France – L'écologisme d'une idéologie socialement réactionnaire à de (plus ou moins) nouveaux politiciens bourgeois

Εκτύπωση
avril-mai 1993

Les résultats des élections législatives de 1993 n'auront pas été à la hauteur des espérances des organisations écologistes, que certains sondages avaient pourtant créditées, à quelques semaines du scrutin, d'un score supérieur à celui du Parti socialiste. Non seulement les candidats communs des Verts et de Génération écologie n'ont obtenu que 8,5 % des voix, mais du fait de la loi électorale ils n'ont obtenu aucun élu. Cependant, et indépendamment du résultat électoral, la campagne électorale qui vient de s'achever marquera une date dans le processus d'intégration des leaders et des organisations du courant "écologiste" au monde des politiciens bourgeois.

Si le mouvement écologiste est apparu sous ce nom, en France, dans les années qui ont suivi mai 1968, les idées qu'il véhiculait étaient bien plus anciennes. La récente rediffusion, à la télévision, de Regain, un film de Marcel Pagnol de 1937, inspiré d'un livre de Jean Giono, a opportunément rappelé à ceux qui ont eu l'occasion de le voir, qu'au lendemain de 1936 il y avait eu aussi un certain nombre d'intellectuels pour se faire les chantres de la "nature", de la vie rurale, dans une idéologie où le rejet de la politique faisait bon ménage avec les préjugés nationalistes. Et soit dit en passant, avec sa politique du "retour à la terre", qui "ne ment jamais", le régime de Vichy démontra, peu de temps après, que ce genre d'idées est parfaitement compatible avec les politiques les plus réactionnaires.

Ce rapprochement peut surprendre, car ceux qui, dans les années soixante-dix, se tournèrent vers "l'écologie" n'étaient évidemment pas des admirateurs du "Travail, Famille, Patrie" de Pétain. Beaucoup avaient flirté, de près ou de loin, avec le "gauchisme". Mais si leurs sympathies politiques allaient plutôt à gauche, voire à l'extrême gauche, les choix sociaux qu'ils faisaient n'en étaient pas moins profondément réactionnaires.

Des idées socialement réactionnaires

Les événements de mai-juin 1968, qui touchèrent plus profondément la petite bourgeoisie intellectuelle que toute autre couche sociale, amenèrent quelques milliers de jeunes à se tourner, pour un temps du moins, vers l'activité militante au sein ou en marge des courants communistes révolutionnaires ou anarchistes. Mais il y en eut encore bien plus, et de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l'on s'éloignait du temps des barricades, à se tourner vers des idées qui, tout en témoignant d'une aspiration à un autre mode de vie, ne remettaient en cause ni les structures économiques, ni les structures politiques de la société, et qui ne dépassaient pas, justement, l'horizon de la petite bourgeoisie intellectuelle des pays industrialisés. Car il n'y a que dans des pays riches, dans des milieux sociaux somme toute favorisés par rapport à la plus grande partie de l'humanité, que pouvait naître le rejet soixante-huitard de la "société de consommation" qui fut le précurseur de l'écologisme.

Le culte du "naturel", du "biologique", qui accompagnait la mode écologiste, outre son aspect quasi religieux, témoignait du même horizon borné, car les tenants de la "macrobiotique" et autres fariboles du même genre ne font jamais entrer en ligne de compte, dans leurs raisonnements, le fait que l'humanité a aujourd'hui cinq milliards de bouches à nourrir.

Les "défenseurs de la nature", les partisans du "retour à la nature" témoignent d'ailleurs bien souvent par leurs propos qu'ils ignorent tout des rapports réels entre l'homme et cette nature. Admirer des champs, des prairies, des vergers, ce n'est pas admirer la nature, c'est admirer un paysage créé par les hommes, car ce n'est pas seulement avec la société industrielle que l'homme a commencé à modifier son environnement, et les zones de nature vierge sont depuis longtemps bien rares de par le monde.

En effet, depuis qu'il est devenu éleveur et agriculteur, l'homme n'a cessé de modifier son environnement, pour le meilleur et pour le pire. L'élevage des ovins et des caprins, les défrichages nécessaires à l'agriculture, ont entraîné la disparition de millions d'arbres, bien avant les pluies acides du XXe siècle, et même bien avant les déforestations liées aux constructions navales des temps modernes. Et si le marché capitaliste a sélectionné des variétés de fruits et de légumes aux qualités gustatives parfois discutables, nul doute que la plupart des écologistes feraient une triste mine s'ils devaient trouver dans leur assiette les espèces sauvages dont sont issues nos plantes cultivées. Car les plantes et les animaux domestiques, loin d'être des produits de la nature, sont ceux de siècles de sélection artificielle.

