La campagne pour l'élection présidentielle en France - D'un duel sans intérêt à un vrai combat !

Εκτύπωση
Mars-avril 1995

Si la campagne en vue de la prochaine élection présidentielle française ne s'ouvrira officiellement qu'en avril prochain, dans les faits, voilà déjà des semaines qu'elle est engagée, tournant - dans les médias - autour du duel gaullo-gaulliste Chirac-Balladur.

Ce ne sont pas seulement les deux candidats qui sont déjà en lice, et qui se décochent des petites phrases assassines - tout en affectant des airs apaisants, dans un souci affirmé de rassemblement de la droite pour le deuxième tour, et pour la période qui suivra ce scrutin. Ce sont derrière chacun d'eux les cohortes de ministres, sous-ministres et futurs ministres (du moins l'espèrent-ils), qui ont choisi le champion dont ils espèrent qu'il assurera leur carrière, et ferraillent pour essayer de lui faire gagner des voix.

Cette division de la droite à la veille d'une échéance présidentielle n'est certes pas chose nouvelle. En 1965, lorsque pour la première fois en France le président de la République fut élu au suffrage universel, ce fut la candidature de Lecanuet qui provoqua la mise en ballottage de De Gaulle. En 1969, le deuxième tour opposa Pompidou au président du Sénat, Poher. En 1974, Chaban-Delmas dut s'incliner face à Giscard d'Estaing après avoir été lâché par Chirac et toute une fraction des parlementaires gaullistes. En 1981, la rivalité Chirac-Giscard ne fut pas pour rien dans le succès de Mitterrand, et en 1988, le même scénario se rejoua autour de l'affrontement Barre-Chirac.

Le fait que plusieurs candidats se réclament du gaullisme n'est pas non plus chose nouvelle. En 1981, par exemple, Michel Debré et Marie-France Garaud avaient tenté leur chance contre Jacques Chirac. Mais ils n'avaient entraîné dans leur sillage que des supporters sans grand poids.

Ce qui est aujourd'hui nouveau, c'est que les deux principaux candidats de la droite se réclament tous deux du gaullisme, et que la ligne de partage entre leurs supporters coupe le RPR en deux (de la même manière, d'ailleurs, qu'elle coupe aussi en deux l'autre grande formation de la droite française, l'UDF, et par la même occasion le gouvernement), ce qui fait que c'est au nom des mêmes "grands principes" que les tenants de l'un et de l'autre candidat multiplient les allusions qui se veulent perfides ou les considérations désobligeantes sur le rival de celui à qui ils ont choisi de lier leur sort.

La mythologie gaulliste a pourtant toujours présenté les querelles politiciennes de cet ordre comme la conséquence du "système des partis", auquel la Cinquième République aurait mis fin en 1958. Eh bien, cette campagne électorale aura au moins le mérite de démontrer que les différences entre la Quatrième et la Cinquième République sont bien moins grandes que les thuriféraires de la seconde veulent bien le dire.

La Quatrième République a été caractérisée par une instabilité considérable, puisqu'en onze ans et demi (de janvier 1947 à mai 1958), elle a vu se succéder vingt gouvernements différents. Cette instabilité était liée en particulier au fait que, compte tenu de la situation politique de l'époque, la recherche d'une majorité à l'Assemblée ne pouvait se faire qu'au sein d'une fraction limitée de celle-ci, les députés du Parti communiste français (qui représentait alors près de 25 % des voix) étant systématiquement exclus de toute combinaison parlementaire possible à partir de 1947, et la droite opposée à la participation au système étant représentée elle aussi par des groupes parlementaires importants (le RPF en 1951, les poujadistes en 1956).

De ce point de vue, la Constitution de 1958 a effectivement changé pas mal de choses, directement parce qu'elle a réduit les pouvoirs du Parlement, indirectement parce qu'elle a été accompagnée d'un changement du mode de scrutin qui a considérablement réduit la représentation du Parti communiste français (bien au-delà des pertes de voix qu'il a pu enregistrer ensuite), et obligé la droite à se regrouper. Mais ce ne sont ni cette constitution, ni cette loi électorale, qui ont permis à de Gaulle d'apparaître, pendant quelques années, comme un chef d'État situé au-dessus des partis, et capable de leur imposer sa volonté.

La fonction de "sauveur suprême" nécessite deux choses : d'une part, un homme capable de jouer ce rôle, d'autre part - et surtout - des conditions qui rendent un tel personnage indispensable au moins momentanément aux classes dominantes. Et ces conditions, c'était, en 1958, l'incapacité dans laquelle se trouvait la Quatrième République de trouver une solution au problème algérien.

