Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - L'évolution de l'ex-URSS

Εκτύπωση
Décembre 1993

Les affrontements, tout au long de l'année écoulée, entre Eltsine et deux de ses propres créatures politiques appuyées par le Parlement, ont illustré le délabrement du pouvoir central de la bureaucratie en Russie. La façon dont Eltsine a fini par se débarrasser de ses rivaux du moment illustre de son côté que les deux clans en conflit ne représentaient nullement deux manières de gouverner, l'une, démocratique, l'autre, autoritaire. Aucune faction ne peut envisager de s'imposer au pouvoir, si tant est qu'une d'entre elles y parvienne, sans violence et sans déboucher sur un régime autoritaire. Présenter l'évolution de la Russie comme un douloureux cheminement vers la démocratie, comme le font les faiseurs d'opinion en Occident, constitue, au mieux, un vœu pieux, mais plus généralement, un mensonge éhonté.

Le coup de force d'Eltsine ne semble cependant pas avoir consolidé son pouvoir, même dans l'enceinte du Kremlin. Sa personne comme ses décisions sont déjà ouvertement contestées dans le cercle même de ceux qui l'ont soutenu.

La consolidation du pouvoir central se heurte surtout à la résistance feutrée, ou à l'opposition ouverte, des pouvoirs régionaux ou locaux.

Les quelque 88 "sujets de la Fédération" de Russie - républiques autonomes, régions, grandes municipalités - vivent une vie de plus en plus indépendante et marquent une hostilité croissante aux ingérences du pouvoir central dans leurs affaires. Le processus d'apparition de "pouvoirs locaux" n'est nullement achevé. La couche dirigeante continue à se morceler en "baronnies bureaucratiques", désagrégeant par la même occasion l'appareil d'État.

Il ne s'agit pas d'un phénomène accidentel, mais d'un mouvement social profond. Sans retracer ici les étapes de ce processus, rappelons cependant que la formation de clans, de coteries, le népotisme et le clientélisme sont aussi vieux que la bureaucratie. Cela a même toujours été l'un des instruments de l'ascension dans l'appareil et une des modalités de sélection des dirigeants.

Pour contenir les rivalités de clans - sur lesquelles il savait jouer par ailleurs - dans des limites ne menaçant ni son pouvoir personnel ni la cohésion de la bureaucratie, Staline avait dû imposer des purges systématiques, un régime de terreur, y compris au sein de la caste bureaucratique dont il était le représentant et l'arbitre suprême. Le consensus de fait qui s'était imposé dans toute la bureaucratie pour accepter ce régime de terreur avait émergé au travers de crises sociales graves où la bureaucratie se sentait menacée dans son existence même, aussi bien du côté du prolétariat que du côté de la bourgeoisie impérialiste. La dictature sur la bureaucratie elle-même était acceptée comme sous-produit inévitable de la dictature nécessaire sur les masses.

Le simple assouplissement de la dictature après la mort de Staline a renforcé la tendance à la formation de clans bureaucratiques ainsi que la propension à profiter des solidarités de groupes pour compléter sa part, dans les prélèvements collectifs sur la classe ouvrière, par des détournements au profit de coteries restreintes ou d'individus. Le développement de "l'économie de l'ombre", dans les interstices d'une économie planifiée de plus en plus dénaturée, ou complètement en marge de cette économie, les détournements à grande échelle, les scandales des dernières années brejnéviennes, ont illustré cette évolution.

La crise de succession à la mort de Brejnev, les rivalités et les affrontements devenus publics au sommet, ont porté au grand jour, amplifié et aggravé une tendance largement préexistante. D'autant plus que les protagonistes de la guerre des chefs au sommet, à la recherche de soutiens au sein de la bureaucratie, ont tous flatté les tendances centrifuges ainsi que les aspirations à l'enrichissement individuel des bureaucrates. L'amoindrissement du contrôle d'en haut, du fait des rivalités pour le pouvoir, a, en lui-même, laissé la bride sur le cou à la bureaucratie, ce dont les cercles concentriques de bureaucrates ont profité aux échelons nationaux, régionaux ou locaux pour accroître leur pouvoir et les possibilités d'enrichissement qui vont avec. Un des premiers résultats de grande ampleur de ce phénomène a été l'éclatement de l'URSS en tant que telle. Cet éclatement n'est pas venu des peuples ou d'une poussée d'en bas, mais de la volonté des bureaucrates des républiques nationales d'être maîtres chez eux.

