France - La rentrée politique à l'ombre des élections

Εκτύπωση
Septembre-Octobre 1994

Nous sommes maintenant à moins de 8 mois de l'élection présidentielle, si celle-ci se déroule au terme prévu, le 23 avril 1995, c'est-à-dire si Mitterrand arrive au bout de son mandat, comme il en a manifesté l'intention, si la maladie lui en laisse le répit.

Cette échéance marque évidemment la vie politique française, depuis déjà de longs mois, et se rapproche forcément même si les principaux postulants ne manifestent guère d'empressement à se mettre sur les rangs.

Balladur, le favori selon les sondages actuels, refuse de se déclarer officiellement, et se paye même le luxe de tancer ses futurs concurrents, leur reprochant, s'ils entrent trop tôt en campagne, d'avoir des visées politiciennes.

Il est vrai qu'il a le beau rôle. Occupant, en tant que Premier ministre en exercice, le devant de la scène, il lui suffit de se laisser porter par la situation, et de faire étalage de son bilan. Ce qui, par ailleurs, ne l'empêche pas d'intervenir plus souvent qu'à son tour, à la télévision et à la radio, que ce soit à propos du Rwanda, de la lutte contre le chômage, ou à propos de tout et de rien. Une manière de montrer que, pour sa part, il a su faire face à la situation réelle des Français, à la différence de ses rivaux qui se contentent de déclarations générales. Le non-candidat Balladur fait une non-campagne... qui se voit beaucoup. Ses rivaux peuvent crier à la triche, mais c'est la règle du jeu, un jeu où le fair-play n'est pas de mise.

Force est de constater que Balladur a réussi, jusqu'à présent, à tirer profit politiquement de la situation. Il a même réussi à transformer les difficultés rencontrées, ou ses propres faux-pas, en autant d'atouts en sa faveur. Ainsi par exemple la grève d'Air France, il y a juste un an, l'avait contraint à une reculade précipitée qui avait tout l'air d'une manifestation de faiblesse - et sur le coup c'en était sans doute une. Pourtant si l'on fait le point un an plus tard, on constate que cet épisode n'a pas nui à la cote de Balladur dans l'opinion. En faisant plébisciter par l'ensemble du personnel de la compagnie aérienne un plan quasi identique à celui que les grévistes avaient repoussé six mois auparavant, il a réussi à récupérer la situation, non seulement à Air France mais dans l'opinion du pays. C'est la même chose pour d'autres reculs tout aussi spectaculaires. Ainsi encore, il a su rebondir après avoir cédé devant les partisans de l'école publique en janvier dernier - sur une question, il est vrai, qui n'avait pas une importance décisive pour la défense des intérêts du patronat. Et il ne semble pas non plus qu'il ait pâti d'avoir dû remiser son projet de CIP, en s'inclinant devant les manifestations d'une fraction de la jeunesse scolarisée. A chaque fois, Balladur a réussi à présenter les revirements gouvernementaux, non pas comme des signes de faiblesse ou de fragilité politique, mais plutôt comme une manifestation de sa capacité d'écoute des Français, comme un signe de sa sagesse et de sa souplesse. Mais il n'a pas un si grand mérite, car s'il a pu aussi facilement récupérer des situations embarrassantes pour lui, c'est aussi parce que ces mouvements, malgré leur caractère spectaculaire, parfois violent, et malgré l'ampleur qu'ils ont pu prendre, n'étaient pas si profonds qu'on pouvait le croire, et qu'ils sont restés des manifestations sporadiques, limitées, circonscrites de la colère de telle ou telle fraction de la classe ouvrière ou de la population.

Les reculs de Balladur ne l'ont d'ailleurs pas empêché de revenir à la charge, sous une autre forme, en particulier lorsqu'il s'agissait de mettre en place des mesures correspondant à la défense des intérêts concrets des patrons. Il l'a fait à Air France, mais il l'a fait aussi avec le CIP. En effet, si cette proposition visant à instituer un système qui permettait d'embaucher des jeunes sous-payés a été officiellement abandonnée, d'autres mesures permettant l'embauche de jeunes - et de moins jeunes - avec une rémunération plus faible que le SMIC n'ont pas disparu pour autant. Le seul recul sur lequel Balladur et son gouvernement n'ont pas choisi de revenir concerne la question de l'aide à l'enseignement confessionnel. Mais il s'agissait d'une opération politicienne mal engagée qui a mal tourné et que le gouvernement s'est gardé de rééditer parce que c'était une question secondaire qui, de plus, divisait sans doute l'électorat de la droite.

