"L'accord de paix" conclu à Belfast, le 10 avril, entre les leaders des principaux partis d'Irlande du Nord et les représentants des gouvernements britannique et irlandais, marque ce qui pourrait être la première étape d'un processus visant à règler une fois pour toutes ce que l'on a appelé depuis plus de trois siècles la "question irlandaise".
Depuis l'explosion, à la fin des années soixante, de la poudrière laissée en Irlande du Nord par les siècles de domination anglaise, la bourgeoisie britannique a recherché un nouveau réglement politique pour remplacer celui qui avait conduit, en 1921, à la partition de l'Irlande en une république indépendante au sud et une province britannique au nord. Et cette fois, au lieu de s'efforcer à tout prix de maintenir artificiellement un morceau de l'Irlande dans son emprise nationale ce que n'exigent plus ses intérêts économiques elle a choisi de se débarrasser de la "question irlandaise" en cherchant à transférer à la République d'Irlande la responsabilité politique de l'Irlande du Nord.
Les premières tentatives dans ce sens en particulier celle de 1973 plus connue sous le nom d'accord de Sunningdale se sont heurtées à l'opposition résolue de la bourgeoisie protestante d'Irlande du Nord, qui a su se servir à cette occasion des mêmes divisions pseudo-religieuses attisées pendant si longtemps par l'Etat anglais pour maintenir sa domination. A partir du début des années quatre-vingt, Thatcher devait reprendre ces tentatives, cette fois en cherchant d'abord à s'assurer la coopération de la République d'Irlande. C'est ce processus engagé par Thatcher, puis sorti de l'enlisement par les nationalistes irlandais eux-mêmes, en 1994, qui a fini par produire "l'accord de paix" du 10 avril.
Cet accord ouvrira-t-il une "nouvelle ère de paix" dans l'histoire des relations entre l'Irlande et la Grande-Bretagne ? Constitue-t-il, comme l'écrit le Sinn Fein dans son hebdomadaire An Phoblacht, "sinon une solution, du moins la possibilité d'une solution" ? C'est l'avenir qui le dira.
Le ballet médiatique qui a accompagné la fin des négociations à Belfast a sans doute de quoi laisser sceptique. En particulier, la façon dont le Premier ministre britannique Tony Blair et son homologue irlandais, Bertie Ahern, se sont précipités devant les caméras de télévision pour vanter cet "accord historique", avant même que les négociateurs aient eu le temps de faire leur déclaration finale, a souligné la volonté des gouvernements de détourner l'attention des réserves exprimées par certains des participants et pas des moindres puisqu'il s'agissait du principal parti protestant, le Parti Unioniste d'Ulster, et du Sinn Fein, l'aile politique de l'IRA.
De fait il s'en est fallu de peu que l'opération se termine en fiasco. Mais ayant beaucoup misé sur son image d'"homme de paix" vis-à-vis de l'opinion publique britannique, Blair ne pouvait guère se permettre un échec. D'où son intervention précipitée à la fin des négociations, quand il est apparu que l'accord ne serait pas conclu pour la date limite annoncée. D'où également la dernière séance-marathon de 32 heures, dirigée par Blair en personne, dont le but a été d'arranger à tout prix un "accord", quitte à escamoter les désaccords existant.
"l'accord" qui en a résulté n'impose en fait que très peu de contraintes aux protagonistes d'Irlande du Nord. Il a été conçu de manière à leur permettre de rester dans le jeu, y compris pour ceux qui auraient à faire face à une réelle opposition parmi leurs partisans. Qui plus est, il permet à des formations qui sont restées jusqu'ici à l'écart, en particulier le Parti Unioniste Démocratique (DUP) de Paisley, de rejoindre le "processus de paix" sans qu'elles aient, pour autant, à "capituler".
En fait, comme l'indique son titre complet ("Accord entre le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et le gouvernement d'Irlande") il s'agit avant tout d'un accord inter-gouvernemental. La seule partie de l'accord qui ait été formellement avalisée par les politiciens d'Irlande du Nord est la section 1 de l'annexe au document, intitulée "Déclaration de soutien". Il s'agit d'un simple engagement à "oeuvrer par tous les moyens à la réconciliation et au rapprochement dans le cadre de dispositions négociées démocratiquement" et de "travailler à assurer le succès de chacune des dispositions qui seront arrêtées dans le cadre de cet accord". En conséquence, les participants aux négociations "recommandent avec force cet accord aux peuples du Nord et du Sud pour qu'ils l'approuvent" sans aller jusqu'à les appeler explicitement à voter "oui" aux deux référendums qui doivent avoir lieu, au Nord et au Sud, le 22 mai prochain.