Ce mouvement se poursuit, cependant, à l'intérieur de chacune des républiques issues de l'URSS. A commencer par la Russie.

L'administration et l'appareil policier locaux, voire la caserne locale, sont plus enclins à se constituer en pouvoir local qu'à obéir à un pouvoir lointain et qui est de moins en moins bien établi. Les éléments de ces appareils trouvent tout naturellement l'oreille des bureaucrates de l'encadrement des entreprises d'État. Leur complicité contre le pouvoir central repose sur une solide base matérielle : la possibilité de garder et gérer sur place les impôts et les recettes d'État, la possibilité de disposer des biens des entreprises d'État, de pouvoir puiser dans leurs fonds et dans leurs stocks. La tendance à l'autonomie de fait des pouvoirs locaux, voire leurs revendications de "souveraineté" et parfois d'indépendance, ont infiniment moins à voir avec un progrès du processus démocratique qu'avec la volonté de la bureaucratie locale de ne pas être obligée d'en passer par le pouvoir central pour disposer des richesses naturelles de la région, pour obtenir les licences d'exportation de complaisance, pour pouvoir, en un mot, piller ce qui peut être pillé pour le compte collectif de la bureaucratie locale.

L'incapacité d'Eltsine à réaliser son ambition manifeste de s'assurer un pouvoir personnel autoritaire est liée au fait qu'il ne dispose pas d'appareil de contrainte fiable pour l'imposer. L'appareil du parti s'est disloqué, celui de l'administration aussi, et l'armée elle-même est touchée par le même mouvement de décomposition que le reste des appareils encadrant, contrôlant et structurant la société. Cette impuissance à remettre sur pied un appareil de contrainte au service d'un pouvoir central autoritaire témoigne du fait que la bureaucratie, en tant que couche sociale large disposant, à l'échelle de ce pays étendu qu'est la Russie, du pouvoir politique, administratif, économique ou militaire, et qui a les mains libres pour user et abuser de ce pouvoir, ne ressent pas la nécessité de rétablir un pouvoir central fort et ne voit pas Eltsine l'exercer.

Il se peut que, par cette avidité à courte vue, la bureaucratie soit en train de creuser sa propre tombe. L'éclatement de l'appareil d'État représente, en effet, potentiellement un danger : la menace de ne pas pouvoir faire face efficacement à des explosions sociales. La course effrénée à l'accaparement d'avantages, de positions et à l'enrichissement à court terme semble l'emporter dans la masse des bureaucrates sur la crainte d'une menace sociale. A tort ou à raison - seules les masses poussées vers la misère, et en particulier la classe ouvrière, pourront répondre à cette question. Cette crainte cependant est perceptible dans les sommets dirigeants de la bureaucratie, dans une certaine prudence de leur part ; comme elle est perceptible dans la réclamation d'un pouvoir autoritaire venant y compris des cercles politiques prétendument démocratiques. Mais ces appels restent pour le moment impuissants face au "chacun pour soi" qui prédomine dans la bureaucratie.

La décomposition du pouvoir n'affecte pas la seule Fédération russe. Au contraire, pour le moment, c'est la Russie qui joue un rôle en quelque sorte stabilisateur à l'échelle de l'ensemble de l'ex-URSS.

Sur le plan économique : étant donné l'interdépendance des différentes régions de l'ex-URSS, si les dirigeants des différentes républiques désormais indépendantes étaient allés jusqu'au bout de leur démagogie nationaliste, la chute déjà dramatique de leurs productions industrielles et agricoles respectives aurait été plus catastrophique encore. Aucune des républiques issues de l'URSS, pas même les républiques baltes, ne trouve en Occident l'équivalent de ce dont elle disposait dans le cadre de l'URSS, ni du côté des débouchés, ni du côté des fournisseurs.