Alors, si l'homme doit se poser la question de ses relations avec la nature, ce n'est certainement pas celle du pur et simple "respect" de celle-ci, ou de "retour" à celle-ci. Les quelques centaines de milliers d'humains des sociétés paléolithiques pouvaient vivre dans la nature. Les milliards d'hommes et de femmes du monde d'aujourd'hui et de demain ne peuvent que se poser le problème du meilleur partage possible de la Terre entre eux et cette nature.

L'humanité est arrivée à un point de son histoire où il est urgent qu'elle prenne consciemment en main son avenir, et celle de la planète qui la porte. Tout ce qui pendant des siècles a été le produit de forces aveugles : le développement économique, la démographie, l'environnement, doit impérativement devenir l'objet de choix conscients des hommes. Et cela ne pourra se faire que dans le cadre d'une société socialiste, c'est-à-dire d'une société où les choix se feront en fonction des intérêts collectifs.

Dans la société capitaliste, qui fait de la soif du profit individuel le moteur de l'économie, les pollutions de toutes sortes sont un sous-produit naturel de l'économie, car il n'y a aucune raison pour que les industriels et les banquiers rognent sur leur bénéfices par amour de la nature. On ne peut pas attendre d'un système qui n'a pas hésité, au cours des deux derniers siècles, à faire massacrer des millions d'hommes dans d'innombrables guerres de rapines, qui condamne les deux tiers de l'humanité à une famine chronique par goût du lucre, qu'il réduise ses profits par amour des fleurs et des petits oiseaux !

Oh, il y a certes des solutions partielles possibles dans ce système. Les capitalistes eux aussi souffrent parfois des différentes pollutions (même s'ils s'arrangent pour vivre dans un environnement différent de celui des masses populaires). L'État garant du bon fonctionnement de l'ensemble du système peut prendre des mesures destinées à éviter les excès trop flagrants, et il peut même être suivi, pour peu qu'il distribue des aides à la lutte contre la pollution, ou que celle-ci devienne à son tour une source de profits possibles. Mais pour le moment, le plus clair résultat des mesures destinées à lutter contre la pollution, c'est l'exportation de celle-ci vers les pays les plus pauvres. Et tant que nous serons dans ce système dément, où priment les intérêts particuliers d'une petite minorité, aucune solution générale et durable ne pourra être trouvée à ces problèmes.

Mais le choix fondamental de l'écologisme, c'est justement de refuser de regarder cette vérité en face, c'est de prendre pour cible non pas le système capitaliste, mais "l'industrie" en soi, le "productivisme", en s'abritant au besoin derrière le fait que les problèmes de l'environnement n'étaient pas mieux résolus dans les pays de l'Est qu'en Occident (ce qui est incontestable, mais prouve seulement que l'égoïsme des bureaucrates était aussi sordide que celui des bourgeois auxquels ils aspiraient tant à ressembler).

L'écologisme du début des années soixante-dix ne véhiculait pas seulement des conceptions philosophiques fumeuses et une vision apolitique des choses, car l'apolitisme n'est jamais neutre. Et, à une époque marquée par la fin de l'expansion que le monde capitaliste avait connue dans la décennie précédente (ce que les économistes bourgeois ont appelé avec beaucoup d'exagération les vingt, voire les trente "glorieuses"), les plaidoyers en faveur d'une "croissance zéro" que l'on entendait ici ou là (comme corollaire d'une dénonciation du "productivisme"), allaient dans le même sens, que leurs auteurs l'aient voulu ou pas, que le point de vue malthusien de nombreux dirigeants capitalistes.

Le propre du système capitaliste n'est pas en effet la course à la production, mais la course au profit. Produire plus n'intéresse les capitalistes que dans la mesure où le marché solvable est capable d'assimiler cette augmentation de production. Dans le cas contraire, la même logique de recherche du profit amène les capitalistes, face à des ventes stagnantes ou déclinantes à maintenir leurs profits en réduisant leurs investissements et en rognant sur les salaires, ce qui est précisément la politique qu'ils mènent depuis vingt ans.