Mais avant tout il faut que les principaux participants puissent expliquer à leurs partisans que pratiquement tout dans l'accord est encore négociable. De sorte que le seul effet immédiat de l'accord, est de créer un cadre institutionnel... pour la suite des négociations ! Néanmoins, l'accord intergouvernemental, lui, ne s'arrête pas là. Car il prévoit explicitement des mécanismes par lesquels ce nouveau cadre institutionnel pourra également, à terme et si tout se passe comme prévu, se transformer en appareil de gouvernement complet.
Vers un renforcement de l'union qui lie l'Irlande du Nord à la Grande-Bretagne ?
En déclarant, à la sortie de la séance finale des négociations, que "l'Union est sortie renforcée de cet accord multipartite", David Trimble, le leader du Parti Unioniste d'Ulster, cherchait sans doute à calmer les inquiétudes de ses partisans. Mais en même temps, c'était un résumé assez juste du contenu réel de l'accord.
Ce contenu ne s'exprime pas tant dans la reconnaissance du fait que "le souhait de la majorité du peuple d'Irlande du Nord, tel qu'il s'est librement et légitimement exprimé, est aujourd'hui de maintenir l'Union ; par conséquent, le statut actuel de l'Irlande du Nord, partie intégrante du Royaume-Uni, est le reflet de ce souhait et repose sur lui ; et il serait injuste de vouloir changer la statut de l'Irlande du Nord sans le consentement de la majorité du peuple". Car c'est sur cette base-là que le "processus de paix" avait été engagé à l'origine par le Sinn Fein et le Premier ministre conservateur John Major en 1994. Il faut cependant noter en passant que le "souhait" attribué au peuple d'Irlande du Nord n'a jamais été réellement vérifié. Cette affirmation repose uniquement sur le fait que les politiciens unionistes recueillent la majorité des voix. Mais personne ne peut dire s'il se dégagerait une majorité nette en faveur du maintien de l'Union si les électeurs avaient vraiment le choix entre toutes les solutions possibles et pas simplement le choix entre le maintien dans le Royaume-Uni et l'intégration à l'Irlande.
Non, le véritable contenu de cet accord tient à la façon dont il redéfinit les rapports politiques anglo-irlandais en les renforçant.
Sans doute la République d'Irlande reste-t-elle encore aujourd'hui en partie dominée par le capital britannique bien que le capital américain y joue un rôle au moins aussi important, sinon plus. En revanche, sur le plan politique, ses liens avec la Grande-Bretagne n'ont cessé de se relâcher, du traité de partition de 1921 jusqu'en 1949, date à laquelle l'Irlande a formellement quitté le Commonwealth.
C'est cette situation qui a donné naissance à une constante de la politique de l'Etat britannique au cours des dernières décennies, consistant à combiner la recherche d'une forme d'autonomie politique pour l'Irlande du Nord à celle d'un renforcement des liens politiques entre les appareils d'Etat britannique et irlandais.
Le réseau complexe d'institutions proposées par l'accord entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande, d'une part, et entre la Grande-Bretagne, la République d'Irlande et l'Irlande du Nord autonome, d'autre part, est destiné à réaliser ce double objectif dans la pratique.
Le "Conseil des Ministres Nord-Sud" prévu par l'accord, s'appuie sur un ensemble de comités transfrontaliers qui existent depuis 1985. Ce Conseil constituera un véritable pouvoir exécutif unique à la tête de ce qui n'était jusque-là qu'un appareil technique. Il sera constitué de représentants du gouvernement du Sud et des futures institutions gouvernementales d'Irlande du Nord. La sphère d'activités de ce Conseil et de l'appareil qu'il dirigera est appelée à être considérablement étendue, jusqu'à couvrir pratiquement tous les domaines où une politique panirlandaise pourrait être définie et appliquée à l'exclusion des finances, de la politique étrangère, de la police, de l'armée et de la justice.