Du point de vue de la bourgeoisie française, il était déjà clair à ce moment-là, après quatre ans de guerre, qu'aucune solution militaire ne pourrait régler durablement ce problème. L'impérialisme français avait dû renoncer à sa domination sur l'Indochine en 1954, concéder leur indépendance à la Tunisie et au Maroc en 1956. Il ne pouvait rien espérer de la prolongation d'une guerre qui était un gouffre financier, et avait tout à gagner à la recherche d'un compromis négocié avec le FLN (qui n'y était pas opposé par principe), lui permettant de sauvegarder l'essentiel de ses intérêts en Algérie.

Au fur et à mesure de la prolongation des hostilités, ce point de vue s'était peu à peu imposé à la plupart des hommes politiques. Mais ils étaient par contre absolument incapables de le faire passer dans les faits, car ils ne voulaient pas prendre le risque de s'affronter à toute une partie de l'appareil d'État. Le corps des officiers, en particulier, était dans sa grande majorité convaincu que si on lui en donnait les moyens, matériels comme politiques, l'armée n'aurait pas à souffrir une nouvelle humiliation comme celle de Dien Bien Phu, et pourrait garder l'Algérie française. En février 1956, le "socialiste" Guy Mollet n'avait pas seulement capitulé devant les tomates des activistes de "l'Algérie française", il l'avait fait aussi devant l'état-major, et toute la politique des derniers gouvernements de la Quatrième République se borna à couvrir les initiatives les plus ineptes de celui-ci (comme l'enlèvement de Ben Bella et de ses compagnons à bord d'un avion marocain, ou le bombardement du village tunisien de Sakhiet Sidi Youssef), même quand elles ruinaient leur relations diplomatiques.

Mais ces capitulations successives n'empêchèrent finalement pas les chefs militaires de prendre l'initiative d'une rupture de fait avec les autorités civiles en mai 1958, en proclamant à Alger l'existence d'un "Comité de Salut Public", qui, par-dessus le gouvernement investi, en appela à de Gaulle.

Nommé chef du dernier gouvernement de la Quatrième République le 1er juin 1958, de Gaulle fut investi dans la foulée des pleins pouvoirs politiques et législatifs, et des pouvoirs constituants, avec l'appui de tous les partis de droite, et de la majorité des députés socialistes et radicaux, la Chambre de 1958 s'étant immolée dans la situation de crise ouverte par le coup d'Alger avec la même unanimité que celle de 1940 l'avait fait pour accorder les pleins pouvoirs à Pétain.

Il est vrai que seul un homme de droite comme de Gaulle pouvait avoir le poids de faire accepter par l'état-major l'indépendance de l'Algérie. Mais la situation avait été rendue encore plus complexe en mai 1958 du fait que c'étaient justement les manifestations des ultras de "l'Algérie française" qui l'avaient ramené au pouvoir. Et, pour parvenir à ses fins, de Gaulle dut manœuvrer pendant quatre longues années en équilibre instable sur les forces politiques qui s'affrontaient dans et autour de ce conflit, l'armée et l'extrême droite françaises d'un côté, le FLN et la classe ouvrière française de l'autre.

Dans cette période-là, de 1958 à 1962, de Gaulle gouverna effectivement "au-dessus des partis", ou en tout cas sans eux. Il y eut bien, après les élections de novembre 1958, un parti qui se réclamait ouvertement de lui, l'UNR ("Union pour la Nouvelle République", l'ancêtre du RPR), mais à l'image du Premier ministre que de Gaulle choisit quand il eut lui-même accédé à la présidence de la République, Michel Debré, l'UNR était plus "Algérie française" qu'autre chose, et c'est elle qui dut se rallier à la politique de De Gaulle, pas l'inverse.

Ce qui, sur le plan des institutions, symbolisa le caractère arbitral du pouvoir gaulliste en ces années-là, ce fut le recours systématique aux référendums qui permettaient à de Gaulle de s'appuyer sur le soutien de l'opinion publique (79,2 % de "oui" au référendum sur l'adoption de la nouvelle constitution en septembre 1958 ; 75,2 % de "oui" à celui sur la politique d'autodétermination en Algérie en janvier 1961 ; 90,6 % de "oui" à celui sur l'approbation des accords d'Evian mettant fin à la guerre d'Algérie en avril 1962).

La signature des accords d'Evian ne mit pas fin du jour au lendemain à ce caractère bonapartiste du pouvoir gaulliste, car pendant plusieurs mois encore, la vie politique française fut marquée par les attentats de l'OAS, et de Gaulle continua de jouer les équilibristes, apparaissant aux yeux de la population française comme un recours contre l'extrême droite, se servant de la menace représentée par celle-ci pour imposer des sacrifices aux travailleurs.

