Russie - Guerre et drôle de paix en Tchétchénie, guerre au Kremlin sur fond de chaos politique

Εκτύπωση
Septembre-Octobre 1996

Tant en Russie qu'en Occident, les commentateurs n'ont d'yeux que pour la maladie d'Eltsine et l'aggravation de la situation politique de quasi-vacance de pouvoir induite par l'annonce de son intervention chirurgicale.

Oubliée, croirait-on, une autre intervention, militaire celle-là, qui a pourtant fait couler beaucoup d'encre et plus encore de sang. La paix serait-elle donc revenue en Tchétchénie, comme le clame le général Lebed ? Conclu sur place le 22 août, le dernier en date des cessez-le-feu n'a pourtant toujours pas été ratifié par Moscou. Et, si les armes se sont tues en Tchétchénie, l'armée russe ne se prépare nullement à partir. Quant aux indépendantistes, leur commandant en chef vient d'expliquer dans une interview au journal Le Monde : "Pour l'instant, nos soldats n'ont pas le droit de revenir à la vie civile. On ne sait pas qui sera président bientôt en Russie et la paix en Tchétchénie n'est qu'une carte aux mains des candidats au pouvoir au Kremlin".

L'intervention russe de décembre 1994, censée renverser en 48 heures (selon la rodomontade du ministre de la Défense d'alors, le général Gratchev) ce régime tchétchène qui narguait le Kremlin depuis la proclamation de son indépendance en 1991, se solde par un désastre économique, politique et humain.

Cette guerre montre toute l'ignominie de la bureaucratie. Une bureaucratie qui, officiellement convertie à la "démocratie", est aussi méprisante pour les peuples (y compris le sien, qui a eu sa part de victimes civiles dans les bombardements terroristes des villes de Tchétchénie par l'armée russe, sans parler des fils de travailleurs envoyés se faire tuer dans une guerre qui n'était pas la leur) qu'elle pouvait l'être, hier, sous le régime stalinien.

En moins de deux ans, entre l'entrée en action des troupes russes et l'arrêt (définitif ?) des hostilités, la bureaucratie a réussi à transformer toute une région en un champ de ruines, à faire 80 000 victimes selon une estimation de Lebed, à jeter un flot de réfugiés sur les routes. Mais ce désastre ne se mesure pas seulement en termes physiques ou quantitatifs ; il est aussi politique. Car, rappelons-le, les dirigeants tchétchènes qui se posent en représentants de leur peuple, pour la plupart d'anciens bureaucrates devenus chefs nationalistes lors de l'écroulement de l'URSS, ne bénéficiaient à l'origine ni d'une solide assise populaire ni d'un crédit politique ; l'intervention russe leur a donné l'une et l'autre.

Avec son cortège d'horreurs, elle a réussi là où la démagogie nationalo- religieuse n'avait pas permis au régime indépendantiste d'imposer son emprise sur la population tchétchène.

LA TCHETCHENIE, ELTSINE ET TOUS LES AUTRES...

Durant la récente campagne présidentielle, et pour remonter son handicap dans un électorat qui lui reprochait entre autres choses la tragédie tchétchène, Eltsine répéta n'avoir pas voulu cette guerre. Simple propos d'un candidat en difficulté ? Voire. La presse a rapporté en son temps que la décision de lancer les troupes sur la Tchétchénie aurait été prise par le général Gratchev, alors ministre de la Défense, au cours d'un dîner fort arrosé. Vraie ou non, cette version des faits est en tout cas vraisemblable dans un Etat où personne ne semble savoir où et par qui sont prises les vraies décisions quand celui qui est légalement habilité à le faire en semble incapable. Ou quand on constate chaque jour que tel ou tel clan prétendant au pouvoir peut, pour avancer ses pions, prendre des décisions majeures (suivies ou non d'effet, c'est une autre question) sans que cela procède d'une politique délibérée et cohérente des instances dirigeantes.

L'histoire récente des relations entre le Kremlin et la Tchétchénie a été un des produits de la déliquescence du pouvoir issu des ruines de l'URSS, en même temps qu'elle est devenue la toile de fonds de luttes ayant pour enjeu le pouvoir à Moscou.

