Espagne – Les élections générales : succès pour le PSOE ou nouvel échec pour la droite ?

Εκτύπωση
été 1993

Contrairement à la plupart des prévisions, le PSOE est donc sorti des dernières élections générales avec une majorité relative suffisante pour lui permettre de gouverner sans problème durant la nouvelle législature. Le  Parti populaire, de loin le principal parti de droite à l'échelle de toute l'Espagne, qui espérait bien lui succéder à cette occasion, devra continuer la cure d'opposition qu'il poursuit depuis onze ans sans interruption.

Certains des commentateurs français, qui s'attendaient à voir se dérouler en Espagne un scénario semblable à celui que l'Hexagone avait connu en mars dernier, en ont conclu un peu vite que ces élections étaient la preuve des liens profonds qui uniraient le peuple espagnol au chef du gouvernement. C'est aller un peu vite en besogne, car ce nouveau succès électoral du PSOE, en dépit d'une situation économique caractérisée par le taux de chômage le plus haut d'Europe, est surtout l'autre face des problèmes que connaît la droite espagnole depuis la mise en place d'un régime parlementaire, en 1977.

Ce qu'on appelle en Espagne la "transition politique" s'était pourtant apparemment passée le mieux possible pour la droite, puisque c'est l'Union du Centre Démocratique du président du gouvernement d'alors, Adolfo Suarez, qui avait été le grand vainqueur des élections de 1977. Mais ce succès de l'UCD n'avait été qu'un feu de paille. L'UCD était entrée en crise dès 1982. Le Centre Démocratique et Social de ce même Suarez, héritier de l'UCD, vient d'ailleurs de perdre les quelques sièges qu'il occupait au parlement, et de disparaître du même coup de la scène politique. Et le  Parti populaire qui aspire à être l'alternance de droite au PSOE a échoué une nouvelle fois, même si c'est d'assez peu, dans son projet.

Les problèmes de la transition

Bien avant la mort de Franco, la plupart des secteurs de la bourgeoisie espagnole aspiraient sans aucun doute à un changement de régime politique. Le boom économique des années soixante avait profondément transformé la société espagnole. Il avait posé le problème de l'intégration de l'Espagne dans un Marché Commun qui n'acceptait de s'élargir - concurrence oblige - qu'à des pays dotés d'institutions parlementaires, c'est-à-dire renonçant à recourir à des méthodes dictatoriales pour maintenir des salaires, et donc des coûts de production, artificiellement bas.

Mais pour les classes dominantes, la sortie d'une dictature, avec les risques d'explosions politiques et sociales que cela implique, est toujours un moment délicat. A la veille de la mort de Franco, tous les milieux politiques espagnols suivaient de près, en particulier, ce qui se passait dans le Portugal voisin, où des officiers désireux de mettre fin à des guerres coloniales interminables, et de moderniser le pays, avaient mis fin, en avril 1974, à la dictature de Caetano. Pour avoir été dirigée par des militaires, la "Révolution des œillets" n'en avait pas moins ouvert une période d'agitation politique considérable, y compris dans l'armée, et dans les mois qui suivirent la bourgeoisie portugaise put se demander si son appareil de répression se révèlerait capable d'intervenir sans broncher en cas de besoin.

L'Espagne ne connut pas de rupture brutale de ce genre. Le successeur désigné de Franco, Juan Carlos, après quelques mois d'expectative, nomma à la tête du gouvernement, à l'été 1976, un quasi inconnu, issu bien évidemment du Movimiento (la Phalange franquiste), Adolfo Suarez, qui s'employa à rechercher l'appui de toutes les forces politiques d'opposition.

L'année 1977 vit ainsi la légalisation des différents partis politiques, y compris le Parti communiste, et celle des confédérations syndicales, en même temps que disparaissait le système des "syndicats verticaux" franquistes. Les partis de gauche furent associés à la rédaction de la Constitution au côté des formations de droite (dont les hommes étaient évidemment tous issus du Movimiento). En contrepartie, ils se solidarisèrent avec la politique économique du gouvernement à travers la signature du "pacte de la Moncloa" (destiné à assurer la "paix sociale"... par la renonciation de la classe ouvrière à ses revendications essentielles), qu'approuvèrent toutes les confédérations syndicales.

Avant même la fin des travaux constitutionnels, le gouvernement Suarez, rompant avec la politique centraliste qui avait été celle du franquisme, avait remis en place la Généralité (le gouvernement de la Catalogne), et s'orientait vers la mise en place d'un système d'autonomies régionales qui allait permettre de faire disparaître les problèmes sociaux derrière les problèmes "nationaux", avec la complicité de toute la gauche.

La fin du franquisme avait ouvert une période de politisation d'une grande partie de la population. Il y eut bien sûr quelques mouvements revendicatifs. Mais globalement cette politique de recherche du consensus avec l'ensemble des forces politiques permit à la bourgeoisie espagnole d'effectuer cette transition politique dans les meilleures conditions possibles.

Quant à la nouvelle droite parlementaire, elle semblait la grande gagnante de la situation, puisque l'Union du Centre Démocratique qui s'était constituée autour de Suarez était sortie victorieuse des élections de 1977.

Mais la force de Suarez ne résidait pas tant dans l'appui (intéressé, puisqu'il était pour l'heure le maître de la situation) de la plupart des politiciens de droite, que dans son rôle d'arbitre qui lui avait permis d'obtenir le soutien des partis de gauche. Et une fois la période de transition terminée, quand chaque formation politique se mit à vivre sa vie pour son propre compte, l'UCD allait rapidement éclater.

