Dimanche 12 mars 1995 vers 20 h 30 dans le quartier de Gazi Osman Pacha à Istanbul, trois cafés et une pâtisserie étaient mitraillés par un groupe d'hommes armés circulant en voiture, faisant un mort et plusieurs blessés.
Gazi Osman Pacha est un quartier ouvrier, connu aussi comme un quartier où vivent de nombreux militants de gauche et d'extrême gauche, et aussi nombre de musulmans de rite alévite, connus eux aussi pour être plutôt de gauche et en tout cas opposés aux musulmans intégristes. Le mitraillage par des commandos fait partie des pratiques fréquentes de l'extrême droite turque, ou même d'une partie de la police influencée par l'extrême droite ou agissant sous le couvert de groupes d'extrême droite. Le choix du quartier de Gazi pour cette action de provocation n'était pas un hasard. Mais celle-ci s'est heurtée à une réaction inattendue.
En moins de vingt minutes (18 même selon le préfet de police d'Istanbul lui-même), des milliers d'habitants du quartier - beaucoup de jeunes ouvriers en particulier - descendaient dans la rue, commençant immédiatement à marcher sur le commissariat ; un commissariat où quelques mois auparavant un jeune avait été tué sous la torture. Un local de l'extrême droite et plusieurs petites entreprises, aux patrons connus pour leur appartenance à celle-ci, étaient saccagés. La police n'a alors pas hésité à tirer froidement dans la foule des manifestants, faisant plus de vingt morts et plusieurs dizaines de blessés. Plusieurs personnes étaient portées disparues.
Mais dans les heures qui suivirent, la crainte du gouvernement face à la réaction populaire a été rapidement visible. Chose impensable jusque-là, la direction de la police a dû demander pardon aux habitants, et tous les policiers du quartier ont été remplacés. Le préfet de police d'Istanbul Necdet Menzir est connu pour ses opinions d'extrême droite et ses déclarations provocatrices faisant ouvertement l'apologie du meurtre de militants de gauche par la police. Mais cette fois le gouvernement, qui habituellement couvre toutes les exactions des forces de l'ordre, a révoqué le commissaire du quartier, répréhendé publiquement le préfet et le directeur de la police d'Istanbul, ainsi que le ministre de l'Intérieur, tandis que l'armée était mobilisée pour se substituer aux policiers à Gazi même.
C'est évidemment la crainte que l'explosion populaire de Gazi Osman Pacha ne débouche sur une réaction généralisée de la population qui motivait les dirigeants politiques. Toutes les autorités et les dignitaires du régime se sont mobilisés pour prêcher le calme, surtout aux jeunes travailleurs qui se trouvaient aux premiers rangs des manifestants. On a vu aussi des responsables religieux, alévites et sunnites, appeler ensemble la population à ne pas "tomber dans la provocation", ou encore appeler "à la raison et non à la violence".
Les déclarations d'un officiel résument bien la panique du gouvernement face à ces événements : "Heureusement qu'il n'y a pas eu d'autres quartiers pour rejoindre Gazi Osman Pacha, on n'aurait pas pu faire face, étant donné qu'une partie de l'armée se trouve actuellement à l'Est" (engagée dans la lutte contre la guérilla kurde - N.D.L.R.) a-t-il dit.
En tout cas la réaction des habitants de Gazi montre que la population turque n'est nullement prête à supporter la chape d'une nouvelle dictature de l'armée et de la police. Elle a trop l'expérience de situations de ce type dans le passé, où les agressions de l'extrême droite, des milieux policiers et des services secrets, préparaient l'éventualité d'une nouvelle dictature militaire.
Bien des éléments de la situation politique turque agissent dans ce sens. La crise économique et financière, marquée par la dévaluation constante de la monnaie et la quasi-banqueroute de l'État, est aggravée par les frais de la guerre au Kurdistan. Le gouvernement Ciller se heurte, par ailleurs, aux résistances d'une classe ouvrière qui n'accepte pas facilement de payer les frais de la crise financière. Dans l'impasse, il se soumet aux exigences de l'armée, pour qui il n'est pas question d'envisager une solution politique du conflit au Kurdistan, au point de ne plus avoir de politique distincte de celle qu'imposent les sommets de celle-ci. Le gouvernement montre également une complaisance accrue pour l'extrême droite fascisante, en particulier pour le Parti du Mouvement National (MHP), qui bénéficie de facilités pour se renforcer au sein de l'appareil d'État. C'est le cas en particulier dans la police, où il est déjà bien présent et où, souvent impliqué dans les actions de commandos du type de celui de Gazi, il jouit en général d'une impunité complète.
