Algérie - Face à la guerre entre l'armée et les Islamistes, quelle issue pour le peuple algérien ?

Εκτύπωση
Mars 1997

Cinq ans après la suspension des élections législatives en Algérie, dont les résultats du premier tour montraient qu'elles allaient vraisemblablement donner une majorité de députés au Front islamique du salut(le FIS), le bras de fer entre ce parti et le pouvoir s'est transformé en une guerre civile dont les classes pauvres de la population algérienne sont les principales victimes.

Les représentants des différents clans politiques qui sont liés au pouvoir, ceux des partis politiques d'opposition, débattent aujourd'hui de la prochaine échéance politique fixée par les dirigeants de l'armée. En effet, Liamine Zeroual a confirmé à diverses reprises son intention de procéder à des élections législatives entre avril et juin 1997. C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'il avait organisé en décembre 1996 un référendum concernant une révision de la Constitution de 1989 destinée à augmenter les pouvoirs du président de la République, à le rendre plus indépendant du parlement et surtout à justifier légalement l'interdiction de partis se revendiquant explicitement de la religion, c'est-à-dire bien sûr celle de l'ex-FIS.

Cette préparation d'élections destinées à donner une façade parlementaire sur mesure au pouvoir des militaires et à légitimer le régime en écartant l'ex-FIS va sans doute occuper le devant de la scène politique et mobiliser tous les partis. On ne peut pas dire si elles se dérouleront vraiment, ni comment se positionneront les différents courants politiques. Mais on peut dire d'ores et déjà qu'elles n'ouvrent aucune perspective aux classes populaires algériennes qui subissent depuis cinq ans les conséquences de la guerre civile pour le pouvoir que se mènent l'un l'autre, mais sur le dos de la population, deux clans, la dictature militaire et les organisations intégristes.

Les déclarations périodiques du pouvoir algérien affirmant que les groupes terroristes sont en recul, voire marginalisés, et que le retour à une vie normale est tout proche, sont constamment démenties par l'annonce d'attentats et de massacres perpétrés par les groupes armés du GIA, et par les informations concernant les affrontements entre d'une part l'armée ou des groupes de civils encadrés par celle-ci et d'autre part les groupes armés islamistes.

Si l'on en croit la presse internationale, il y aurait entre 40 000 et 60 000 personnes tuées et de nombreux disparus. 17 000 personnes accusées d'être liées à l'ex-FIS, essentiellement des jeunes, sont dans des prisons ou des camps. Et les rapports établis par des organismes tels qu'Amnesty International multiplient les preuves que la violence aveugle, la torture, les brutalités, les assassinats, les règlements de compte sont pratiqués dans l'un et l'autre camp.

Le FIS, ce parti religieux réactionnaire qui, en 1989, au moment de la légalisation des partis, démarra une ascension rapide au point de devenir trois ans plus tard le premier parti du pays, n'était pas né de rien. Ses cadres, ses dirigeants étaient issus de la mouvance islamiste qui a toujours joué un rôle important dans la vie politique algérienne. C'est en attirant à lui une partie importante de la jeunesse pauvre et désespérée que le mouvement intégriste était devenu peu à peu, à partir des années 1980, une force politique organisée qui apparaissait comme la principale force d'opposition au régime. Et au lendemain de la crise de 1988, l'absence d'autres partis d'opposition capables d'ouvrir des perspectives aux classes populaires et à la jeunesse désespérée lui avait laissé le champ libre. Les dirigeants intégristes utilisèrent autant qu'ils le pouvaient tous les moyens légaux que les mesures dites de libéralisation et l'organisation des élections municipales puis législatives leur offraient. Mais lorsque le pouvoir décida, devant leurs succès, de donner un coup d'arrêt à leur marche légale vers le pouvoir en annulant les élections après le premier tour, en interdisant le FIS et en faisant la chasse à ses militants, les dirigeants intégristes recoururent à la lutte armée et au terrorisme. Au moment de sa dissolution, le FIS était un grand parti disposant d'une influence électorale, de cadres, de militants, de sympathisants, d'hommes, de femmes, de jeunes qui dans les quartiers pauvres des villes en particulier se reconnaissaient en lui. Or, il suffisait d'une fraction de ces centaines de milliers de personnes pour mener une politique terroriste permettant à ce parti de rester une force décisive dans la vie politique et sociale. Et puis surtout l'action terroriste permettait d'embrigader des jeunes dans un appareil militaire hiérarchisé sans contrôle de la population. Et comme pour tous les mouvements terroristes, la tactique des intégristes consistait à provoquer des situations où l'armée ne pouvait que réagir et riposter et à creuser un fossé de sang entre ceux qui suivaient les intégristes et les autres.

