bien au contraire, s'est efforcé de la mettre à la remorque de Sukarno.
Le PKI disait vouloir mener la lutte nationale avant la lutte sociale. Il ne fallait pas s'aliéner "les féodaux" nationalistes dans les campagnes, disait-il, ni la bourgeoisie nationale. Les seuls endroits où il était possible de revendiquer, c'étaient les entreprises étrangères ; mais évidemment lorsque leurs possesseurs furent expropriés il ne fallait plus faire grève nulle part, ni occuper les terres. Les grèves furent interdites.
Il fallait produire le plus possible pour l'économie nationale. Des sortes de comités d'entreprises furent institués où des représentants de SOBSI collaboraient avec les militaires pour augmenter la productivité. L'occupation des entreprises étrangères s'effectua à l'initiative du syndicat lié au PNI et non pas de SOBSI, qui ne s'y rallia que quelques jours plus tard. Et lorsque l'armée s'empressa alors de prendre le contrôle de toutes les entreprises hollandaises, y compris celles que les travailleurs avaient occupées eux-mêmes, le PKI laissa faire et accepta la tutelle des militaires. Dès 1957, le PKI approuva l'instauration de l'état d'urgence en argumentant que la bourgeoisie, elle, utilisait des moyens extra-parlementaires contre le régime et qu'il fallait bien que le régime se défende. Il appela le peuple à soutenir l'armée contre les Hollandais et les rebelles ; il accepta que son organisation de vétérans, la principale du pays, composée de 300 000 membres, soit amalgamée avec les autres organisations de vétérans et placée sous la direction de l'armée.
Lorsque l'armée poussa Sukarno à se débarrasser du Parlement, à interdire plusieurs partis, à gouverner en dictateur, le PKI accepta tout. En 1959, ses propres dirigeants furent arrêtés et interrogés par l'armée, ses journaux furent interdits, y compris les journaux syndicaux, mais le PKI soutint la "démocratie dirigée" de Sukarno et s'en remit à lui pour avoir le droit de tenir son congrès en 1960 alors que l'armée voulait l'en empêcher. La nouvelle réglementation sur les partis exigeait que chacun remette la liste des ses adhérents avec leur nom, leur adresse, leur position dans l'organisation : le PKI se plia à ces exigences et remit sa liste en février 1962.
Le PKI qui s'était gardé de réclamer une réforme agraire, s'appuya sur la loi de Sukarno pour inciter les paysans à se mobiliser pour l'appliquer et lança même le mot d'ordre "la terre à ceux qui la travaillent" ; mais lorsque les paysans se soulevèrent dans les campagnes en 1964-1965, le PKI s'empressa de faire machine arrière, de rejeter la responsabilité des affrontements sur des cadres du parti, affirmant qu'ils ne comprenaient ni n'obéissaient à sa politique. Le PKI se garda bien de donner une direction à la révolte qui dura des mois.
Malgré les rumeurs de coup d'Etat qui se répandirent, le PKI ne fit rien pour y préparer les masses ni même pour se protéger lui-même. Si ce n'est réclamer à Sukarno la constitution d'une cinquième force, de milices armées, ce à quoi l'armée s'opposa.
Le PKI ne souhaitait pas plus que Sukarno s'appuie sur la force des exploités et des opprimés se battant pour leurs propres intérêts. C'était un parti nationaliste qui voulait construire une économie nationale et espérait parvenir au pouvoir grâce à l'appui de Sukarno. Il se faisait l'avocat de Sukarno dans la classe ouvrière et sa politique consistait à inciter les masses qu'il influençait à soutenir la politique de celui-ci. A partir du moment où le PKI ne cherchait pas à armer les exploités avec une politique propre, il les laissait à la merci des autres forces sociales et de l'armée. Et ces forces, les possédants indonésiens, l'armée elle-même, cherchaient avant tout à se tailler une part plus importante dans l'économie du pays, mais préférait l'accord avec l'impérialisme à la ruine économique et aux assauts des pauvres.