Même la situation économique et sociale, qui pourtant n'était pas glorieuse et pouvait, à juste titre, être imputée en négatif au bilan de Balladur, semble aujourd'hui évoluer en sa faveur. Les spécialistes affirment avoir perçu, au début de l'été, des signes de reprise dans les pays industrialisés. En France il n'y aurait pas seulement une certaine reprise de la production, mais même une légère embellie de la situation de l'emploi : 13 000 demandeurs d'emploi en moins en juin, nous dit-on, à quoi il faudrait ajouter une baisse de 10 800 chômeurs en juillet. Mais ces signes, en supposant qu'ils ne soient pas éphémères et qu'ils ne se révèlent pas une simple conséquence de mesures conjoncturelles du gouvernement - comme l'aide à l'achat d'une voiture neuve - ou encore qu'ils ne soient pas tout simplement montés en épingle à des fins électorales, ne constituent qu'un frémissement infime qui ne change en rien la situation d'ensemble. En effet, dans le même temps, le nombre des demandeurs d'emploi officiellement recensés était de 3 322 800 en juin. Et s'il était de 3 076 800 en juillet, c'est parce qu'entre temps on ne comptait plus selon les mêmes critères et que ce dernier chiffre ne tenait pas compte des chômeurs qui avaient travaillé plus de 78 heures dans le mois. Cela se traduit par un taux de chômage qui, lui, reste stable à 12,6 %. Quand on sait par ailleurs que le nombre de chômeurs de longue durée a augmenté, lui, de 20 % sur une période d'un an, que l'un des éléments de la reprise est l'augmentation du travail à temps partiel et que finalement, si les données de juin et juillet constatent une amélioration, celles de l'ensemble de l'année traduisent, elles, une augmentation de 129 000 inscrits à l'ANPE, il n'y a pas d'éléments sérieux qui permettent de dire qu'il s'agit d'une reprise suffisamment importante et suffisamment durable pour se traduire par de l'embauche. Il est à peine besoin d'ajouter que même si la reprise se confirmait, cela ne signifierait nullement l'amélioration automatique des conditions de travail et de salaire. On assiste au contraire à l'accroissement de la précarité, à l'augmentation des cadences, de la pénibilité du travail auxquels s'ajoute une stagnation, voire une baisse des salaires, c'est-à-dire en fait la réduction des revenus des familles ouvrières.

En fait de bilan de Balladur et de son gouvernement, celui que peuvent en faire les salariés, n'est certainement pas positif. Reprise ou pas - et les chiffres actuels montrent qu'il est bien hasardeux de se prononcer sur ce sujet - la classe ouvrière a vu sa situation empirer. Cela n'a certes pas commencé avec Balladur. Ses prédécesseurs socialistes, depuis Mauroy jusqu'à Bérégovoy, en passant par Fabius, Rocard, Cresson, avaient largement frayé la voie. Mais cela n'a pas cessé.

Balladur a en fait profité de l'action cumulée de la démoralisation des salariés, due pour une grande part à cette crise dont on ne voit pas la fin, mais due aussi à l'action de ces prétendus hommes de gauche qui ont mené une politique de droite, sous la houlette d'un Mitterrand qui, au crépuscule de son mandat, et peut-être de sa vie, tombe le masque et se revendique sans gêne de ses liens passés avec la droite. Il n'a été finalement qu'un gestionnaire, habile, malin ou chanceux, d'une situation dont il n'a réglé aucun des problèmes.

C'est profondément injuste, doivent penser les rivaux de Balladur, et plus particulièrement celui qui, dans la géographie politique, lui est le plus proche, Chirac, puisqu'ils appartiennent tous deux au RPR. Son amertume est peut-être d'autant plus grande que le Premier ministre actuel est en quelque sorte sa créature. Il a en effet largement contribué, comme il le rappelait encore récemment, à faire la courte échelle à Balladur pour lui permettre d'accéder au fauteuil de Premier ministre. Ce geste n'était pas pure générosité. En effet, si Chirac avait fait le choix de laisser la place à un autre, c'était parce qu'il n'avait pas oublié la première cohabitation, celle de 1986-1988, durant laquelle lui-même avait dû faire face à la contestation étudiante contre les projets Devaquet, à celle des cheminots avec la grève de l'hiver 1986 ; et il l'avait payé de son échec à l'élection présidentielle de 1988.