L'accord prévoit aussi la création d'un "Conseil Anglo-Irlandais" et d'une "Conférence Intergouvernementale Anglo-Irlandaise". Cette dernière devrait réunir des membres des gouvernements britannique et irlandais. Entre autres choses, dit l'accord, elle s'occupera de tous les aspects de la politique nord-irlandaise qui demeurent encore du ressort de Londres. Quant au Conseil Anglo-Irlandais, il comprendra, selon l'accord, "des représentants des gouvernements irlandais et britannique, des institutions autonomes d'Irlande du Nord, d'Ecosse et du pays de Galles, quand elles auront été créées, et, le cas échéant, des institutions similaires créées ailleurs dans le Royaume-Uni, ainsi que des représentants de l'Ile de Man et des Iles Anglo-Normandes". Ces deux institutions seront bien plus que de simples prétextes à des conférences rituelles. Elles disposeront de structures permanentes qui assureront leur fonctionnement entre les réunions au sommet et les assemblées plénières.
En d'autres termes, l'accord crée toute une série d'appareils liés entre eux et ayant autorité sur les trois composantes principales des îles anglo-irlandaises. Ce rapprochement comporte un certain nombre d'avantages pour les bourgeoisies britannique et irlandaise dans leurs relations avec l'Union Européenne un domaine où ni l'une ni l'autre n'est en position de force. Bien sûr, dans le cadre de cette "union" anglo-irlandaise, le rapport des forces politiques et économiques est tel que l'Etat britannique se retrouvera automatiquement aux commandes. Il en résultera un renforcement de l'influence britannique sur l'Etat irlandais et de l'intégration de l'Irlande dans la sphère d'influence de l'économie britannique et qui pourra aussi fournir aux capitalistes britanniques le moyen de garder leur situation privilégiée en Irlande, en dépit de l'Union Européenne et sans plus se préoccuper de la date à laquelle la Grande-Bretagne rejoindra (ou ne rejoindra pas) la monnaie unique.
Ainsi, derrière l'accord politique qui vient d'intervenir, les concessions qui y sont faites au nationalisme irlandais et l'autonomie accordée à l'Irlande du Nord, pourrait bien se cacher un renforcement de la mainmise politique de l'Etat britannique sur la République d'Irlande et, par conséquent, aussi de la domination économique du capital anglais.
Une Irlande du Nord autonome
Pour ce qui est des institutions propres à l'Irlande du Nord, l'accord prévoit la mise en place d'une nouvelle Assemblée d'Irlande du Nord dont la première élection devra avoir lieu le 25 juin. Dans un premier temps, cette Assemblée n'aura aucun pouvoir et servira de cadre à la poursuite des négociations, y compris sur la nature et le fonctionnement des appareils qui devront par la suite appliquer ses décisions.
Néanmoins, on sait par avance que dans cette nouvelle Assemblée seuls les partis les plus importants seront représentés, y compris les deux formations unionistes qui sont restées jusqu'à présent à l'écart des négociations. Le mode de scrutin choisi (proportionnel par circonscription, chacune élisant six députés) implique que toute liste qui ne réunit pas 15 % des voix dans une circonscription n'a pratiquement aucune chance d'y avoir un élu, alors que, pour participer à la première phase des négociations, il avait suffi aux formations politiques d'être dans les dix premières en nombre de voix à l'échelle de toute la province (et pour certaines d'entre elles cela représentait moins de 2 %).
Il est vrai que, pour compenser ce qui ne peut apparaître que comme une injustice flagrante, l'accord prévoit également la création d'un "Forum Civique Consultatif". Celui-ci devrait "comprendre des représentants du monde des affaires, des syndicats et du secteur associatif" et "jouer le rôle d'organisme consultatif pour les problèmes sociaux, économiques et culturels". Mais ce Forum, dont les membres seront nommés par des appareils dont les relations avec la population sont en général fort peu démocratiques, aura tout au plus un rôle symbolique. Sa fonction sera de donner aux nouvelles institutions l'apparence d'un consensus populaire, mais certainement pas d'offrir aux classes populaires un moyen de se faire entendre.