Pressentant cependant la fin d'une période, de Gaulle entreprit fin 1962 de réformer la Constitution de 1958, et d'accroître la légitimité du président de la République en le faisant élire au suffrage universel (et non plus par un collège de notables, de "grands électeurs", comme cela avait été le cas en 1958). De Gaulle avait décidé que ce projet serait soumis à référendum (et non à un vote des assemblées), et il se heurta alors à l'opposition de la Chambre des députés. Pour la première, et jusqu'à présent unique fois, dans l'histoire de la Cinquième République, celle-ci vota même une motion de censure contre le gouvernement. De Gaulle passa outre, prononça la dissolution de la Chambre, et remporta un double succès politique : 62 % de "oui" au référendum annoncé, et surtout une victoire sans précédent de l'UNR aux élections de novembre 1962, aux dépens des partis qui avaient fait campagne pour le "non".

Mais ce succès fut aussi le chant du cygne pour de Gaulle. A partir de ce moment-là, la menace OAS bientôt disparue, le régime perdit son caractère bonapartiste, pour évoluer vers un système où le Parlement a certes un peu moins de pouvoir qu'avant 1958, mais où la politique politicienne a repris ses droits. De Gaulle lui-même en fut victime puisque l'échec, en 1969, de sa tentative de référendum sur la régionalisation (qui entraîna sa démission) fut la conséquence du lâchage d'une partie de la droite (dont Giscard), et de l'absence de soutien d'une partie des "gaullistes" (dont Pompidou), qui préparaient d'un commun accord "l'après-gaullisme".

La situation n'est certes pas exactement, aujourd'hui, celle qui prévalait avant 1958. Il n'y a plus (du moins pour le moment !) au Parlement français de petites formations susceptibles de faire du chantage à la crise gouvernementale pour essayer de monnayer quelques portefeuilles ministériels. Mais si les ambitions personnelles des hommes et des clans se manifestent autrement, elles n'en jouent pas moins un rôle considérable. Et cette campagne électorale en est une excellente illustration.

Bien évidemment, toutes ces querelles politiciennes, dans lesquelles la plupart des commentateurs feignent de voir l'aspect le plus intéressant de cette campagne, ne présentent aucun intérêt pour la population laborieuse. Savoir qui l'emportera, de l'actuel Premier ministre ou du président du RPR, qui sera mieux placé dans la course aux portefeuilles ministériels, de l'équipe balladurienne ou du team chiraquien, ne changera rien au sort des classes laborieuses. On peut d'ailleurs en dire tout autant de la candidature Jospin, car l'expérience de l'alternance entre gouvernements ouvertement de droite et prétendument de gauche, de 1981 à aujourd'hui, comme les discours des uns et des autres sur la politique qu'il conviendrait de mettre en œuvre face au chômage, montrent que tous ces gens-là sont interchangeables. Ils ne diffèrent que parce qu'ils ne visent pas exactement les voix du même électorat. Mais leur ambition politique est la même : bien servir la bourgeoisie, lui permettre de maintenir ses profits, malgré la crise, sur le dos des travailleurs.

Dans ce contexte, les révolutionnaires doivent faire entendre une voix différente, un langage qui n'entre pas dans les considérations dont est friand le monde des commentateurs politiques, mais qui pose, devant toute la population, les vrais problèmes : celui des profits réalisés par la classe capitaliste malgré la crise ; celui de l'origine des fonds qui ont servi aux bourgeois pour acheter la complaisance des politiciens ou des journalistes économico-politiques à leur service ; celui du droit, pour les travailleurs, de mettre leur nez dans la comptabilité des entreprises, des bourgeois, pour mettre fin à ces scandales ; celui de la nécessité pour le monde du travail de faire entendre sa voix en revendiquant que l'argent de l'État cesse d'être employé à faire des cadeaux aux entreprises, mais serve à créer de vrais emplois, et en revendiquant des augmentations de salaires susceptibles de compenser tout ce qui lui a été volé depuis l'instauration de fait du blocage des salaires.

Les défenseurs de l'ordre bourgeois, si prompts à camoufler sous de belles paroles la rapacité des classes possédantes, verront inévitablement dans cette propagande une résurgence de ce "vieux langage" dont ils affirment qu'il est dépassé. Mais si une fraction seulement de la classe ouvrière se reconnaît, elle, dans ce langage, choisit de donner sa voix à la candidate qui le tient, et démontre ainsi que la classe ouvrière n'est pas résignée, ces élections présidentielles auront donné le seul résultat positif possible, du point de vue des travailleurs.

C'est à convaincre le maximum de travailleurs de faire ce geste que s'emploient en tout cas notre camarade Arlette Laguiller, et avec elle tous les militants de notre courant.