Sur le plan militaire : l'armée russe, présente dans toutes les républiques, la Lituanie exceptée, joue de plus en plus fréquemment le rôle d'arbitre - intéressé - dans les conflits de pouvoir qui déchirent nombre de ces républiques (sur l'inspiration du pouvoir central mais, bien plus souvent sans doute, sous l'impulsion du commandement local).

Nous n'allons pas passer en revue, ici, l'évolution de chacune de ces républiques. Dans leur majorité, les bureaucraties locales ont gardé à leur tête la coterie dirigeante de l'époque d'avant la perestroïka. Dans leur majorité encore, c'est l'ancien PC, plus ou moins rebaptisé, qui reste l'épine dorsale du régime. Dans certaines des républiques - notamment dans celles d'Asie centrale - pas grand-chose n'a changé depuis les indépendances, voire même depuis l'époque antérieure à la perestroïka. Si ce n'est, comme dans le cas du Turkménistan, que le nouveau président, ancien secrétaire du PC de la république, peut, dans une tradition qui remonte loin, se proclamer "lumière du Turkménistan", sans avoir désormais à supporter que cette lumière soit éclipsée par une autre, plus forte, venant de Moscou...

Malgré cette permanence des hommes ou des coteries à la tête des différentes républiques, le processus de décomposition du pouvoir y est souvent plus avancé ou plus violent qu'en Russie. Quelques-uns des potentats en place ne règnent que sur une partie du territoire de leur république, voire dans la seule région de leur capitale. Tel est le cas de la Géorgie, de l'Azerbaïdjan ou du Tadjikistan qui sont déchirés par la rivalité de bandes armées.

Dans la partie occidentale de l'ex-URSS, la petite Moldavie doit compter sur son territoire avec la "république de Tranistrie", à population en majorité russophone et sous la protection du commandant local de l'armée russe, ainsi qu'avec la mini-"république de Gagaouzie". L'Ukraine, la plus grande, après la Russie, des républiques issues de l'URSS, est elle-même soumise à des tensions séparatistes alimentées dans la partie occidentale par des prétextes religieux, en Crimée par des prétextes historiques, sans même parler des régions où la population russe ou russifiée est dominante. Le pouvoir central ukrainien est secoué, en outre, par des rivalités ressemblant à celles de la Russie entre le président, son Premier ministre et le Parlement.

L'évolution de la région du Caucase, partagée officiellement entre quatre républiques indépendantes, mais qui est en train de se morceler, dans la violence armée, entre un nombre croissant d'entités territoriales, ressemble de plus en plus à celle de l'ex-Yougoslavie. Les conflits internes aux républiques et ceux qui les opposent les unes aux autres ont déjà dans une large mesure démoli l'économie et poussé cette région vers la barbarie. En guise de "réforme" ou de "transformation" de l'économie, prônées naguère par les dirigeants, il n'y a que la substitution des trafics en tout genre - armes, drogue en premier lieu - à l'activité productive démolie ; et l'élévation du grand et petit banditisme au rang d'activité économique régulière.

Les raisons de l'effondrement catastrophique de l'économie ex-soviétique sont avant tout politiques. Les détournements de la bureaucratie et les prélèvements d'une bourgeoisie autochtone en train de renaître, ou ceux des capitalistes occidentaux, n'en expliquent que très partiellement l'ampleur.

La bureaucratie dévorait déjà une part considérable du revenu national, même si ses prélèvements étaient alors dissimulés dans les statistiques comme par la phraséologie pseudo-communiste.

Quant à la bourgeoisie, c'est-à-dire cette classe sociale qui dispose de moyens de production au titre de la propriété privée et qui les fait fonctionner sur une base capitaliste, elle est encore marginale en Russie (même si son enrichissement est voyant). Ses prélèvements sur le surproduit social le sont aussi par rapport à la puissance de l'ensemble de l'économie. Quant aux capitalistes occidentaux, si certains d'entre eux peuvent faire d'excellentes affaires en achetant à bas prix des stocks de matières premières ou de métaux rares volés par des bureaucrates, leurs investissements productifs sont pour le moment des plus restreints, et en conséquence, leur possibilité d'extorquer directement de la plus-value l'est aussi (quant à en extorquer indirectement, par le biais de l'échange inégal, etc., cela ne date certes pas d'aujourd'hui. Cela se fait même peut-être moins qu'à certaines périodes dans le passé, en raison de l'instabilité de la situation, l'impossibilité de faire respecter les contrats, etc.).