La Tchétchénie ne commença à faire parler d'elle qu'à la fin des années quatre-vingt. Recommença, faudrait-il dire, car à la faveur de la relative liberté d'expression de la péréstroïka, on mit sur la place publique ce qu'avait été le drame des peuples soviétiques victimes de Staline durant la Seconde Guerre mondiale. Les Tchétchènes ont été de ces petits peuples que le dictateur fit déporter, sous prétexte d'une collaboration inventée avec l'armée allemande, mais avec le but bien réel de reprendre en main la population de toute l'URSS après la désorganisation du pouvoir bureaucratique provoquée par l'invasion allemande.

La population tchétchène ne manquait donc pas de raisons d'en vouloir au pouvoir central de la bureaucratie. Cependant, la Tchétchénie ne se distingua guère dans un premier temps, lors de ce que l'on appela la "parade des souverainetés" où l'on vit, à partir de 1989, les hauts bureaucrates des républiques soviétiques ériger leur république en fief, face à un centre affaibli par des années de luttes au sommet.

C'est dans ce cadre et celui de sa rivalité avec l'encore président de l'URSS, Gorbatchev, qu'à l'été 1991 Eltsine, qui briguait le poste de président de Russie la principale des quinze républiques soviétiques qui composaient l'URSS , se rendit en Tchétchéno-Ingouchie, une des républiques fédérées de Russie. C'est là, à Nazran, qu'il lança son fameux appel aux régions de l'URSS pour qu'elles "prennent autant d'autonomie qu'elles pourraient en avaler". Il s'agissait d'une déclaration de guerre à Gorbatchev et d'une main tendue aux caciques de la bureaucratie pour les rallier à ce combat. Six mois plus tard, c'en était fait de Gorbatchev et de l'URSS. Devenu président de la Russie, Eltsine décida, avec ses homologues d'Ukraine et de Biélorussie, de dissoudre l'Union soviétique en décembre 1991.

Durant ces derniers mois de 1991, les autorités de nombreuses régions profitèrent de la décomposition de l'Etat et de ses structures de contrôle (notamment avec l'interdiction du parti officiel après l'échec du putsch d'août 1991) pour prendre le plus de champ possible.

En Tchétchéno-Ingouchie, Djokhar Doudaev dirigea ce mouvement. Chef d'un puissant clan local au sens premier du terme et général soviétique, il s'était fait connaître en 1991 en flirtant avec les indépendantistes d'Estonie, une république balte où il avait la responsabilité des bombardiers stratégiques. Revenu en Tchétchénie, il rallia à lui une partie de l'ancien appareil, se fit élire président et décréta l'indépendance. Des combats éclatèrent aussitôt avec l'autre partie de la république, l'Ingouchie, qui proclama son indépendance par rapport à la Tchétchénie.

Ni Gorbatchev ni Eltsine ne tentèrent quoi que ce fût : ils avaient bien d'autres chats à fouetter. En 1992, les troupes russes se retirèrent de Tchétchénie, mais y laissèrent de quoi armer des corps francs tchétchènes partant guerroyer dans la Géorgie voisine où l'Abkhazie venait de faire sécession. Une sécession que le Kremlin soutenait, comme celle d'Ossétie du Sud, par volontaires-mercenaires tchétchènes interposés, afin d'amener le nouveau régime géorgien à composition, c'est-à-dire à ne pas trop s'éloigner de Moscou.

La Russie équipa donc un embryon d'armée tchétchène, avec comme avantage politique que c'était précisément un régime tchétchène se prétendant indépendant qui lui servait de paravent pour des opérations de police dans le Caucase. S'affirmant comme un gendarme régional avec lequel il fallait compter, Doudaev y trouvait son compte et ne se montra pas ingrat : lors du sanglant affrontement de l'automne 1993 entre la présidence et le Soviet suprême de Russie, il proposa même d'envoyer des troupes pour aider Eltsine à mater ses députés !