Une partie importante de l'électorat de droite, qui aurait préféré un parlementarisme sans la légalisation du Parti communiste, sans les autonomies régionales, voyait en Suarez non pas le chef de gouvernement qui avait réussi à manœuvrer durant cette période délicate de la manière la plus avantageuse pour la bourgeoisie, mais le traître qui avait rompu avec les traditions de l'Espagne "une et grande". Et c'est à cet électorat-là que s'adressait l'Alliance populaire, précurseur de ce Parti populaire qui allait devenir en quelques années la principale formation de droite, alors que l'UCD disparaissait.

Le poids des régionalismes

Mais l'une des raisons qui explique que ce Parti populaire ait jusqu'à présent échoué, malgré l'usure que le PSOE a subie au cours de onze ans de pouvoir, c'est le poids des courants régionalistes, qui prive la droite "espagnoliste" des voix d'une grande partie de la petite et moyenne bourgeoisie locale, c'est-à-dire de ce qui pourrait être son électorat sociologique naturel.

En effet, malgré la disparition au cours de ce scrutin du Parti andalouciste, et le recul de la coalition qui apparaît comme le porte-parole de l'ETA (Herri Batasuna), le vote régionaliste n'est pas devenu un facteur mineur en Espagne.

La principale formation catalaniste (Convergence et Union, dirigée par le banquier Jordi Pujol) a bien perdu un siège, mais elle a tout de même rassemblé près de 32 % des voix en Catalogne, alors que le  Parti populaire dépassait à peine les 17 %.

Dans la communauté basque, le  Parti populaire peut certes se vanter de faire électoralement jeu égal avec Herri Batasuna (avec 14,6 % des voix). Mais l'ensemble des formations nationalistes basques, du très modéré Parti nationaliste basque à Herri Batasuna, recueille quelque 48 % des voix !

Or, cette concurrence des organisations régionalistes

nuit bien plus au PP qu'au PSOE. Ce dernier, en Catalogne comme au Pays basque, reste le premier parti (avec respectivement 34,83 et 24,44 % des voix).

En outre, au sein du parlement, des accords entre ces partis régionalistes et le PSOE pour compléter la majorité relative de celui-ci sont bien plus facilement envisageables que de semblables accords entre le PP et les nationalistes basques ou catalans

"Au secours la droite revient", un slogan plus efficace en Espagne qu'en France

La géographie politique espagnole n'a d'ailleurs pas tellement changé au cours de ce demi-siècle, indépendamment des questions nationales. La plupart des grandes villes industrielles du pays ont placé le PSOE largement en tête devant le PP. Et si, outre Valence, Madrid semble

faire exception (avec près de 44 % des voix au PP contre un peu moins de 35 % au PSOE), c'est parce que Izquierda Unida (Gauche Unie), la coalition constituée autour du Parti communiste, y a réalisé un de ses meilleurs scores, avec plus de 14,5 % des voix, l'ensemble des partis de gauche étant donc majoritaire.

Dans les campagnes, si l'Espagne du nord-ouest, où existent petites et moyennes propriétés, a donné la préférence au PP, celle des régions déshéritées du sud, l'Andalousie et l'Extrémadure, a assuré le succès du PSOE.

Et si l'électorat populaire a voté PSOE, c'est sans doute bien moins par adhésion à la politique de Felipe Gonzalez, que par rejet de la droite. Izquierda Unida a certes un peu progressé, gagnant un siège, avec 9,57 % des voix. Mais si elle n'a pas atteint les 12 % dont la créditaient les sondages, c'est peut-être bien sûr parce que les sondages valent ce qu'ils valent, mais aussi parce qu'un certain nombre de travailleurs ont au dernier moment préféré donner une majorité au PSOE contre la droite, plutôt que d'exprimer leur mécontentement en votant pour IU (qui n'a en outre pas d'autre perspective que de faire alliance avec le PSOE pour participer un jour au gouvernement).

C'est qu'en Espagne, quarante ans de franquisme ont donné bien plus de résonance que de l'autre côté des Pyrénées au slogan "au secours la droite revient !" que le PS français a essayé en vain d'agiter à son profit en son temps.

Le  Parti populaire avait eu, il y a quelques années, bien du mal à convaincre son dirigeant historique, Fraga Iribarne, ancien ministre de l'Information de Franco, que dans l'intérêt du parti il ferait mieux de prendre sa retraite. Mais il semble bien qu'il n'ait pas suffi de remplacer cette génération des anciens notables franquistes par des "quadras" à la Aznar, sans passé politique notable sous la dictature, pour faire oublier qu'entre la droite "civilisée" qui brigue la majorité au parlement, et celle qui gouvernait sous Franco, il y a une filiation naturelle.

Ces difficultés de la droite ne nuisent cependant en rien aux intérêts de la bourgeoisie espagnole. Car il n'est pas sûr qu'un gouvernement de droite aurait pu faire aussi bien passer la politique anti-ouvrière qui est menée depuis des années par l'équipe de Felipe Gonzalez. Et il est évident que si, au soir des élections, Felipe Gonzalez a parlé de "changement" dans sa politique, ce ne sera pas d'un changement en faveur des travailleurs qu'il s'agira, mais de concessions à l'électorat de droite.

Et si ce nouvel échec de la droite espagnole a un côté réjouissant, il ne faut pas oublier que les slogans sur le "vote utile" et sur la nécessité de "battre la droite" ont toujours été pour les réformistes un moyen de piper les voix des travailleurs, et qu'en voulant manifester leur rejet de la droite, les travailleurs qui ont voté pour le PSOE ont aussi légitimé sans l'avoir voulu la politique passée, présente et à venir de celui-ci.

Mais la classe ouvrière n'attendra peut-être pas sans réagir la fin de la législature pour montrer par la lutte que c'est une autre politique qu'elle attendait de ceux qui prétendent défendre ses intérêts.