Quoi qu'il en soit, au moins quatre des formations qui ont participé aux négociations jusqu'à présent se trouvent éliminées d'emblée de la future Assemblée et donc de la suite des négociations : la Liste Travailliste, la Liste des Femmes et surtout les deux petits partis liés aux groupes paramilitaires protestants.
Sans doute, les stratèges du gouvernement britannique ont-ils estimé que le "processus de paix" bénéficiait dorénavant d'un soutien suffisant dans la population, y compris dans les ghettos populaires, pour se passer de la participation des politiciens qu'ils jugent moins "responsables". Ce qui permet par la même occasion à Blair d'offrir des voix supplémentaires aux grands partis, et plus particulièrement aux deux principaux partis unionistes.
D'un autre côté, cette façon de priver une partie des ghettos protestants les plus pauvres de la possibilité d'élire ceux qui les ont représentés depuis deux ans, peut aussi se retourner contre le processus de négociation en renforçant, par exemple, la Force des Volontaires Loyalistes, une formation paramilitaire protestante opposée au processus de paix. Mais ce ne serait pas la première fois que l'Etat britannique jouerait ainsi avec le feu en Irlande du Nord, sur le dos de la population !
Mais ce n'est pas le seul domaine dans lequel les stratèges de Blair jouent avec le feu. Ils le font également en entretenant les vieux antagonismes intercommunautaires.
Sans doute héritent-ils d'une situation de fait dans laquelle les lignes de clivages politiques suivent pour l'essentiel la frontière entre la majorité protestante et la minorité catholique situation de fait qui est quand même due à la façon dont l'Etat britannique et les classes possédantes d'Irlande du Nord ont attisé les antagonismes religieux pendant si longtemps. Or, au lieu de chercher à faire en sorte que les nouvelles institutions atténuent le fossé entre les deux communautés, l'accord le renforce au contraire, en lui donnant un caractère quasi institutionnel.
Ainsi l'accord spécifie-t-il que "lors de leur première réunion, les membres de l'Assemblée devront s'inscrire sous une étiquette nationaliste, unioniste ou autre , ce qui permettra de mesurer le soutien intercommunautaire lors des votes". Les élus pourront donc s'inscrire sous une étiquette "autre". Mais lors des votes importants, les votes "autres" seront en partie ou totalement ignorés ! Car l'accord spécifie que les décisions importantes devront être prises sur la base d'un soutien "intercommunautaire", c'est-à-dire qu'elles devront recueillir "une majorité [...] composée elle-même d'une majorité des unionistes et des nationalistes" ou "une majorité de 60 % [...] comprenant au moins 40 % des nationalistes et 40 % des unionistes".
Sur un autre plan, des efforts considérables ont été faits pour que le texte de l'accord soit "politiquement correct". Ainsi, pour éviter les références trop voyantes aux antagonismes religieux, les catholiques y sont appelés "nationalistes" et les protestants "unionistes". Dans le texte de l'accord, le raffinement linguistique est même poussé jusqu'à alterner systématiquement l'ordre dans lequel apparaissent ces deux termes !
Sans doute, la volonté affichée par l'accord de maintenir la balance égale entre deux "communautés" d'importance inégale peut sembler à première vue très équitable. Il en est de même de la nouvelle série de mesures destinées à garantir à tous des "chances égales" dans tous les domaines de la vie sociale, par le biais de ce que l'on appelle parfois la "discrimination positive". Mais de telles mesures sont toujours à double tranchant.
La "discrimination positive" fait l'objet depuis longtemps d'une réglementation tâtillonne, mais les travailleurs ont souvent eu à faire les frais de la façon dont les patrons mettaient cette réglementation au service de leurs propres intérêts. Par exemple, dans les grandes entreprises métallurgiques de Belfast, qui sont toutes de vieux bastions de la classe ouvrière protestante, le patronat s'est servi de cette réglementation pour imposer le travail précaire là où il n'existait pas encore : au nom de la "discrimination positive", il a décrété que les nouveaux embauchés devraient obligatoirement venir des quartiers catholiques, provoquant les protestations des ouvriers protestants en place qui perdaient ainsi la possibilité de faire embaucher leur fils ou celui de leur voisin ; une fois créée cette ambiance empoisonnée, les patrons ont eu beau jeu d'imposer des contrats de travail léonins aux nouveaux embauchés catholiques, isolés au milieu d'une main d'oeuvre qui leur était a priori hostile.