Cette alliance se poursuivit malgré le fait qu'au printemps 1992 le régime tchétchène avait refusé de signer le nouveau traité de la Fédération par lequel Moscou avait obtenu l'allégeance formelle de ses "autonomies" en contrepartie d'une dévolution de pouvoir étendue au profit des autorités locales. Le Tatarstan et dans une moindre mesure la république de Sakha-Yakoutie obligèrent ainsi le Kremlin à signer un traité diplomatique leur laissant notamment l'intégralité des impôts perçus sur leur territoire et la majeure partie des revenus du pétrole et des diamants de ces républiques. Doudaev se passa de traité, mais le budget fédéral continua à lui verser un exploit dans une Russie en virtuelle cessation de paiement des aides en tout genre. Une générosité surprenante vis-à-vis d'une république rebelle, mais qu'explique le fait que son indépendance même offrait à des groupes politico-affairistes de Moscou un paradis financier et fiscal pour des opérations de blanchiment d'argent ou d'exportations illégales.

Sur place, le régime de Doudaev avait, dès 1991, organisé la mise en coupe réglée de la population, le pouvoir se trouvant réparti entre des chefs de clans ayant généralement eu des responsabilités du temps de l'URSS. Le repartage des avoirs des kolkhozes et sovkhozes assura des sources de revenus à ces clans, mais bien vite cela devint insuffisant et ils se lancèrent dans une forme de banditisme institutionnalisé, depuis l'organisation du rançonnement des voyageurs et le piratage des oléoducs traversant la Tchétchénie jusqu'aux trafics en tout genre. Début 1994, la lutte éclata au grand jour entre les dirigeants tchétchènes pour le repartage du butin, et surtout du pouvoir permettant d'en avoir la meilleure part. Les trois quarts des districts se dressèrent contre Doudaev, en s'appuyant sur le mécontentement de la population et avec l'aide de certains dirigeants russes qui voyaient là une occasion de mettre au pas la fronde indépendantiste. Doudaev écrasa un début de rébellion armée, décréta le couvre-feu et la dissolution du Parlement.

Cependant, Moscou n'interrompit ni ses versements financiers à Grozny ni l'approvisionnement de la raffinerie de la ville. Cela bien qu'un blocus du régime eût été décrété par le Kremlin. Mais, ce qu'on appelle le lobby de l'énergie, et que représente au pouvoir le propre chef du gouvernement russe, n'allait pas se laisser arrêter par si peu. Interpellé à la Douma sur cette question, le gouvernement mit en cause "la mafia tchétchène". Qu'avec d'autres, elle soit un agent omniprésent de l'économie "grise", personne n'en doute. Mais il faut beaucoup d'imagination pour croire que des mafieux s'amusent à transporter des bidons de brut à dos d'hommes ou qu'une noria de leurs camions-citernes suffise à approvisionner une raffinerie alors qu'il y a, pour ce faire, un oléoduc que les clans locaux et surtout gouvernementaux russes ont tout avantage à maintenir en activité.

Mais alors, qu'est-ce qui a bien pu déclencher la guerre ? Apparemment la conjonction d'intérêts opposés mais ayant, eux aussi, des relais moscovites.

Peu avant l'intervention de fin 1994, le vice-Premier ministre russe chargé alors des privatisations, Tchoubaïs, avait décidé de brader à des groupes proches du pouvoir les installations pétrolières du pays et l'on s'apprêtait à introduire en Bourse les actions, entre autres, de la raffinerie de Grozny. Encore fallait-il que privatiseur et acquéreur en aient la disposition, or ce n'était pas le cas. Les hydrocarbures constituant un domaine fort profitable du pillage des ressources du pays par la bureaucratie, cette situation n'était évidemment pas tolérable. D'autant moins qu'à la même époque des majors pétrolières américaines négociaient un contrat colossal pour la construction d'un nouvel oléoduc acheminant le pétrole de la Caspienne à la mer Noire, la Russie se trouvant en situation d'en avoir la meilleure part si son projet de traversée de la Tchétchénie donnait toute garantie de fiabilité.