C'est dans la même logique que, face à la montée du chômage, les écologistes ont été parmi les premiers à défendre l'idée du "partage du travail", qui a tellement été à la mode durant cette campagne électorale, cette idée qui, sous le couvert de la "solidarité", vise une fois de plus à faire payer aux seuls salariés les frais de la crise. Et au nom de ce genre de solidarité, on a vu effectivement dans un certain nombre d'entreprises des patrons se livrer à un véritable chantage vis-à-vis de leurs salariés, sur le thème : ou vous acceptez des diminutions de salaire (bien loin, en outre, d'être toujours accompagnées de réduction d'horaires), ou je licencie.

La (relative) montée électorale de l'écologisme

Cette myopie volontaire du mouvement écologiste quant aux responsabilités du système capitaliste, son apolitisme proclamé, loin de lui porter tort, ont sans doute été, dans une période marquée par une évolution à droite des idées communément admises, une de ses forces électorales.

Ses débuts avaient pourtant été modestes. Aux élections présidentielles de 1974, les premières qui aient vu la présence d'un candidat se réclamant de l'écologisme, René Dumont, qui se présentait en tant que tel, n'avait obtenu que 1,32 % des suffrages exprimés, nettement moins qu'Arlette Laguiller qui, au nom de Lutte ouvrière, en avait recueilli 2,33 %. Cinq ans plus tard, aux premières élections européennes, la liste conduite par Solange Ferneix obtenait certes 4,39 % des voix (dans un mode de scrutin peut-être plus favorable aux petits partis, puisque la liste trotskyste conduite par Arlette Laguiller et Alain Krivine en comptabilisait 3,08 %). En 1981, lors des élections présidentielles qui amenèrent Mitterrand à l'Élysée, Brice Lalonde ne rassemblait sur son nom que 3,14 % des voix, et aux européennes de 1984 les Verts ne faisaient guère mieux avec 3,36 %.

Ces résultats somme toute modestes suffirent cependant pour que toute une partie de l'extrême gauche s'emploie à essayer de séduire les écologistes. Les idées de ceux-ci étaient à la mode dans la petite bourgeoisie intellectuelle. Les Verts allemands obtenaient quelques succès électoraux. Il n'en fallait pas plus pour qu'un certain nombre de courants se réclamant des idées révolutionnaires ferment les yeux sur les aspects socialement réactionnaires de l'idéologie écologiste, et commencent à prétendre que les écologistes apportaient quelque chose de nouveau sur les problèmes de l'environnement, qu'auraient sous-estimés les fondateurs du socialisme scientifique (exactement comme les mêmes avaient cru découvrir dans le féminisme une nouvelle approche de problèmes qu'auraient négligés Marx et Engels). La recherche d'une "alternative", en collaboration avec ces "nouvelles" forces, fut en particulier l'axe de la politique de la Ligue communiste révolutionnaire à l'approche des élections de 1986, avant que l'étoile filante Juquin ne vienne voler pour un temps la vedette aux Verts.

C'est que les couches sociales qui, aux élections régionales de 1992, donnèrent près de 15 % des voix aux listes rivales des Verts et de Génération écologie étaient dans la période 1981-1988, bien plus séduites par le mitterrandisme.

Mais le fait que la plus grande partie des électeurs écologistes aient voté auparavant pour le Parti socialiste ne fait pas pour autant de l'électorat écologiste un électorat "de gauche", pour autant que ce mot signifie quelque chose. Pas plus que la victoire de Mitterrand aux élections présidentielles de 1981 n'était le résultat d'une poussée à gauche.

Il ne faut pas oublier en effet que les élections de 1981 furent marquées par le premier grand recul électoral du PCF, et que Mitterrand ne fut élu que grâce aux votes d'une partie des électeurs qui au premier tour s'étaient prononcés en faveur de Chirac, et qui préférèrent voter pour le candidat du Parti socialiste plutôt que de réélire Giscard d'Estaing.

Mais après douze ans de présidence mitterrandienne, et dix ans de gouvernements socialistes à peine entrecoupés par les deux années de la première "cohabitation" (de 1986 à 1988), une grande partie de cet électorat qui avait porté le PS au gouvernement a été déçue, sans pour autant se radicaliser. C'est ce contexte qui explique les bons scores réalisés par les écologistes aux élections régionales de 1992... et (dans la mesure où les sondages publiés ces derniers mois reflétaient la réalité) le fait qu'ils aient pu apparaître à la veille des législatives comme les arbitres de la situation.