Sous les formulations "politiquement correctes" d'un accord qui essaie de se donner des allures libérales, il n'est pas nécessaire de gratter bien loin pour retrouver la vieille politique de l'impérialisme anglais, celle du "diviser pour règner" que la population d'Irlande du Nord a déjà payée si chèrement.
L'impasse du nationalisme étalée au grand jour
Ce "processus de paix", les nationalistes du Sinn Fein s'en sont fait les propagandistes depuis quatre ans. Mais que va-t-il apporter à la population des ghettos ouvriers catholiques d'où les républicains tirent l'essentiel de leur soutien ? Quel changement peut-elle en attendre, à supposer, évidemment, que l'accord signé soit effectivement appliqué ?
L'accord de paix comprend un certain nombre d'engagements en ce qui concerne la présence militaire britannique, ainsi que la justice et la police. Il y est dit, par exemple, que "le gouvernement britannique s'efforcera de ramener dès que possible les dispositions liées à la sécurité en Irlande du Nord à un niveau normal, compatible avec la gravité des menaces". En clair, aucune date n'est fixée et aucun engagement ferme n'est pris. Il en est de même en ce qui concerne le code pénal de la province. Il n'est pour l'instant pas question de supprimer les lois d'urgence qui sont toujours en vigueur en Irlande du Nord. Une "commission" est prévue et devrait rendre ses conclusions en automne 1999, ce qui signifie qu'il n'y aura pas de changement réel avant l'an 2000. Même chose pour la police. Il n'est pas pour l'instant question de réduire le nombre total de policiers ou la présence policière dans les ghettos ouvriers. Une autre "commission" sera chargée de voir le problème d'ici à l'été 1999. Les forces de l'ordre devraient alors être réorganisées, ce qui prendra sans doute un temps assez long, après quoi, l'Irlande du Nord aura le douteux "privilège" de posséder une police où les proportions de flics catholiques et protestants devraient peu à peu s'équilibrer. Quant à savoir s'ils auront la main moins lourde dans les quartiers ouvriers, c'est un autre problème qui n'a pas été évoqué dans l'accord de paix !
Qu'en est-il de ce problème décisif pour l'avenir, qu'est la pauvreté de la province ? Sur ce sujet, l'accord de paix est encore plus vague. On n'y trouve que deux paragraphes pleins de phrases creuses évoquant une "nouvelle stratégie de développement régional", mais pas un seul projet concret, pas un seul engagement. Il n'y a pas un mot non plus sur l'avenir des subventions régionales versées jusque-là par Londres. Mais il y a tout de même quelques indices à ce sujet. Le 17 avril dernier, les journaux rapportaient que Gordon Brown, le ministre des Finances britannique, avait l'intention de se rendre à Belfast en mai pour y faire connaître les détails d'un nouveau plan de développement. Pour préparer cette échéance, Brown aurait eu des discussions avec le FMI et la Banque Mondiale, à qui il aurait demandé d'accorder des prêts à l'Irlande du Nord.
Ainsi, moins d'une semaine après l'accord de paix, l'Irlande du Nord est déjà présentée aux institutions financières internationales comme un pays du tiers monde qui a un besoin urgent de liquidités. Ce qui signifie, sans qu'il soit besoin de le dire ouvertement, que le gouvernement britannique sait déjà, avant même que les nouvelles institutions autonomes aient été mises en place, quand et comment il compte mettre fin à ses subventions à l'économie d'Irlande du Nord !
En réalité, il n'y a pas que devant la Banque Mondiale que les ministres britanniques parlent de l'Irlande du Nord comme d'un pays du tiers monde. C'est le même langage que Blair a utilisé pour annoncer l'accord de paix signé à Belfast. A cette occasion, il n'a pas pu s'empêcher de faire un sermon à la classe ouvrière d'Irlande du Nord. La tâche du jour, a-t-il dit en substance, c'est d'attirer les investisseurs étrangers en Irlande du Nord en réduisant le coût de la main-d'oeuvre comme si ce prêcheur arrogant ne savait pas que les salaires d'Irlande du Nord sont déjà les plus bas du Royaume-Uni et que le taux de chômage y est le plus élevé (et continue de croître malgré les fables de Londres sur les prétendus "dividendes de la paix").