Il fallait donc mater la rébellion tchétchène. Le ministre de la Défense se fit fort d'y arriver en un rien de temps. Gratchev avait à cela ses propres raisons car, dans l'ambiance de règlements de comptes perpétuels entre coteries à la "cour du tsar Boris", son étoile déclinait. La presse n'en finissait plus de publier force détails sur les trafics ayant permis à Gratchev, surnommé "Pacha Mercedes", et à ses proches de s'enrichir. En outre, et en tant que représentant de l'institution militaire, il se trouvait soumis à la pression d'une haute hiérarchie ulcérée, non seulement par la fonte de ses effectifs et de son budget, mais par la concurrence d'autres appareils prétendant à un rôle militaire. Par exemple, le Conseil national de sécurité, le ministère de l'Intérieur et divers organismes (ex-KGB éclaté en plusieurs organes plus ou moins concurrents dont le principal est le FSB ou Service fédéral de sécurité , gardes-frontières, garde présidentielle) tentaient d'élargir leur influence au détriment de l'armée. Envoyer la troupe en Tchétchénie était donc pour Gratchev une façon de lutter pour sa survie politique face à des rivaux en même temps qu'un moyen pour le haut état-major d'éviter de se retrouver à la tête d'une armée sinon d'opérette du moins de seconde zone, et d'obtenir des crédits.

Mais, si l'argent est le nerf de la guerre, l'Etat russe est bien incapable d'en trouver et surtout de le faire rentrer dans ses caisses. Les régions refusent de verser les impôts. Ou ont forcé l'Etat central à leur reconnaître le droit de les garder. Les principaux exportateurs dont le lobby de l'énergie ont obtenu des exonérations représentant 30 % des recettes fiscales de l'Etat. Sans oublier cette économie dite de l'ombre sous Brejnev et qui, si elle s'étale désormais au grand jour, a pris une extension formidable et échappe à toute statistique et, évidemment, à l'impôt.

La situation est devenue telle que l'Etat, pour assurer un minimum de ses besoins, a dû renouer avec la pratique "soviétique" des livraisons obligatoires pour les entreprises dépendant de lui. L'Etat rogne sur tous les budgets, ne règle plus ses factures, ses fonctionnaires, dont les militaires (en 1994, il n'a assuré que 35 % des coûts de fonctionnement des unités). Evidemment quand on ne paye pas, on ne peut plus commander grand chose, ni surtout à grand monde.

Durant les premiers mois de l'intervention en Tchétchénie, comme l'armée se trouvait incapable de verser les soldes, elle dut emprunter auprès de banques commerciales, qui ont pris de solides garanties en retour. Depuis 1992, devant la carence de l'Etat central, les autorités de nombreuses régions se chargent d'entretenir les unités stationnées sur leur territoire, qui, en échange, doivent louer aux entreprises locales hommes de troupe et matériel. Caractéristique de cette régionalisation du pouvoir militaire est le fait que l'Etat central a dû concéder la création de ministères locaux de la Défense, comme en Volga-Oural ou en Transbaïkalie, des régions qui furent à la pointe du refus d'envoyer "leurs" soldats en Tchétchénie. Avec comme résultat que, partout, la hiérarchie militaire se trouve dépendre désormais moins de l'Etat central que des tronçons locaux de cet Etat, et bien sûr des trafics lucratifs auxquels participe la chaîne de commandement.

Cette dépendance économique de l'armée s'est, tout au long de la guerre, manifestée sous la forme d'une corruption généralisée depuis les pots-de-vin exigés par les commissions de réforme, jusqu'à la revente d'armes par tel officier aux forces tchétchènes qu'il était censé combattre ou tout simplement le fait que, pour ne pas mourir de faim, les soldats russes s'entendaient avec la population et souvent même les combattants tchétchènes.

Cette dépendance économique a une traduction politique, car elle a considérablement affaibli le contrôle du pouvoir central sur la hiérarchie militaire. L'armée russe censée chasser Doudaev et reprendre le contrôle de la Tchétchénie était mal en point, décomposée, comme le reste de l'appareil d'Etat, en multiples centres de pouvoir et selon l'allégeance de ses membres à tel groupe d'intérêts, tel clan du Kremlin, tel chef politique national ou gouverneur régional. Il n'y a donc rien de bien surprenant si, au début de l'intervention, plus de 500 officiers supérieurs (dont un vice-ministre de la Défense) ont ouvertement critiqué cette décision, certains refusant de mener leurs troupes au combat.