Soit dit en passant, la politique du PKI, qui s'était rangé dans le camp du PC chinois contre celui de l'URSS, a dramatiquement illustré le fait que le "maoïsme" qui, rappelons-le, se prétendait véritablement révolutionnaire face au PC soviétique devenu contre-révolutionnaire conduisait aux mêmes massacres que la politique stalinienne.
Quant aux USA, ils considéraient l'Indonésie comme un pays clef dans cette région du monde, économiquement car il était pourvoyeur de matières premières et politiquement car susceptible de déstabiliser toute la région. Le développement du PKI et l'organisation des masses pauvres était un souci constant et ils ont essayé de les combattre par tous les moyens : en donnant leur appui à Sukarno pour ne pas l'acculer à chercher le soutien de la population, en tentant de renverser son régime par un appui massif aux révoltes sécessionnistes qui échouèrent néanmoins et finalement en soutenant de toutes leurs forces le bain de sang de Suharto qui débarrassa pour de bon l'Indonésie du PKI.
La CIA reconnut elle-même que ce fut "l'un des pires meurtres de masses du XXe siècle", mais le bain de sang fut néanmoins salué par le New York Times comme "une coulée de lumière en Asie" tandis que le magazine Time voyait dans l'accession de Suharto au pouvoir "la meilleure nouvelle depuis des années pour l'Occident en Asie". La visite de Nixon, en 1969, consacra les bonnes relations entre les deux pays. L'Indonésie avait réintégré l'ONU ; Suharto rendit à leurs propriétaires les biens anglais et américains qui avaient été saisis et indemnisa les propriétaires hollandais. Il reçut une aide massive des grandes puissances, en particulier des USA et du Japon.
La longévité politique de Suharto
Le soutien des possédants indonésiens et l'appui des puissances occidentales et du Japon expliquent que le régime de Suharto ait pu tenir si longtemps.
En un certain sens, Suharto a réitéré le jeu bonapartiste de Sukarno, mais le centre de gravité de l'équilibre sur lequel reposait son régime se situait nettement plus à droite. En effet Suharto a repris à son compte une partie des symboles dont Sukarno marqua son régime, en particulier le Pancasila, cette devise en cinq points qui proclame entre autres la laïcité de l'Etat. La constitution elle-même, qui permet de jouer sur l'équilibre de différentes forces, n'a guère été modifiée. Et si l'armée demeurait le pilier essentiel du régime, Suharto a remplacé le PKI par des partis religieux musulmans, à la fois comme contrepoint à l'influence des militaires et comme moyen d'encadrement de la population.
Pour lutter contre le communisme, il a interdit l'athéisme et institué l'enseignement religieux obligatoire, développant ainsi la religion dominante, l'islam (80 % de la population). Il a même fait une place croissante, par l'intermédiaire de l'Association des intellectuels musulmans indonésiens (présidée par Habibie), aux musulmans partisans d'un Etat islamique auxquels il a fait un certain nombre de concessions face à l'armée qui prône la laïcité.
Tout cela explique que les partis musulmans se sont renforcés et peuvent aujourd'hui se poser en alternative éventuelle ; Amien Rais, le dirigeant de l'une des deux plus importantes formations musulmanes (28 millions de membres), est d'ailleurs présenté par la presse occidentale aujourd'hui comme la principale figure de l'opposition.
La férocité du régime ne gêna pas les grandes puissances qui laissèrent Suharto s'emparer en 1975 du Timor oriental, possession portugaise, et y perpétrer là aussi un véritable génocide contre la population qui soutenait les indépendantistes. 60 000 personnes furent massacrées en quelques mois. L'aide militaire américaine, française, britannique ne fit pas défaut à Suharto qui intensifia encore les massacres, si bien qu'en 1980 on estimait à 200 000 personnes le nombre de tués (un tiers de la population !). Et cette guerre n'est toujours pas terminée aujourd'hui. C'est que le Timor oriental contient des réserves pétrolières et l'Australie, la première, a reconnu officiellement la domination indonésienne sur le Timor pour pouvoir signer un contrat d'exploitation de ces réserves, à laquelle sont associées les compagnies pétrolières occidentales.