Du côté islamiste, on trouva suffisamment de chefs de clans et caïds pour constituer des commandos et organiser des maquis. De nombreux quartiers des grandes villes restèrent sous l'emprise des intégristes tandis que, peu à peu, dans différentes zones rurales du pays, des bandes armées tentaient d'imposer leur contrôle aux populations, exigeant qu'on leur donne des armes, des vivres, enrôlant de gré ou de force les jeunes. Les assassinats de personnalités, les attentats spectaculaires n'étaient pas principalement destinés à faire reculer le pouvoir en place, voire à préparer sa chute. Ils avaient d'abord pour objectif de terroriser les populations et de leur démontrer qu'elles n'avaient d'autre choix que de choisir leur camp.

Du côté du pouvoir, c'était aussi la terreur, organisée cette fois avec les immenses moyens de l'Etat. Les jeunes militaires du contingent furent contraints d'aller faire la chasse aux islamistes dans les quartiers pauvres. On transforma des milliers d'entre eux en assassins et en tortionnaires. Des milliers d'autres participèrent aux liquidations des maquis. Et tous les jeunes savaient que dans le camp d'en face, il y avait sans doute des voisins, des amis, des frères, des cousins. Mais la politique des militaires consistait aussi à creuser le fossé.

Lorsque les dirigeants de l'Etat algérien avaient choisi en janvier 1992 l'épreuve de force avec le FIS, ils prétendaient barrer la route aux intégristes au nom de la démocratie et de la modernité. Ils se prétendaient même le seul rempart contre la barbarie islamiste et trouvèrent l'appui non seulement de cliques liées au régime mais aussi celui d'une partie de la population. Mais toute la vie politique de l'Algérie était pourtant là pour prouver qu'il s'agissait d'un mensonge et d'un piège tendu à ceux qui ne voulaient pas de la victoire du FIS. Car ces militaires et politiciens étaient tout de même les responsables du régime dictatorial impitoyable vis-à-vis des classes pauvres. C'étaient eux qui dans un passé récent, en octobre 1988, avaient répondu à un mouvement de révolte de la jeunesse en tirant sur des adolescents, massacrant plus de cinq cents d'entre eux à Alger. Les quelques réformes politiques prises au lendemain de cette crise de 1988, qui visaient à mettre en place un régime reposant sur le multipartisme et le parlementarisme, comme le réclamait une partie importante de la classe politique ainsi qu'une fraction de la petite bourgeoisie, n'avaient pas changé le caractère d'un régime où, depuis la fin de la guerre d'indépendance, l'armée détient la réalité du pouvoir. Qui pouvait croire que le coup d'arrêt à la montée du FIS, l'annulation des élections et la dissolution de ce parti obéissaient au souci de protéger cette "démocratie" de façade ? Une partie des hommes politiques et une partie des intellectuels firent hypocritement mine de le croire, espérant se protéger du danger intégriste, mais ils ont tout simplement choisi une dictature réactionnaire contre une autre.

En quelques mois, la guerre civile larvée qui avait commencé dans les semaines qui suivirent l'interdiction du FIS, se traduisit du côté de l'armée par des incursions de commandos militaires dans les quartiers pauvres, par des exécutions, des arrestations. Le ratissage des maquis se fit à grands renforts de moyens. Mais si les opérations militaires du pouvoir et le recours à toutes les formes de répression aboutirent à une sorte de démembrement de l'ex-FIS, à sa dislocation en de multiples groupes armés, l'ampleur des moyens militaires mis en oeuvre ne parvint pas à le liquider.

En 1994, il fallait bien constater que de vastes zones, à l'exception des grandes villes, échappaient à l'autorité de l'Etat. A chaque fois que l'armée réalisait des opérations pour détruire les maquis, des jeunes militaires étaient tués, d'autres passaient dans le camp du FIS. Et à chaque fois aussi, une fois l'armée partie, des groupes armés islamistes se reconstituaient.