Pendant presque trois décennies, les gouvernements britanniques ont dépensé sans compter pour maintenir leur présence en Irlande du Nord et pour imposer leur ordre dans les ghettos urbains. Mais aujourd'hui, malgré des discours sans fin sur la paix et la bonne volonté, il n'est pas question pour le gouvernement de maintenir ces dépenses, en les utilisant pour le bien de la population, en créant des emplois dans le secteur public, par exemple pour rénover les cités ouvrières qui tombent en ruine ou encore construire enfin un réseau ferré moderne, alors que le chemin de fer est pratiquement inexistant.
Derrière l'autonomie proclamée par "l'accord de paix" se cache la réduction de l'Irlande du Nord au statut de petit pays pauvre, condamné à survivre au jour le jour, à se vendre aux requins du capital mondial, après avoir enrichi des générations de propriétaires britanniques de chantiers navals, d'usines textiles ou de fonderies !
Les dirigeants républicains sont probablement conscients des doutes que leur politique suscite parmi leurs partisans, après la signature de cet accord de paix. C'est sans doute la raison pour laquelle ils ont récemment ressuscité leur vieux slogan : "Pour une Irlande socialiste unifiée". C'est un slogan qu'ils avaient quelque peu oublié dans leur ardeur à soutenir le processus de paix. Pourtant, malgré les réserves qu'ils expriment aujourd'hui publiquement, les dirigeants républicains n'ont pas d'autre perspective que de participer à la gestion de la pauvreté.
En même temps, le leader du Sinn Fein, Gerry Adams, continue à affirmer dans ses discours que "la lutte continue". Mais la lutte pour quoi ?
Si les mécanismes complexes prévus par l'accord de paix voient le jour et atteignent leurs objectifs, la revendication nationaliste d'une Irlande unifiée deviendra de plus en plus dénuée de sens.
En effet, dans le contexte de cette "union" anglo-irlandaise que prévoit l'accord, que signifierait l'unification de l'Irlande du Nord et de la République d'Irlande ? L'accord prévoit en fait cette éventualité. L'Irlande du Nord garderait son autonomie et ses pouvoirs. Seuls les pouvoirs qui sont actuellement entre les mains du Parlement de Londres pourraient être transférés à celui de Dublin. Le Sinn Fein demanderait-il alors le transfert des pouvoirs détenus par l'Irlande du Nord à Dublin ? Cela ne serait sans doute pas du goût de ses propres partisans en Irlande du Nord. De toute façon, étant donné les accords anglo-irlandais en la matière, cela ne diminuerait pas de manière significative le poids politique et économique de la bourgeoisie britannique en Irlande du Nord.
Quant au "socialisme" dont il est question dans le mot d'ordre du Sinn Fein, il a toujours été entendu qu'il n'était possible qu'après la réunification. Alors, que doit faire la population des ghettos catholiques aujourd'hui ? Doit-elle se croiser les bras en regardant les politiciens nationalistes se ruer sur les centaines de sinécures bien payées offertes par "l'accord de paix" ? Ou bien devrait-elle se contenter des promesses contenues dans l'accord en ce qui concerne la promotion et le développement de la langue irlandaise ? L'Etat britannique est passé maître dans ce genre de symbolismes : au pays de Galles, cela fait des années que les chômeurs ont le droit de prendre des leçons de gallois...
Se battre pour un avenir qui en vaille la peine
Cet accord de paix ne s'est pas seulement fait au détriment des travailleurs catholiques, mais au détriment de tous les travailleurs d'Irlande du Nord, qu'ils soient catholiques ou protestants, et pour les mêmes raisons.