Mais la police, l'armée, l'extrême droite nationaliste ou religieuse intégriste, n'ont pas partie gagnée. La population n'est nullement résignée à voir de nouveau ces forces, qu'elle connaît trop bien, imposer leur arbitraire. Et ce qui est notable dans la réaction du quartier de Gazi, c'est qu'elle était le fait de travailleurs, en particulier de jeunes ouvriers, même si ceux-ci en laissaient la direction - si tant est qu'il y en avait une - aux notables alévites.
Nous publions ci-après le témoignage d'un ouvrier qui a participé aux manifestations de Gazi, témoignage qui nous a été adressé par des militants trotskystes turcs.
Depuis un certain temps déjà, le quartier de Gazi était la cible des répressions policières. Ces derniers temps, des militants d'extrême droite avaient intensifié leur travail d'implantation. Avec l'aide de la police, ceux-ci recrutaient dans les cafés où vont les jeunes de 14 à 15 ans et utilisaient comme quartier général une station de taxis et un salon de beauté.
Le soir du 12 mars, les agresseurs armés, ont attaqué trois cafés et une pâtisserie et tué un vieux religieux alévite. Ils ont également tué le chauffeur du taxi qu'ils avaient utilisé. Dès que l'information a circulé ("on vient d'assassiner un vieux religieux alévite"), les travailleurs, les militants de gauche et les alévites du quartier pauvre de Gazi sont descendus en foule dans les rues en l'espace d'un instant, - comme les eaux d'un barrage qui cède - et se sont rassemblés devant le local des alévites récemment ouvert.
Au mois d'octobre dernier, un jeune alévite originaire de la ville de Tokat avait été tué dans le commissariat de Gazi. Cette fois-ci, les assassins qui ont ouvert le feu sont passés devant le commissariat. Les habitants ont prévenu la police - qui n'a rien fait... Le fait que des milliers de personnes aient pu se rassembler dans la rue en l'espace de 20 minutes (bien que le ministre d'État Necmettin Cevheri ait déclaré que ce n'était pas possible) est le résultat d'un mécontentement accumulé depuis des années, pendant lesquelles des milliers de travailleurs ont subi les pressions de la police, tout comme les alévites, qui ont eu à compter plusieurs assassinats parmi les leurs.
Les habitants qui se sont rassemblés spontanément devant le local alévite, se sont mis en marche vers le commissariat, les dignitaires religieux alévites en tête. Au mois d'octobre, il y a eu également une manifestation de protestation de ce genre : les manifestants ont protesté contre la police et se sont ensuite dispersés. Cette fois-ci, il y a eu aussi une manifestation, mais la colère des habitants n'est pas retombée : ils ont marché à trois ou quatre reprises sur le commissariat, jusqu'à minuit. Le nombre des manifestants s'est sans cesse accru, et la colère des jeunes qui ne voulaient plus se contenter d'une manifestation "pacifique", ne faisait qu'augmenter. Ces derniers ont commencé à réagir également contre l'attitude conciliante des dirigeants alévites..
Malgré l'arrivée des renforts, la police n'arrivait pas à faire face aux manifestants. Aux alentours de minuit, lors d'une de leurs marches sur le commissariat, la police a fait un tir de sommation. Les manifestants se sont couchés par terre et ont commencé à bombarder les policiers avec des pierres. Les manifestants, au lieu de faire demi-tour vers le local alévite comme les fois précédentes, ont continué à marcher sur le commissariat. Les policiers ont reculé en faisant feu, et un jeune a été tué...
Ensuite, la police a fait avancer ses blindés munis de lances à eau sur la foule, qui ne s'est pas dispersée pour autant. Ce sont les blindés qui ont reculé avant d'atteindre le local alévite. Personne ne dirigeait la foule. Constituée en grande majorité de jeunes ouvriers, au lieu de se disperser, elle s'enhardissait en attaquant...
Les jeunes ouvriers ne se sont pas contentés de jeter des pierres. Ils ont fait exploser un blindé avec une bouteille de gaz et ont mis hors d'état de nuire un autre blindé. Ils se sont emparés d'un des énormes rouleaux de câbles téléphoniques et l'ont fait rouler contre les policiers, les obligeant à se replier sur le commissariat.
Ces événements ont continué jusqu'à 4 h du matin.
A partir de minuit, des barricades ont été érigées avec des troncs d'arbre qu'une seule personne ne peut soulever.
Pendant qu'une partie de la population rentrait chez elle, les jeunes sont restés sur les barricades. Ils ont tenu la garde jusqu'au matin, armés de bâtons. A 7 h 30 du matin, le quartier avait des allures de champ de bataille. La foule n'avait pas quitté les alentours du local des alévites. Les blindés tournaient tout autour. Un grand calme régnait. Les jeunes ont décidé que ce jour ils n'iraient pas travailler.
Pendant la révolte, des locaux appartenant à des gens connus comme des militants d'extrême droite (la station de taxis, un dépôt de matériel et engins de construction, un salon de beauté, une boulangerie et quelques cafés) ont été totalement saccagés. Les travailleurs réglaient également des comptes avec certains commerçants détestés. Beaucoup de femmes demandaient la destruction des cahiers de vente à crédit.