Des politiciens bourgeois comme les autres

Au cours de ces dernières années, le mouvement écologiste était apparu partagé entre deux courants rivaux. D'un côté, le mouvement Génération écologie qui, derrière Brice Lalonde, ministre dans les gouvernements Rocard et Cresson, semblait plus proche du Parti socialiste. De l'autre, la formation des Verts qui, derrière Antoine Waechter et l'étoile montante des écologistes Dominique Voynet, proclamait plus fort leur apolitisme. La sortie de Lalonde du gouvernement lors de la formation du gouvernement Bérégovoy, le succès électoral remporté pratiquement à égalité par les deux courants lors du dernier scrutin régional ont rapproché les deux courants et les ont amenés à conclure un accord de répartition des circonscriptions pour les élections législatives. Et comme chacun d'eux s'efforçait de laisser ouvertes toutes les possibilités de coopération gouvernementale, après les élections, avec tous ceux qui voudraient bien d'eux, il est plus difficile que jamais de dire lequel des deux mouvements se situe le plus à gauche.

C'est qu'en fait d'hommes nouveaux, les écologistes d'aujourd'hui, du moins leurs porte-parole, se comportent comme des politiciens professionnels chevronnés, préoccupés de démontrer à l'opinion bourgeoise leur sens des responsabilités. Les écologistes de 1993, que l'on voit au premier plan ne sont pas des doux rêveurs bucoliques, un peu passéistes, mais animés par un sympathique amour de la nature. En faisant entrer dans les conseils municipaux ou les conseils régionaux un certain nombre de ses représentants, avec comme politique d'essayer de trouver un terrain d'accord avec les formations politiques traditionnelles, le mouvement écologiste a pris un chemin qui ne pouvait aboutir qu'à faire de lui un (ou des) parti(s) bourgeois comme les autres. D'autant que la sélection naturelle a joué au cours des années... et a poussé au premier plan tous ceux qui en son sein rêvaient d'une carrière de politicien. En même temps, les partis traditionnels ont pu vérifier, à travers la gestion d'un certain nombre de conseils régionaux (dont celui du Nord-Pas-de-Calais, présidée par une élue "Verte") que les écologistes n'étaient plus les gens un peu inclassables, et peut-être difficilement contrôlables, qu'ils avaient imaginés, mais des politiciens réalistes avec lesquels tout le monde pouvait collaborer.

D'un autre côté, devenu une force électorale avec laquelle les grands partis traditionnels doivent compter, le mouvement écologiste a vu venir vers lui du coup un bon nombre de politiciens professionnels (ou de gens qui cherchent à le devenir) à la recherche d'une formation à laquelle se rattacher. Génération écologie a en particulier enregistré ces derniers mois l'adhésion du fondateur de SOS-Racisme, Harlem Désir, et a présenté comme candidats l'ancien ministre de Giscard, Lionel Stoléru, et nombre d'autres notables locaux moins connus.

Cette intégration des dirigeants écologistes au jeu de la politique politicienne a été si flagrante dans les semaines qui ont précédé le scrutin qu'elle explique d'ailleurs peut-être en partie le retournement de tendance esquissé dans les sondages et confirmé par les résultats, l'abandon d'un certain nombre d'électeurs potentiels, qui avaient eu l'illusion que voter pour les écologistes, c'était voter pour des gens "propres", étrangers à toutes les combinaisons avec les professionnels de la politique.

Mais cette évolution du mouvement écologiste était pourtant dans la nature des choses. Et elle ne peut décevoir, à l'extrême gauche, que ceux qui, contre toute raison, ont cru que ce mouvement pouvait être l'un des acteurs d'une "recomposition du mouvement ouvrier". Le "réformisme" écologiste ne pouvait, en cas de succès électoraux, mener à une autre issue. Et si personne ne peut savoir si le succès électoral des écologistes aux régionales de 1992 n'aura été qu'une flambée sans lendemain, ou si au contraire leurs leaders auront un jour prochain l'occasion de voir satisfaites leurs ambitions politiques, la seule chose qui est certaine, c'est que les travailleurs n'ont rien à attendre de ces gens-là.