La corruption généralisée du régime n'a pas gêné non plus les investisseurs étrangers du moment que leurs intérêts étaient garantis. La possibilité d'exploiter sans limites les richesses de l'Indonésie en matières premières et ceci avec une main-d'oeuvre à bas prix était bien l'essentiel. Or Suharto a largement accueilli les capitaux étrangers. Ils sont partie prenante d'entreprises nationales ou privées qui leur rapportent gros. Des centaines d'entreprises étrangères sont ainsi associées au pillage des richesses du pays, comme le bois, par exemple, (l'Indonésie est encore le deuxième producteur mondial de contreplaqué mais elle en sera importatrice dans dix ans car sa forêt tropicale, la deuxième du monde, aura disparu) ou le gaz dont elle est le premier exportateur mondial mais qui sera épuisé d'ici 5 ans ou le pétrole ou les riches minéraux que renferme le sous-sol.
Par exemple, l'entreprise américaine Freeport exploite en Irian-Jaya (l'ex-Nouvelle-Guinée occidentale) à 3 000 mètres d'altitude le plus gros gisement d'or du monde. La mine est riche aussi en argent et en cuivre. 17 000 personnes y travaillent. En 1992, ce sont 35 milliards de dollars de métaux qui furent exportés et Freeport est le plus gros contribuable indonésien. La région est ravagée par l'entreprise, les Papous sont réduits à la famine, des centaines d'enfants ont trouvé la mort, empoisonnés par le cuivre. Et les violences contre ceux qui résistent sont inouïes.
C'est dire que le pillage du pays par les compagnies étrangères se poursuit tout comme, et sans doute plus intensivement encore, sous l'époque coloniale.
Et, de fait, pendant 32 ans le régime de Suharto a fait de l'Indonésie le pays le plus sûr pour les investissements étrangers en Asie du Sud-Est. Et fort nombreux sont les trusts occidentaux ou japonais qui en ont profité : Total, Coca-Cola, British Petroleum, General Electric, Honda, British Aerospace et beaucoup d'autres.
L'économie du pays qui croissait depuis 10 ans à un rythme officiel de 7 % par an reposait en fait sur un pillage intensif des ressources et sur un océan de dettes. La dette totale de l'Indonésie se monte à 140 milliards de dollars dont la moitié, la dette privée, est le fait d'une cinquantaine de personnes de l'entourage de Suharto. Mais la bourgeoisie et même la petite bourgeoisie locale ont profité elles aussi de ce boom économique.
Certes la part la plus grosse revenait à Suharto lui-même et à sa famille ainsi qu'aux quelques familles avec qui il était allié. C'est ainsi que sa fortune personnelle se monte aujourd'hui selon les estimations de la revue Forbes, à 16 milliards de dollars et, si l'on y ajoute celle de l'ensemble de sa famille, à quelque 40 milliards de dollars.
C'est au début des années cinquante qu'il commença à se constituer une fortune en tant qu'officier de l'armée de Sukarno en se liant à deux hommes d'affaires chinois, Liem Sioe Liong et Bob Hasan, qui se chargèrent d'approvisionner sa division en nourriture, uniformes, médicaments, etc. Au début des années soixante, général à la tête du Kostrad, l'Armée stratégique de réserve, il mit sur pied une fondation militaire qui se lança dans les affaires pour son compte et celui de son corps d'armée. Une fois à la tête du pays, il démultiplia ses affaires : l'aide alimentaire américaine, par exemple, fut une source majeure d'enrichissement par l'intermédiaire d'un monopole sur la transformation en farine et sur la commercialisation de la quasi-totalité des livraisons de blé. Au fil des années, lui et sa famille se sont associés avec des multinationales américaines comme Freeport ou Mobil Oil et une centaine d'entreprises étrangères, en particulier japonaises. Il contrôla pas moins d'une quarantaine de fondations (minoteries, cimenteries, autoroutes à péages, usines d'engrais, concessions forestières, plantations d'oléagineux, etc.) en association avec les deux mêmes hommes d'affaires chinois, l'un bouddhiste et l'autre musulman, qui le suivirent dans son ascension et qui possèdent eux aussi de véritables empires financiers et bon nombre de médias et qui se sont lancés dans des affaires d'envergure dans toute cette région du monde et au delà, jusqu'en Australie, aux USA ou en Europe.