Voilà donc Chirac dans la situation de se lancer à la poursuite de ce Balladur dont il espérait qu'il assumerait les coups de chien, tandis qu'il pensait s'en protéger en se tenant à l'écart, afin d'arriver comme neuf à l'échéance de 1995. Mais il ne lui suffit pas d'entrer en campagne, encore faut-il trouver le moyen de montrer sa différence. Ce n'est pas facile, car tout a été dit, contredit, redit. Et il faut bien constater que le vocabulaire de la démagogie politicienne est assez limité.

L'entourage de Chirac explique donc qu'il faut engager le débat non pas sur le passé, mais sur l'avenir. "Pour postuler à la présidence de la République, dit-il, il ne suffit pas d'avoir un bilan ; il faut avoir un projet"... et en particulier un projet social. En effet, la mode sera au social dans les mois à venir, durant la campagne électorale. On retrouve déjà ce thème, aussi bien dans la bouche de Chirac, que dans celle de Seguin, Barre, Giscard ou Le Pen, pour ne parler que de ceux qui se situent dans la droite.

Le piquant, est qu'en guise de projet d'avenir, l'équipe chiraquienne a trouvé une idée qui date d'il y a vingt ans, des années 1969-1970. C'est la "Nouvelle société", formule lancée par Chaban-Delmas, alors qu'il était Premier ministre sous Pompidou. Cette étiquette, comme toutes celles de ce type, ne recouvrait que du vide - personne ne serait capable aujourd'hui de citer une mesure, une réforme liée à cette période et à cette formule. Et pour cause, il n'y en a pas. Mais qu'importe, l'étiquette ressort, prête à servir de nouveau, peut-être justement parce que personne n'en a le souvenir.

Mais ce qui n'est pas moins savoureux dans une telle cuisine, c'est que cette formule a été inventée par Jacques Delors, alors conseiller du gaulliste Chaban-Delmas, et aujourd'hui dirigeant du PS, devenu le principal concurrent de Balladur.

Un concurrent virtuel, puisque comme Balladur, il a choisi de réserver l'annonce de sa candidature et d'attendre, pour le faire, le début de 1995. Cette attitude a d'abord l'avantage de lui permettre, en se laissant prier par ses pairs du PS, d'apparaître comme un arbitre se situant au-dessus des divisions de son parti. Et ce n'est pas un mince avantage dans cette période de turbulences que connaît le PS, suite à l'échec de Rocard à l'élection européenne de juin dernier, suite aussi aux remous provoqués par les "révélations" de Mitterrand sur son passé. En outre, cela lui permet de prendre position le plus tard possible, c'est-à-dire d'éviter de s'engager ou de se trouver compromis dans telle ou telle polémique, et même de ne pas se présenter du tout s'il estime, le moment venu, ses chances trop minces. Il se contente donc, lui aussi, de se laisser porter par les sondages. En fait sa cote de popularité est fondée sur un effacement quasi total de la scène politique.

Mais une telle absence ne signifie pas, bien entendu, inexistence. Delors a un profil, une image politiques qui éclairent ses orientations futures. Et cette image n'est pas celle d'un homme de gauche. Ni par son passé lointain, quand il a été, aux côtés de Chaban-Delmas, le promoteur de la "Nouvelle société" dont Chirac a parlé au cours de ces dernières semaines, ni par son passé plus récent, lorsqu'il fut ministre de l'Économie et des Finances dans les gouvernements Mauroy de 1981 à 1984 (époque où fut mise en place la politique dite de "rigueur" qui se traduisit entre autres par le blocage officiel des salaires), pas plus qu'aujourd'hui dans sa fonction de président de la Commission européenne, il n'est apparu comme quelqu'un qui se positionnait à gauche, ne serait-ce que dans les apparences, dans les discours, dans son "look", comme disent les publicitaires.