Cette armée, dont les soldats n'avaient pas envie de devenir les bourreaux d'un autre peuple, ne pouvait qu'accumuler les revers. En 1995, le Kremlin essaya d'y remédier en remplaçant des régiments d'appelés par des unités professionnelles dépendant du ministère de l'Intérieur (MVD) ou de l'ex-KGB, et en écartant l'état-major de la direction des opérations au profit de Koulikov, le chef du MVD.

Celui-ci commença par limoger des dizaines de colonels et généraux convaincus de corruption. Mais cette fois, à côté de la guerre contre les indépendantistes, se livrait au sein du camp russe une lutte entre des organismes (armée traditionnelle, MVD, ex-KGB) engagés dans une guerre, au propre comme au figuré, pour la prééminence. Lors des spectaculaires prises d'otages par des indépendantistes tchétchènes à Boudiennovsk et Pervomaïskaïa ou lors des précédents cessez-le-feu (dont celui signé en grande pompe par Eltsine, alors en campagne pour sa réélection), l'état-major, le MVD et l'ex-KGB semblèrent d'abord préoccupés de régler leurs comptes, quitte à saboter des opérations menées par des appareils concurrents. A tel point qu'il est arrivé que des unités de l'armée bombardent celles du MVD et réciproquement.

Aujourd'hui qu'il est question d'un traité de paix, on assiste à la poursuite de cette guerre entre appareils. Quand, il y a quelques semaines, Lebed exigea d'Eltsine (sans l'obtenir) le renvoi de Koulikov, il ne s'agissait pas de la poursuite ou non de la guerre comme l'a prétendu Lebed, mais d'un affrontement entre représentants d'appareils concurrents et divisés : l'armée, le Conseil de sécurité et le MVD.

LE PRESIDENT ET LES PRETENDANTS...

C'est dans une atmosphère de fin de règne, où les prétendants à la succession ont depuis longtemps sorti les couteaux, qu'ont été menés les pourparlers, en Tchétchénie, et plus encore, à Moscou, les intrigues autour de ces négociations et du négociateur, Lebed.

Ce général démagogue, qui a su se forger une image de forte tête et de pourfendeur de la corruption et du désordre, a réalisé une ascension fulgurante ces derniers temps. Eltsine avait besoin de son soutien pour se faire réélire et l'a, entre les deux tours de l'élection présidentielle de juillet dernier, nommé à la tête du Conseil national de sécurité. Puis, il en a fait son envoyé personnel en Tchétchénie, le dotant de "pouvoirs exceptionnels élargis". Elargis car il fallait bien au moins cela dans un pays où de multiples appareils concurrents et leurs chefs se targuent de pouvoirs exceptionnels et se disputent le pouvoir.

Lebed, en échange de son ralliement à Eltsine, venait d'obtenir le renvoi de deux personnages impopulaires mais surtout rivaux (le ministre de la Défense, Gratchev, et le chef de la garde présidentielle, le général Korjakov). Sa mission en Tchétchénie, si elle aboutissait, pouvait de surcroît lui valoir une auréole de "faiseur de paix". Et, du même coup, lui donner une option renforcée sur un fauteuil présidentiel que l'on dit bientôt à prendre.

D'où une situation qui pourrait paraître comique si elle n'avait pour arrière-fond cette guerre : Eltsine multiplie les embûches sur le chemin de son "représentant personnel", visiblement trop pressé de le remplacer. Que les chausse-trappes soient placées sous les pas de Lebed par Eltsine lui-même ou par ceux qui, dans son entourage et au gouvernement, voient en Lebed un rival, ne change pas grand chose. Ainsi, alors que Lebed négociait un cessez-le-feu, l'état-major qui lui est théoriquement subordonné lança un ultimatum aux indépendantistes et recommença à bombarder Grozny. De Moscou, ordres et contre-ordres (faire la paix, rétablir l'ordre) ont plu sur Lebed. Les critiques aussi. Sans compter les tirs d'armes russes, dont lui et ses émissaires ont été victimes en Tchétchénie. Une vieille habitude : il y a un an, lors d'un premier cessez-le-feu, le prédécesseur de Lebed au Conseil de sécurité avait été victime d'un attentat "non revendiqué", tout comme le commandant en chef russe et ses adjoints. Suite à quoi, les combats reprirent de plus belle.