La femme de Suharto était surnommée "madame 10 %" à cause des commissions qu'elle prélevait systématiquement sur les gros contrats mais les six enfants de Suharto ont les dents encore plus longues. Utilisant les entreprises d'Etat gratuitement pour lancer leurs propres affaires, ils finirent par associer ces entreprises à leurs projets en formant des joint-ventures dont ils tiraient tous les bénéfices. Pratiquement toutes les entreprises nationales, dans des branches aussi variées que le pétrole, les travaux publics, l'industrie pharmaceutique, les télécommunications, ainsi que les fondations militaires dont beaucoup était contrôlées par Habibie, se sont trouvées associées aux entreprises des enfants Suharto. Et ces derniers ont profité du rôle que leur père jouait au sein d'organismes tels que l'ASEAN, le Mouvement des non-alignés, l'APEC ou l'Association de défense des pays islamiques, pour pousser leurs tentacules en Malaisie, aux Philippines, en Birmanie, en Corée du sud, à Taiwan ou en Chine. Construction d'autoroutes, distribution de l'eau, centrales électriques, réseaux de communication, exploitations minières, pétrolières, forestières, transports maritimes et aériens, leurs activités touchent à tous les secteurs rentables.
Il ne faudrait pas oublier les familles par alliance qui étendent leurs activités jusqu'aux plantations de coton du Kazakhstan ou qui s'associent à Hoechst pour construire une usine textile au Portugal. Il faut encore citer Habibie et sa famille, liés depuis toujours à Suharto, qui ont fait affaire avec lui et dont les enfants font des affaires en commun avec les enfants de Suharto. Ayant été vingt ans ministre de la Recherche et de la Technologie, et comme tel à la tête d'une dizaine des plus importantes entreprises d'Etat, Habibie s'en est largement servi pour développer ses projets grandioses et surtout très coûteux dans l'aéronautique en particulier et la fabrication de matériel militaire sous licence française (Aérospatiale), espagnole, belge ou allemande.
Ces dizaines de conglomérats enchevêtrés, ces centaines d'entreprises qui en font partie laissent encore la place, dans un grand pays de plus de 200 millions d'habitants, pour l'enrichissement d'une couche de possédants locaux plus ou moins fortunés qui formèrent le principal soutien au régime. A commencer par les militaires, qui depuis 1957 se sont assurés une part importante dans l'économie du pays, dirigeant des centaines d'entreprises et de fondations, dans toutes les branches de l'économie, qui leur rapportent de quoi s'enrichir et pourvoir aux besoins de l'armée.
Tout cela repose sur une exploitation féroce de la main-d'oeuvre. En 1997, avant que la crise monétaire n'éclate, le salaire minimum légal était de 2,46 dollars par jour, soit 15 F par jour. Cette somme ne représente que 60 % de ce qu'il faudrait au minimum pour vivre, aux dires du gouvernement lui-même, et seuls entre 30 et 60 % des employeurs selon les régions respectent ce minimum légal.