Certes, il peut finalement choisir de ne pas se présenter. Cela risquerait de mettre le PS dans l'embarras car Delors est sans doute le candidat de ce parti qui a les meilleures chances d'arriver au second tour au moins en deuxième position. Or les règles de l'élection présidentielle imposent que seuls peuvent se présenter au second tour les deux candidats les mieux placés au premier tour, ce qui signifie qu'on ne peut exclure l'hypothèse que le PS ne soit pas présent à ce second tour. Une telle hypothèse n'est pas la plus probable, mais on ne peut totalement l'écarter. C'est une des raisons qui font que Delors est aujourd'hui mis si souvent en avant par des dirigeants socialistes qui, jusqu'alors, avaient plus souvent donné l'image de la dissension que celle de la cohésion.

Ainsi, avant même que l'on sache précisément qui sera candidat parmi ceux à qui l'on prête des chances de l'emporter, on peut sans hésitation dire que celui qui occupera le fauteuil présidentiel sera un politicien de droite. Ouvertement s'il s'agit de Balladur, Chirac, Giscard ou Barre. A peine moins ouvertement s'il s'agissait de Delors à qui il faut reconnaître au moins un mérite, celui de ne pas tenter de semer d'illusions dans l'électorat de gauche et dans la classe ouvrière.

Cela n'empêche pas les dirigeants du PCF, sinon d'avoir réellement des illusions, du moins d'essayer d'en propager. En lançant, il y a six mois, l'idée du "Pacte unitaire pour le progrès" - le PUP - ils ne croyaient sans doute pas eux-mêmes à cette version laborieusement rafistolée de l'Union de la gauche. Car ils ne peuvent ignorer que les conditions ont changé depuis 1972, date à laquelle fut signé le Programme commun, et fut mise sur pied l'Union de la gauche ; et pas seulement parce que le PCF pèse beaucoup moins dans l'électorat qu'il y a 22 ans, ou même qu'en 1981. En fait, le mobile d'une telle proposition relève plus du gadget que d'un projet à long terme, car il faut bien, au PCF, de tels gadgets pour continuer à exister politiquement, c'est-à-dire avant tout électoralement. En effet, le PCF est depuis longtemps un parti électoraliste, même s'il ne doit pas à son activité électorale, et encore moins à ses alliances, les 7 % à 9 % des suffrages qu'il recueille aujourd'hui encore. Il les doit surtout à l'activité de ses militants dans les entreprises et les quartiers populaires.

Pour justifier les futurs marchandages qui ne manqueront pas d'avoir lieu à l'occasion des élections municipales programmées dans la foulée de l'élection présidentielle, comme il faudra masquer ces tractations sous un habillage plus noble, on présente le PUP comme "un débouché politique" nécessaire pour répondre aux aspirations au changement qui se développent dans la population laborieuse.

En fait, dans le cadre électoraliste dans lequel le PCF se situe, il ne peut y avoir de "débouché politique" favorable au monde du travail. Il ne peut y avoir que des combinaisons politiciennes qui, toutes, même celles qui incluraient le PCF, sont destinées à servir les intérêts du patronat et de la bourgeoisie contre les intérêts du monde du travail.

Il ne peut apparaître aucun débouché politique pour la classe ouvrière tant qu'il n'existe pas un parti qui se donne pour raison d'être d'en défendre les intérêts politiques jusqu'au bout, qui renoue avec les idées du communisme révolutionnaire afin que renaisse dans le monde du travail cette conscience de classe, une conscience politique, condition essentielle pour que les travailleurs reprennent l'initiative, et que leurs mouvements de colère ne restent pas circonscrits à des actions, parfois violentes ou spectaculaires, mais qui au bout du compte sont récupérées par leurs adversaires.

La tâche n'est pas facile. Il faut réhabiliter, reconstruire ce que les dirigeants du PCF ont, au fil des dernières décennies, systématiquement démoli. Mais à tout prendre, c'est bien moins difficile que de transformer un Delors, comme hier un Mitterrand, en véritable défenseur des intérêts de la classe ouvrière, en partisan du renversement du capitalisme, ou même tout simplement en homme de gauche. Et de toute façon, c'est la seule issue qui soit réaliste.