C'est dans cette situation qu'après des hésitations, le pouvoir choisit d'enrôler dans la lutte armée contre l'ex-FIS non seulement les militaires professionnels et ceux du contingent mais aussi des civils. Des gardes communales furent mises sur pied dans de nombreuses communes sous l'autorité du maire. Composés d'une quarantaine d'hommes ayant suivi une formation militaire, équipés de matériel de guerre léger et agissant en uniforme, ces groupes étaient relayés par des groupes dits d'autodéfense. Certains de ces groupes s'étaient constitués plus ou moins spontanément pour résister aux incursions des bandes islamistes, mais il semble que le plus souvent ils aient été impulsés par les autorités locales. Par ailleurs, un nombre croissant de ces groupes était rapidement intégré dans le dispositif général de la sécurité.

La participation de la population à ces sortes de milices pour empêcher les incursions islamistes dans les villages à la recherche de fusils, d'armes ou de vivres ne rendait bien sûr pas plus démocratiques les agissements de l'armée. Ecartelée entre la pression et la terreur des islamistes et celles des militaires, la population vivait et vit dans l'insécurité la plus totale.

Mais malgré les communiqués de victoire des dirigeants du régime affirmant que grâce à ces méthodes le terrorisme n'est plus qu'un phénomène résiduel, les groupes armés islamistes ne cessent de démontrer qu'ils se sont en quelque sorte adaptés à la dispersion qui leur était imposée. C'est ainsi que certains groupes armés se seraient repliés dans les quartiers pauvres des villes, d'où ils préparent des attentats demandant peu d'hommes et de moyens matériels, tandis que dans les quartiers, les petites villes et les campagnes se multiplient des exécutions et des règlements de comptes à l'arme blanche.

Le pourrissement de la situation, la persistance du terrorisme font la démonstration que, malgré ses communiqués d'autosatisfaction, le pouvoir est jusqu'à présent incapable d'en finir avec les intégristes. C'est pourquoi les militaires algériens ont d'autant plus besoin de légitimer politiquement leur rôle pour des raisons de politique intérieure comme de politique extérieure.

L'armée, qui avait pris en main la situation dès janvier 1992, était restée dans l'ombre sur le terrain politique, laissant les places sur l'avant-scène à un Comité national de transition. Mais l'assassinat de Mohammed Boudiaf, en juin 1992, la mit dans l'obligation d'assumer directement la responsabilité du pouvoir. C'est ce qu'elle fit en mettant en avant un homme choisi dans ses propres rangs, Liamine Zeroual. Et depuis, le pouvoir ne semble avoir d'autre choix que de mener un jeu politique complexe en manoeuvrant entre les forces politiques existantes pour gouverner. Des forces politiques qui, de l'ex-FLN aux islamistes modérés du mouvement Hamas, en passant par les partis rivaux qui ont leur base en Kabylie (le RCD et le FFS), n'en finissent pas de louvoyer entre un soutien au régime et des compromis avec l'ex-FIS.

L'un des problèmes politiques pour Zeroual est en effet qu'il ne dispose d'aucun parti politique qui lui serve de relais stable dans la population. Le FLN qui, pendant plus de trente ans, avait joué ce rôle est divisé, déconsidéré et les dirigeants qui se succèdent à sa tête oscillent entre un soutien critique au régime et une opposition respectueuse. Et l'assassinat d'Abdelkad Benhamouda, dirigeant syndical qui, désigné récemment à la tête du FLN, pouvait donner au pouvoir une caution ouvrière, n'a certainement pas simplifié les problèmes de Zeroual.

C'est pourquoi toutes les manoeuvres pré-électorales actuelles se placent sur un terrain bien éloigné des préoccupations et des intérêts des classes populaires.

Aujourd'hui, le peuple algérien est écartelé entre deux camps et soumis à la double dictature de deux clans armés qui font s'entretuer la population depuis plusieurs années. Et l'ampleur de ce drame fait apparaître le caractère de ceux qui réclament le retour de ce qu'ils appellent la "démocratie" et qui n'est en réalité qu'une façade parlementaire qui leur ferait une petite place dans les allées du pouvoir.

Tous ces prétendus "démocrates" en sont aujourd'hui à pleurer. Les uns regrettant d'avoir fait confiance à l'armée pour rétablir l'ordre et régler le problème de la montée des islamistes. Les autres réclamant de ce même pouvoir le respect des verdicts électoraux et la réintégration de l'ex-FIS dans la vie politique en affirmant que sans cela le parlementarisme ne peut fonctionner.