C'est dire que la tempête spéculative, qui a frappé l'an dernier l'Indonésie comme tous les pays du Sud-Est asiatique, a eu des conséquences catastrophiques sur le niveau de vie de la population. La roupiah a perdu 80 % de sa valeur par rapport au dollar, renchérissant considérablement le coût de la vie. Les investisseurs étrangers qui avaient prêté de l'argent ont cherché à se faire rembourser et ne prêtent plus. De nombreuses entreprises ont fait faillite, jetant sur le pavé des millions de travailleurs. Les ouvriers de l'industrie (8,5 millions de personnes) sont dramatiquement touchés mais aussi les employés. Il y avait déjà officiellement 8,7 millions de chômeurs en avril dernier (10 % de la population active) et on s'attend à ce que ce chiffre double d'ici la fin de l'année et que 58 millions de personnes se retrouvent en dessous du seuil de pauvreté. La fin des subventions sur le kérosène et l'essence, sur l'électricité, sur les transports, qui fit bondir du jour au lendemain au début mai les prix de 25 à 70 %, a déclenché la colère.
En un an, le niveau de vie de la population laborieuse a été brutalement ramené 35 ans en arrière !
Les classes moyennes et la bourgeoisie locale durement touchées par les hausses de prix et les faillites reprochaient à Suharto de priver le pays des crédits du FMI en refusant d'écorner les biens de sa famille, en démantelant, comme le FMI le demandait, les monopoles industriels et commerciaux dont elle s'est fait une spécialité. Et lorsque Suharto s'est avéré incapable d'endiguer les émeutes, il perdit immédiatement tout soutien.
Quel avenir ?
Le problème pour les classes dirigeantes, pour l'armée comme pour l'impérialisme, c'est de trouver une solution politique capable de désarmorcer les révoltes populaires, capable de faire prendre patience à la population pauvre et de lui faire accepter son sort en lui faisant le moins de concessions possible.
Ce n'est certainement pas facile. Tout dépend finalement de la profondeur du mécontentement et de la mobilisation populaires.
Que ce soit l'actuel président par intérim, Habibie, l'armée elle-même ou les dirigeants de l'opposition, tous ont peur d'une explosion populaire et sont bien d'accord pour tenter de calmer le jeu. C'est sans doute la raison pour laquelle le vice-président désigné par Suharto a finalement pour le moment, ne serait-ce qu'à titre provisoire, été accepté par tous pour gagner du temps et préparer une transition en douceur.
Il est possible que la désignation de Habibie ne suffise pas longtemps à maintenir le calme. Parce que Habibie, très lié à la famille Suharto et à ses affaires, ne paraît pas crédible.
Mais, à en juger par ce que dit la presse ici, il y a bien d'autres postulants au pouvoir pour défendre les intérêts des classes riches. Il y a d'abord l'armée qui ne veut être écartée ni économiquement ni politiquement. Une solution plus politique pourrait venir des partis religieux musulmans, qui sont certes divisés entre les tenants de la laïcité et les partisans d'un Etat plus ou moins islamiste, mais qui bénéficient d'un réel appui populaire. Sans parler de la fille de Sukarno qui pourrait rassembler tous ceux, encore nombreux, qui se réclament de l'ancien dictateur.
Tous ces politiciens, séparés par bien des nuances, offrent toute une palette de solutions de rechange à la bourgeoisie. Mais ce qu'on peut en dire c'est que, compte tenu du passé, ils ont tous en commun peur et mépris des masses populaires considérées au mieux, par les plus radicaux, comme des marchepieds pour parvenir au pouvoir. Et s'il y parviennent, non seulement ils ne changeront pas la société indonésienne et le sort des masses, mais ils feront payer la population pour la catastrophe économique qui frappe le pays.
La situation dramatique dans laquelle se trouve la classe ouvrière exige objectivement une force politique qui incarne les intérêts politiques des masses pauvres, qui leur permette de se défendre efficacement contre l'avidité des possédants et qui leur offre des perspectives de lutte pour en finir avec l'exploitation séculaire de l'impérialisme.
Nous ne savons pas si une telle force existe ou si même elle pourrait se créer au cours de cette crise si elle perdure. Mais il est certain que c'est la seule voie.