La véritable cause de l'effondrement de l'économie réside dans l'éclatement de l'URSS et dans le morcellement croissant des États qui en sont issus. L'éclatement de l'URSS a mis fin aux prérogatives des organismes centraux de coordination de l'économie. Il a rompu un grand nombre de liens, sinon tous, entre des entreprises faisant partie d'un même enchaînement de productions, mais situées dans des républiques indépendantes. Les problèmes monétaires entre les différentes républiques aggravent les difficultés de ces entreprises à maintenir les liens hérités du passé. Les dirigeants des républiques qui font partie de la "zone rouble" ne se gênent pas pour faire marcher concurremment la planche à billets, aggravant ainsi l'inflation pour tous. Ceux des républiques qui ont choisi des monnaies indépendantes n'ont plus de références monétaires communes pour poursuivre leurs échanges - mis à part le dollar, mais le dollar manque.

Les poussées vers l'autonomie régionale à l'intérieur même de la Russie, l'hostilité croissante à tout contrôle, donc à toute coordination centrale, vont dans le même sens. L'ensemble de ce mouvement a des conséquences particulièrement graves dans une économie structurée de manière planifiée, plus graves encore du fait de l'hypercentralisation propre à la planification bureaucratique.

L'économie de l'ex-URSS plonge aujourd'hui vers le chaos, non pas tant en raison d'un accroissement des prélèvements de la bureaucratie, mais parce que les coteries bureaucratiques, pour pouvoir piller les entreprises et effectuer librement leurs prélèvements sur les biens encore nationalisés, fragmentent l'État, démolissent le système de planification, affaiblissent les liens entre les entreprises et démantèlent l'économie.

Les dirigeants centraux de la bureaucratie en Russie - comme leurs collègues des autres républiques - ont inscrit le retour au capitalisme sur leur drapeau. Mais entre l'intention affichée des dirigeants de rétablir le capitalisme et de restaurer la bourgeoisie et l'accomplissement de ces transformations, il y a la contre-révolution sociale. Et la contre-révolution sociale n'est pas seulement affaire de décrets ou de décisions d'un pouvoir central (de surcroît en déliquescence). C'est un bouleversement dans les rapports de propriété et les rapports de production à l'échelle d'un vaste pays. C'est la restauration de la propriété privée des moyens de production, et surtout, le fonctionnement de l'économie sur cette base. Pour le moment, tout cela n'est pas accompli et, dans des secteurs décisifs de l'économie comme la grande industrie, n'est même pas sérieusement entamé. La contre-révolution est encore, pour l'essentiel, devant nous.

Les activités mafieuses et le pullulement d'officines financières dont les opérations sont autant bancaires que de pure escroquerie, conjugués à la privatisation d'une bonne partie du commerce de détail dans les grandes villes, permettent l'enrichissement, outre des bureaucrates qui n'ont pas cessé de l'être, d'une petite bourgeoisie d'affairistes, de "golden boys" version russe, de gangsters ou d'anciens chefs de parti transformés en millionnaires.

Mais la grande industrie reste étatique pour la quasi-totalité. Le gros de ce qui n'est plus étatique est, sous une forme ou sous une autre, entre les mains des bureaucraties locales, mais pas transformé en propriété privée bourgeoise. En conséquence, le pouvoir social n'appartient nullement à une grande bourgeoisie ressemblant à la grande bourgeoisie occidentale, avec le pouvoir économique et le poids social que donne la propriété privée des grandes entreprises. Il n'existe pas une telle bourgeoisie en Russie. La couche sociale qui décide et règle les affaires, qui pille et s'enrichit par la même occasion, demeure encore la bureaucratie, même si la forme concrète de sa mainmise sur l'économie ne passe plus par un appareil centralisé répartissant, autoritairement et hiérarchiquement, les prébendes.