Il n'y aurait aucun sens à s'opposer à "l'accord de paix" au nom de la revendication d'une Irlande unifiée. Pas plus qu'il n'y aurait de sens à s'y opposer en faveur de l'intégration de l'Irlande du Nord à la Grande-Bretagne comme l'ont fait dans le passé les unionistes populistes et les groupes paramilitaires. Ce serait se bercer d'illusions. La bourgeoisie britannique a depuis longtemps choisi de se débarrasser de l'Irlande du Nord parce qu'elle ne lui rapporte plus assez. Tout comme elle a décidé de se laver les mains du sort de millions de travailleurs britanniques en supprimant leurs emplois, puis en leur supprimant leurs indemnités-chômage parce qu'elle estimait qu'une partie de la grande industrie n'était plus assez rentable pour continuer à la faire tourner (sans parler d'y investir).
En fait, c'est la bourgeoisie britannique elle-même qui pose l'alternative en ces termes : soit l'Irlande, soit la Grande-Bretagne. Cette alternative est même inscrite dans l'accord de paix, qui prévoit la tenue d'un référendum, tous les sept ans au minimum, pour demander aux électeurs d'Irlande du Nord de s'exprimer sur ce sujet. Ce n'est évidemment pas un hasard : il est en effet de l'intérêt de la bourgeoisie britannique de pousser la classe ouvrière d'Irlande du Nord vers cette fausse alternative qui conduit à une impasse.
Et c'est une fausse alternative avant tout parce qu'elle ne pose pas les problèmes en termes de classe. Le drame de la situation irlandaise est que depuis la partition de l'Irlande, l'oppression britannique sur le Nord a occulté les oppositions de classe. Pendant qu'une partie de la classe ouvrière a associé son sort au maintien de la présence britannique, une autre, globalement la plus pauvre, a combattu cette présence et l'oppression au nom du nationalisme et sous la direction d'organisations nationalistes. Et cela a empêché que les problèmes auxquels la classe ouvrière et, plus généralement, la population pauvre d'Irlande du Nord se trouvent confrontées, puissent être formulés en termes sociaux, en termes de classe. Or il serait vital, pour les pauvres d'Irlande du Nord, d'en finir avec les fausses divisions du passé pour que les vraies divisions, celles entre exploiteurs et exploités, puissent enfin apparaître clairement et déterminer l'avenir.
De ce point de vue, le règlement politique en cours n'a rien à offrir à la population pauvre d'Irlande du Nord, parce qu'il ne fait que perpétuer les fausses divisions, même si c'est en les déplaçant un peu, sans lever l'hypothèque que constitue l'oppression britannique ; et parce que la seule perspective qu'il ouvre aux travailleurs irlandais est celle de se retrouver enfermés à l'intérieur des frontières d'une Irlande du Nord appauvrie, autonome pour le moment, unifiée plus tard, peut-être, au restant de l'Irlande.
Pourtant, au fil des décennies, la classe ouvrière irlandaise, du nord comme du sud, a produit des millions de travailleurs qui n'avaient d'autre patrie que leur classe. Génération après génération, ces travailleurs ont franchi les mers et se sont installés un peu partout dans le monde. Ils fuyaient une Irlande où l'on mourait de faim. Mais dans de nombreux pays, ils ont pris leur place dans les rangs d'une classe ouvrière en plein essor, rejoignant ainsi ceux d'un prolétariat international uni par une perspective commune : celle de libérer la société de l'exploitation capitaliste qui engendre pauvreté et crise à l'échelle mondiale. Beaucoup d'entre eux sont devenus des combattants prestigieux dans les luttes ouvrières, précisément parce qu'ils avaient appris chèrement que le nationalisme n'a rien à offrir, rien qui puisse se comparer à la perspective de bâtir un monde libéré de l'exploitation.
Mais c'est là une tradition que l'on a fini par oublier en Irlande. Pendant des décennies, on a laissé les dirigeants politiques d'Irlande du Nord entraîner des milliers de jeunes ouvriers dans l'impasse sanglante du nationalisme, au nom du républicanisme ou du loyalisme. Pour que ces milliers de jeunesses, voire de vies, n'aient pas été gâchées en vain, de nouvelles générations devront se lever pour rejoindre le combat. Mais cette fois, il faut que ce soit pour se battre au nom de leurs propres intérêts, c'est-à-dire de leurs intérêts de classe des intérêts qui sont les mêmes quels que soient la rue, la cité ou le pays d'où l'on vient reprenant la lutte des vieilles générations d'ouvriers socialistes irlandais.