A Moscou, la situation de Lebed n'est guère plus assurée. Eltsine et son entourage refusent de le recevoir et critiquent dans les médias son "plan de paix". Tchernomyrdine, Premier ministre visant la présidence, dénie toute valeur à cet accord. Le maire de Moscou, Loujkov encore un candidat-successeur , tonne contre "le traître" qui a "capitulé devant des bandits" et "bradé les intérêts et l'unité de la Russie". Des accusations que l'on retrouve dans toute la presse. Quant à Tchoubaïs, le nouveau chef de l'Administration présidentielle (une institution doublant un gouvernement dont Eltsine se méfie et n'ayant de comptes à rendre qu'au président), Lebed l'accuse de pousser à la reprise des hostilités et de donner des ordres en ce sens en signant à la place d'Eltsine. Mais comme un oukase d'Eltsine stipule qu'un décret présidentiel ne vaut que paraphé par Tchoubaïs, Lebed a certes des "pouvoirs exceptionnels élargis", mais il n'est pas le seul !

Il peut annoncer urbi et orbi que la paix est réalisée en Tchétchénie, la guerre fait rage au Kremlin et, comme lors de précédents cessez-le-feu, pourrait déboucher sur une reprise des combats sur place. Cela, sans doute moins à cause d'une volonté délibérée des autorités (qui, tout au long de cette guerre, n'ont pas paru en avoir de définie) que précisément par suite de la faiblesse d'un pouvoir central soumis à des intérêts contradictoires.

LE CHAOS BUREAUCRATIQUE : UNE MENACE POUR TOUTE LA SOCIETE

Le 2 septembre, un quotidien russe des milieux d'affaires, Kommertsant, affirmait qu'autour de cette affaire de la paix en Tchétchénie, "la Russie ne se rend pas même à un autre Etat, mais à quelque chose de bien pire : le chaos".

Le pire, c'est d'abord évidemment pour la population tchétchène qui a subi cette guerre et se retrouve avec un pays dévasté. Une population qui, même si la paix revenait, aurait maintenant à faire face à une autre menace, intérieure cette fois, car la guerre en a fait l'otage du régime indépendantiste. L'armée russe, par ses massacres, ne lui a pas laissé d'autre choix, et les forces politiques en présence en Russie ne lui ont pas offert d'autre perspective, que de se jeter dans les bras de bureaucrates locaux dont, il y a à peine deux ans, elle semblait n'aspirer qu'à se défaire.

Cette population n'aurait ainsi pas fini de payer la politique criminelle de la bureaucratie russe, car le régime qui se remet en place en Tchétchénie, outre qu'il a maintenant de "bonnes" raisons de piller son propre peuple (au nom de la "reconstruction nationale"), entend aussi lui imposer le retour de pratiques médiévales (comme la charia islamique) dont il s'était affranchi après la révolution d'Octobre 1917.

Mais, peu importent aux bureaucrates russes les cadavres ressurgis du passé, ou ceux dont ils ont semé les collines du Caucase. Aujourd'hui, ils n'ont d'yeux que pour ce cadavre de demain, ce président Eltsine plus mort que vif qui, dès sa réélection en juillet, est reparti en "vacances", un euphémisme pour un secret de Polichinelle : sa santé délabrée l'avait une nouvelle fois écarté du pouvoir. Survivra-t-il ou non, et si oui, dans quel état ? En tout cas, ceux qui estiment avoir une chance de lui succéder se préparent à une course imminente au fauteuil présidentiel et les péripéties de cette lutte, qui ne date pas plus d'hier que les "absences" d'Eltsine, font la Une des journaux.