Si les dirigeants politiques de la bureaucratie affichent tous pour programme le retour au capitalisme, ce serait une erreur de considérer que l'ensemble de la bureaucratie est unanime derrière un programme, fût-ce celui de cette contre-révolution sociale qui, en consolidant les privilèges par la propriété privée et l'héritage, répondrait à une vieille aspiration des bureaucrates. C'est une couche sociale qui compte entre dix et vingt millions de personnes à l'échelle de l'ex-URSS, fortement différenciée entre, d'un côté, les quelques dizaines de milliers de hauts dignitaires des républiques et, de l'autre, la couche large des administrateurs de villages reculés, de présidents de kolkhozes ou de sovkhozes ; différenciée également, du point de vue des préoccupations comme des intérêts, entre la bureaucratie de l'administration d'État, la bureaucratie de l'encadrement de l'industrie d'État, etc.

La bureaucratie n'est porteuse d'aucune idée générale, d'aucun programme général, si ce n'est qu'elle aurait un droit sacré aux privilèges et à l'enrichissement. Mais il y a bien des façons d'accaparer le produit social. Rien n'indique que, même si la classe ouvrière lui laisse les mains libres, la bureaucratie soit convaincue dans sa totalité, voire dans sa majorité, que le mode privé d'appropriation, bourgeois, soit préférable à celui dont elle a l'habitude, et surtout, que le mode d'appropriation bourgeois soit à sa portée. Pour le moment, le gros de la couche privilégiée dans l'ex-URSS continue à puiser dans le produit social par le parasitage de la propriété d'État ou d'autres formes de propriété en principe collectives - les kolkhozes dans les campagnes, par exemple - sous la forme où cela se faisait dans le passé, ou sous les formes multiples favorisées par l'actuelle anarchie bureaucratique (et qui vont de la mainmise "légale" des autorités locales sur une entreprise d'État jusqu'au racket et à la criminalité organisée et protégée par des bureaucrates).

Il ne s'agit pas de juger l'évolution de l'ex-URSS à travers ce que les bureaucrates disent d'eux-mêmes ou ce que leurs représentants politiques disent pour eux, mais à travers ce qu'ils font concrètement et ce qu'ils ont objectivement la possibilité de faire.

Le problème fondamental de la couche privilégiée ex-soviétique est qu'il ne suffit pas de s'approprier les moyens de production, ce qui peut être fait, et pour ainsi dire sans dépenses, grâce au soutien du pouvoir politique (encore faut-il qu'il n'y en ait pas plusieurs, et rivaux au point de s'affaiblir mutuellement). Le problème est de pouvoir faire fonctionner l'ensemble de l'économie sur des bases capitalistes.

Notre conviction est que cela n'est pas possible en conservant la puissance industrielle de l'ex-URSS. Cette puissance industrielle n'a été atteinte, sur le fondement de cette accumulation collective qu'avait été l'expropriation radicale de la bourgeoisie par la révolution de 1917, que grâce à la planification, grâce à la centralisation d'un certain nombre de ressources - naturelles mais aussi scientifiques et technologiques - à l'échelle de surcroît d'une vaste étendue disposant de ressources variées.

Il n'existe pas aujourd'hui de capitaux suffisamment importants même à l'échelle internationale, et à plus forte raison donc en Russie, pour faire fonctionner l'ensemble ou même la majorité des grandes entreprises industrielles de l'ex-URSS sur une base capitaliste. Ce qui signifie qu'il n'est pas possible que puisse émerger dans l'ex-Union soviétique une bourgeoisie en rapport avec le développement industriel actuel du pays, et donc d'une puissance économique et sociale comparable à celle des bourgeoisies occidentales.

En d'autres termes, la possibilité de transformation des couches supérieures de la bureaucratie en bourgeoisie se heurte à d'étroites limites objectives. La contre-révolution sociale poussée jusqu'au bout implique la fermeture de la majeure partie des entreprises industrielles : toutes celles qui ne sont pas assez intéressantes pour des investisseurs, russes ou étrangers, du point de vue de la rentabilité capitaliste ; toutes celles qui exigent trop de capitaux pour fonctionner dans leur intégralité et qui risquent d'être dépecées, et de voir leur activité productive réduite. La balkanisation politique en cours, et le pillage qui l'accompagne, qui en eux-mêmes ont déjà réduit la production et rendent déjà problématique la survie des entreprises hors du soutien des États, décuplent l'ampleur du problème et risquent de faire en sorte que des pans entiers de l'économie disparaissent avant même que la question des bouleversements des rapports de propriété soit véritablement posée.