Vers le milieu de la matinée, nouvelles bagarres avec la police. Quatre nouveaux blindés de la police sont arrivés en renfort. La foule de nouveau rassemblée s'est mise en marche vers le carrefour de Dörtyol (Les quatre Chemins) en criant des slogans. Les plus entendus étaient : "tous ensemble contre le fascisme", "Gazi sera le tombeau des fascistes", "Vive la révolte de Gazi". Durant cette manifestation, la colère de la foule était telle que la police a préféré prendre la fuite. Cette scène de la fuite de la police a été montrée de nombreuses fois sur les chaînes de télévision. Mais les attaques de la police n'ont pratiquement pas été montrées. Ce choix des médias bourgeois était évidemment délibéré, pour justifier l'usage des armes à feu par la police. Quand la police ouvrait le feu, la foule reculait, ramassait des pierres et revenait de nouveau à la charge en jetant des pierres. De nouveau, les blindés ont foncé sur la foule et la police a ouvert le feu contre les manifestants. Il y a eu des blessés et la foule s'est dispersée en se réfugiant dans les petites rues. Cette fois-ci, la police tirait des rues avoisinantes et des chantiers se trouvant autour, et la police spéciale tirait sur des personnes désignées, repérées auparavant. La plupart des assassinats ont eu lieu à ce moment de la journée. La grande majorité des personnes assassinées n'étaient pas des militants.
Les manifestants, constatant que les pierres ne faisaient pas d'effet, ont décidé alors de fabriquer des cocktails molotov. Les dirigeants alévites faisaient pression en permanence sur les jeunes en leur disant de "ne pas jeter des pierres sur des gens qui tiraient sur eux" !
A 12 h 30 la foule s'est encore grandie avec des personnes venues du quartier de Okmeydani et les blindés se sont trouvés au milieu de la foule. Les jeunes sont montés sur ces monstres en acier, qui les aspergeaient d'eau quelques minutes plus tôt, avec la ferme intention de se venger. Les uns frappaient avec des marteaux, les autres cassaient les lances à eau. La police a tiré à nouveau et les blindés se sont mis en action encore une fois. La foule qui s'est dispersée s'est à nouveau rassemblée, aux cris de "regroupez-vous". Une partie de la foule était allée attendre l'arrivée des corps des victimes devant le local alévite.
C'est à ce moment-là que le ministre d'État et porte-parole du gouvernement est arrivé. Il s'est fait conspuer et on lui criait que des jeunes étaient assassinés autour du commissariat. La foule s'est à nouveau mise en marche vers le commissariat. Quand elle a atteint l'arrêt de Kose, les corps des personnes tuées arrivaient des petites rues. Le corps du jeune transporté sur des planches - dont les journaux ont publié la photo - était l'exemple même de la barbarie de la police. La colère de la foule s'est encore accrue devant cette scène.
Vers 14 h 30 une grande foule était rassemblée autour des dirigeants alévites. Par contre les jeunes continuaient à se battre avec la police dans de petites rues.
C'est à ce moment-là que sont arrivés des soldats qui se sont interposés entre la police et les manifestants. Cela a permis à certains de faire crier : "notre armée, est la plus grande armée" et les soldats ont répondu de même. Les dirigeants alévites ont tenté de transformer la colère contre la police en une manifestation en faveur de l'armée. Mais une partie de la foule a conspué le commandant militaire lors de son discours.
Puis des députés du parti social-démocrate CHP, Zulfu Livaneli (candidat du CHP à Istanbul aux dernières élections municipales et chanteur très connu) et Ecevit (leader de l'autre parti de gauche, le DSP, qui fut premier ministre avant le coup d'État de 1980 - N.D.L.R.) sont arrivés au quartier de Gazi. Ils ont été tous conspués, plus particulièrement Ecevit.
A 16 h 30 le couvre-feu a été instauré. L'objectif était d'interdire toutes les entrées et sorties de Gazi. Cela pouvait être le début d'une fouille générale et d'arrestations massives. Mais si le couvre-feu a diminué l'ardeur du mouvement, la foule ne s'est pas dispersée pour autant. [] La détermination de la foule, qui s'est manifestée du dimanche soir au lundi midi d'une façon spontanée, s'est affaiblie à partir de ce moment-là. A partir du lundi après-midi jusqu'au mercredi, la direction du mouvement était dans les mains des dirigeants alévites. Des mouvements en dehors de Gazi (ainsi dans le quartier d'Umraniye - N.D.L.R.) ont commencé à l'initiative de groupes d'extrême gauche. Mais les dirigeants alévites qui sont mieux organisés et qui ont plus d'influence ont freiné et ces mouvements ont tourné court.
Un ouvrier qui a participé à la révolte de Gazi
$$s20.3.1995