Qu'un dirigeant à l'article de la mort soit investi du pouvoir suprême, tel Eltsine inaugurant cet été son second mandat présidentiel, n'a rien de nouveau sous le régime de la bureaucratie. Dans la crise ouverte par la succession de Brejnev, elle a déjà, par exemple en 1984, porté au sens littéral du terme au pouvoir le grabataire Tchernenko, dont le seul mérite a été précisément de retarder mais pas trop l'issue de la guerre entre clans au sommet de la bureaucratie, aucun d'entre eux n'étant encore prêt à prendre le pouvoir.

Mais le pouvoir, au temps d'un Brejnev finissant ou même de Tchernenko, avait encore une réalité, même si celui qui en était le détenteur se trouvait partiellement ou totalement incapable de l'exercer. Et c'est bien sur ce terrain-là qu'aujourd'hui l'on ne se trouve plus du tout dans la même situation. Aussi mal en point que puisse être Eltsine, le pouvoir central auquel il s'accroche l'est encore plus. Cela, parce qu'au cours des dix dernières années, le pouvoir de la bureaucratie, dont seule une dictature féroce sur tous y compris sur les bureaucrates avait maintenu la cohésion, a volé en morceaux. L'éclatement juridique de l'URSS en a été l'expression extrême, mais à l'intérieur même de chacun des Etats héritiers de l'URSS, l'ancien appareil d'Etat est fragmenté et le pouvoir central n'a guère de prise sur lui.

En Russie, la guerre de Tchétchénie est sans doute devenue l'expression la plus grave, la plus profonde pour une population qui en voit bien d'autres manifestations quotidiennes du chaos qui s'est installé dans le pays et de l'état de décomposition du pouvoir. Un processus qui ne date pas de cette guerre, mais qu'elle a probablement accéléré et dont, en tout cas, on n'entrevoit pas la fin.

Face à cela, la bourgeoisie occidentale campe dans une attitude bienveillante vis-à-vis du régime d'Eltsine (on l'a constaté durant l'élection présidentielle et quand les Clinton et autres rappelaient que, pour eux, la guerre en Tchétchénie était une "affaire intérieure russe"). Mais cette bourgeoisie n'en conserve pas moins une position attentiste, se gardant d'investir ses capitaux en Russie même à l'échelle de ce qu'elle fait en Europe centrale ou en Chine. La faiblesse d'un régime incapable de se faire respecter, de mettre de l'ordre dans ce chaos et à plus forte raison de créer et de consolider les conditions de fonctionnement de l'économie sur une base capitaliste, y est pour quelque chose !

Cette guerre a sans doute contribué à encore plus ruiner les finances publiques, pourtant déjà asséchées par les ponctions énormes qu'y effectue, légalement ou non, une bureaucratie lancée dans la course à l'enrichissement. Si l'Etat ne payait plus son armée en pleine guerre il n'allait pas réserver un sort meilleur aux civils, ces retraités, fonctionnaires, travailleurs qui par dizaines de millions attendent salaires et pensions pendant des mois. D'ailleurs, ils attendent de moins en moins souvent et se battent, parfois en des grèves englobant des centaines de milliers de salariés, pour obtenir leur dû. Mais ce sont des combats défensifs, pour essayer de garder le droit de toucher, avec 5 ou 6 mois de retard, des salaires misérables, dévorés par l'inflation et sur lesquels il faudra tenter de vivre en sachant que, dès la grève finie, l'Etat recommencera à ne plus verser la paye.

La bureaucratie en décomposition continue à occuper seule le terrain politique, dans le domaine des rapports entre les peuples comme dans celui des rapports sociaux. Elle est en train de parachever l'ouvre de destruction du régime stalinien en anéantissant tout ce que la révolution prolétarienne avait rendu possible en 1917.

Dans un contexte mondial marqué par la réaction, par le recul, la quasi-disparition des forces politiques se revendiquant du prolétariat révolutionnaire, personne ne peut prévoir par quel cheminement une telle force pourrait réapparaître en Russie.

La seule certitude est que cela est une nécessité pour permettre à la classe ouvrière russe de renouer avec sa riche tradition politique et pour contester à la bureaucratie son pouvoir sur la société. Sans cette intervention de la classe ouvrière, la Russie est condamnée au chaos matériel et moral, au pillage par les chefs de clans de la bureaucratie, par la bourgeoisie naissante et par l'impérialisme.