Ce qui fera que si la bourgeoisie a une possibilité de prendre pied en Russie, ce sera en tant que bourgeoisie faible, compradore, agglutinée autour des activités du type extraction des matières premières, de quelques industries de transformation de faible niveau et, évidemment, du commerce et des services.

La prémonition sinon la conscience claire de cela est peut-être une des raisons - outre la compétition et les rivalités entre bureaucrates - qui expliquent la grande prudence que mettent les bureaucrates en charge de l'industrie étatique à avancer sur la voie de la privatisation. Il vaut mieux diriger - et piller - des entreprises d'État existantes que devenir propriétaires privés d'entreprises condamnées à mourir dans la concurrence capitaliste.

Tant que c'est encore la bureaucratie qui demeure, et de loin, la couche économiquement et socialement dominante de la société ex-soviétique ; tant qu'il n'y a pas de bourgeoisie en proportion avec le poids de l'industrie, nous n'abandonnons pas les notions utilisées par Trotsky : sa définition de ce qui fut l'URSS comme État ouvrier dégénéré, et de ce qu'est encore la bureaucratie comme une formation sociale originale issue de la dégénérescence de l'État ouvrier.

Trotsky voyait dans la bureaucratie une formation sociale instable, provisoire, qui devait disparaître, soit grâce à la révolution prolétarienne permettant une reprise du cheminement vers le socialisme, soit par l'accomplissement d'une contre-révolution sociale.

Les délais historiques se sont révélés plus longs que ce que Trotsky prévoyait.

La phase anarchique actuelle de la domination bureaucratique peut aussi durer - et d'ailleurs, elle dure déjà ! Même si la classe ouvrière n'intervient pas, nul ne peut prédire si l'appareil central parviendra à se rétablir, et si oui, quand et comment, étant cependant entendu que cela ne serait de toute façon possible que par la violence armée, et nullement par la démocratie. Mais il est au moins aussi vraisemblable que le morcellement actuel se poursuive dans le sens d'une balkanisation croissante de ce qui fut le territoire de l'Union soviétique, avec la fragmentation territoriale, les violences et les guerres internes que cela suppose.

Les conséquences économiques de la dislocation de l'Union soviétique, même seulement au stade qu'elle a atteint aujourd'hui, donnent une idée de la régression que représenterait une telle évolution. La bureaucratie aura détruit l'essentiel de l'industrie de l'Union soviétique bien avant d'avoir pu - et peut-être même sérieusement voulu - la transformer pour la faire fonctionner sur une base capitaliste.

Cette étape de la régression des acquis de la révolution de 1917, imposée à la société par la bureaucratie, est peut-être la dernière. Nous ignorons bien entendu si la classe ouvrière sera en situation de profiter du délai supplémentaire constitué par cette étape, plus qu'elle n'a été en situation de le faire lors des changements précédents, et d'opposer à l'anarchie bureaucratique comme à la contre-révolution en cours le programme de la révolution prolétarienne. Nous ignorons, à plus forte raison, si le prolétariat reprenant l'initiative politique, empêchant le rétablissement de la propriété privée, renversant le pouvoir de la bureaucratie, pourrait remettre sur pied une économie étatisée, planifiée mais débarrassée des bureaucrates, avant que ces derniers aient tout pillé et démantelé.

Mais nous considérons que l'analyse de Trotsky, les notions qu'il utilisait pour comprendre l'État et la société soviétiques en son temps demeurent encore aujourd'hui les meilleurs instruments de compréhension de l'évolution en cours.

Et si nous n'avons pas la prétention de définir le programme qui devrait être celui des militants révolutionnaires en Russie, il devrait à notre avis, aujourd'hui encore, s'inspirer pour l'essentiel de ce que Trotsky proposait pour l'Union soviétique, en particulier dans le Programme de Transition.

1er novembre 1993