Pour tous ces gens-là, la démocratie au sens parlementaire du terme sert de justification à leurs renoncements, à leur égoïsme social. Et pour ceux qui réclament la légalisation du FIS, elle n'est qu'une façon de masquer leur capitulation devant la pression islamiste.

Leur attitude et leurs positions reflètent le fait qu'ils n'ont pas le souci de proposer une perspective aux classes populaires qui paient cette guerre non seulement par des dizaines de milliers de morts, mais par une dramatique augmentation de la misère.

Et c'est bien pourquoi pour les classes populaires il n'y a pas de salut, pas d'issue du côté de ces prétendus "démocrates".

Il n'y a pas de voie moyenne entre deux camps qui veulent établir leur dictature sur le prolétariat et sur l'ensemble de la société. Pourtant ces démocrates oscillent entre ces deux camps dont ils sont tour à tour complices.

Et l'attitude de la France sur le problème algérien est aussi typique. L'impérialisme français s'est rangé du côté de la dictature en place. Mais il est prêt à s'accommoder de n'importe quelle clique dirigeante susceptible d'exercer le pouvoir, c'est-à-dire de maintenir l'ordre et de garantir la bonne marche des affaires. Si l'impérialisme français avait pu être soucieux du respect de la démocratie pour le peuple algérien, cela aurait du se voir pendant les 130 ans qu'il a dominé ce pays. Le problème des dirigeants de l'impérialisme français est de savoir qu'elle sera la dictature la plus efficace : celle des militaires d'aujourd'hui, qu'ils connaissent bien, ou celle des islamistes, qui leur apparaît peut-être plus risquée. Mais la dictature sur le dos du peuple algérien, ils sont pour, car comme dans tous les pays pauvres pillés par l'impérialisme, seules des dictatures permettent d'imposer aux populations l'exploitation forcenée capable d'extraire du profit des populations les plus pauvres.

Le problème pour les classes populaires algériennes n'est pas celui du respect des règles du parlementarisme. Le problème est de se battre sur un terrain qui ne soit pas celui d'une des deux dictatures en rivalité pour le pouvoir mais qui ont en commun de vouloir exploiter encore davantage la classe ouvrière. Le problème pour la classe ouvrière et les classes pauvres est qu'elles n'ont pas d'autre moyen de se défendre que d'utiliser pour leur propre compte et pour la défense de leurs intérêts, la violence contre l'une et l'autre dictatures.

Et ce n'est pas un problème d'armes. Des armes il y en a partout dans les villes, dans les campagnes. Et des millions d'Algériens en ont.

Non, c'est un problème d'organisation et de conscience politique. Et la seule perspective est qu'une partie du prolétariat algérien des grands centres urbains comme des zones rurales accède à la conscience politique : qu'elle n'accepte pas que dans ses rangs des milliers de jeunes et de moins jeunes meurent pour des cliques.

Alors, bien sûr, nous ne savons pas ni quand ni comment la classe ouvrière algérienne pourra s'engager sur cette voie. Mais ce qui donne espoir, c'est que la classe ouvrière de ce pays, qui vient de faire tant d'expériences négatives est nombreuse, concentrée à la fois dans des entreprises, dans des villes ; par ses mains passent toutes les richesses du pays, le gaz, le pétrole, les produits miniers du pays, et elle a un autre avenir que celui de se soumettre à la dictature des militaires ou à celle du FIS en laissant les jeunes, les femmes se faire tuer, torturer et réduire au silence. L'ex-FIS et les militaires lui ont peut-être mis des armes entre les mains pour s'entre-égorger à leurs ordres. Mais la classe ouvrière peut en faire un autre usage. Car elle a aussi, collectivement, entre les mains une arme autrement plus puissante. Cette arme, c'est la place qu'elle occupe dans la société, dans l'économie. Une arme qui peut faire trembler les militaires et les possédants s'il venait à l'idée des travailleurs de l'utiliser pour leur propre compte.

C'est la seule alternative en tout cas digne de ce nom pour les classes populaires d'Algérie. Et aussi pour tous ceux qui ne veulent pas les voir plonger dans l'une ou l'autre des barbaries qu'on leur prépare.