À l'occasion de chacune des journées de mobilisation qui se sont succédé ces derniers mois, l'expression « épreuve de forces » est régulièrement revenue dans les commentaires de la presse écrite ou parlée. Elle ne correspond pourtant guère à la réalité, parce que les grandes confédérations syndicales se gardent bien de proposer aux travailleurs un plan de mobilisation qui pourrait mettre la bourgeoisie en difficulté, et parce que le gouvernement de son côté, loin de s'attaquer à ces confédérations, ne cesse de se dire partisan de l'existence de « syndicats forts ».
Par exemple, lors d'un voyage en Suède, en 2007, le premier ministre François Fillon déclarait : « Les syndicats français sont très différents des syndicats suédois. Ils ont peu d'adhérents ; ils sont le plus souvent les interprètes du secteur public et ils mènent souvent encore un combat beaucoup plus frontal que pragmatique. (...) Pourtant, des syndicats forts et représentatifs sont indispensables dans une économie libérale qui doit être en permanence équilibrée par des compromis sociaux. Nous avons donc lancé une réflexion pour concevoir de nouvelles règles de représentativité des syndicats, pour moderniser nos relations sociales. Nous voulons responsabiliser les partenaires sociaux, nous voulons redonner toute sa place au contrat plutôt qu'à la loi. C'est une réforme fondamentale dont les récents événements en France montrent bien à quel point elle est nécessaire, et qui doit conduire à la mise en place d'une démocratie sociale plus vivante et plus consensuelle ».
Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde en avril 2008, Nicolas Sarkozy tenait le même langage, dans une forme plus surprenante, parce que le président de la République a l'habitude de traiter plutôt cavalièrement les directions syndicales : « Rendre les organisations professionnelles, syndicales et patronales, plus fortes et plus responsables, nous appuyer sur le dialogue social pour conduire les réformes, transformer notre système de relations sociales pour favoriser la négociation collective : tels sont les engagements que j'ai pris pendant la campagne. Pourquoi ? Parce que j'ai l'intime conviction que, pour expliquer et mener à bien les réformes dont notre pays a besoin, nous devons le faire en partenariat étroit avec ceux qui représentent les intérêts des salariés et des entreprises. Parce que j'ai la conviction que c'est dans la discussion, le dialogue, et in fine le compromis, que salariés et entreprises peuvent trouver des solutions satisfaisantes sur le partage de la valeur ajoutée, les salaires ou encore le fonctionnement du marché du travail ».
Et en novembre 2008 le même Sarkozy expliquait encore à des journalistes :
« J'ai toujours pensé que notre société avait besoin de syndicats forts et représentatifs parce que c'est avec eux qu'on construit une société de dialogue. (...) Après, il y a des désaccords, il y a des débats. C'est la démocratie ».
En fait, qu'il s'agisse des dirigeants de la CFDT ou de la CFTC qui prônent ouvertement un « syndicalisme de participation » opposé à la notion de lutte de classe, ou de ceux de la CGT qui n'osent pas le dire ouvertement, il y a longtemps que les grandes confédérations syndicales françaises sont devenues les défenseurs du système capitaliste au sein de la classe ouvrière.
Le syndicalisme français et la première guerre mondiale
Jusqu'en 1914, la CGT, unique confédération syndicale française à l'époque, se réclamait du syndicalisme révolutionnaire, se donnant pour but l'abolition du salariat. Elle ne bénéficiait d'aucune aide de l'État ni du patronat, bien au contraire. Ses militants ne bénéficiaient d'aucune protection particulière et devaient consacrer une bonne partie de leurs maigres loisirs à faire vivre leur syndicat. L'appareil permanent dépendait entièrement, pour son financement, des cotisations de ses 300 000 syndiqués.
Comme les dirigeants socialistes, ceux de la CGT avaient multiplié les résolutions pour dénoncer le caractère impérialiste de la guerre qui venait entre les grandes puissances européennes, pour dire que si celle-ci éclatait, la classe ouvrière devrait s'y opposer résolument. Mais comme pour le Parti socialiste, la guerre fut le révélateur de ce que valaient vraiment ces discours révolutionnaires.
Courant juillet, dans les semaines qui suivirent l'attentat de Sarajevo, la CGT avait organisé de nombreuses manifestations contre la guerre, brandissant la menace de la grève générale. Mais après le début des hostilités entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, le 28 juillet, quand il apparut que le conflit allait très rapidement se généraliser, le ton changea rapidement. C'est que le maintien d'une attitude d'opposition résolue à la guerre aurait signifié plonger dans l'illégalité, ce à quoi la plupart des dirigeants syndicaux n'étaient pas prêts. Comme ceux du Parti socialiste, ils firent alors mine de croire que le gouvernement français avait tout fait pour éviter la guerre, et que dès lors l'unité nationale s'imposait contre « l'agression allemande ».
Le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, orchestra ce virage. Le 4 août, lors de l'enterrement de Jaurès, il déclara que « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand », et cela « au nom de ceux qui partent - et dont je suis ».
Cette dernière précision était un gros mensonge. Si la mobilisation des militants fut une arme largement employée pour réduire au silence les opposants à la guerre, des hommes comme Jouhaux étaient bien plus utiles à la bourgeoisie française dans d'autres tâches. Affublé d'un titre de « commissaire à la nation », Jouhaux participa aux côtés des représentants de l'archevêché de Paris et de la très réactionnaire Action Française à la création d'un Comité de Secours National, symbole de l'Union sacrée, avant d'effectuer un voyage en Italie, en 1915, en tant qu'auxiliaire du gouvernement français désireux de voir ce pays entrer en guerre aux côtés des alliés.
L'invention du premier organe d'intégration des syndicats à l'Etat
À la fin de la guerre, la CGT comme le Parti socialiste vit affluer des dizaines de milliers de nouveaux adhérents éveillés à la vie syndicale et politique par la révolution russe.
C'est alors que, pour faire pièce à ce syndicalisme qui se réclamait toujours de la lutte de classe, la hiérarchie catholique créa la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), se réclamant de la « doctrine sociale » de l'Église, dont l'influence réduite se limita longtemps au milieu employés, mais dont la naissance marqua le début du pluralisme syndical en France.
Pendant ce temps, Jouhaux et les siens s'employaient à écarter des instances de direction de la CGT tous les éléments qui regardaient vers la révolution russe et l'Internationale communiste (ce qui donnera naissance en 1921 à la CGTU - U pour unitaire, afin de marquer que la responsabilité de la scission incombait à la direction réformiste de la CGT). Mais en même temps Jouhaux se préoccupait de mettre sur pied un instrument destiné à pérenniser la collaboration avec l'État français qui lui avait si bien réussi pendant la guerre.
Dès 1918, il avait présenté un projet de conseil économique, dont le rôle ne serait pas que consultatif. Le gouvernement se contenta de créer une commission ministérielle dans laquelle les organisations ouvrières n'étaient que chichement représentées. Mais Jouhaux persévéra, et finalement en 1925 un décret créa le Conseil national économique, composé de membres désignés par les organisations que le gouvernement considérait comme les plus représentatives de la vie économique, et dans lequel les représentants de la CGT côtoyaient ceux des organisations patronales.
Suspendu par un décret du gouvernement Daladier le 16 octobre 1939, il réapparut en 1946 sous le nom de Conseil économique dans la Constitution de la IVe république, et, rétribution des services rendus à la bourgeoisie, Léon Jouhaux en devint le président jusqu'à sa mort en 1954.
Après le retour au pouvoir de De Gaulle, en 1958, le Conseil économique subsista dans la nouvelle Constitution sous le nom de Conseil économique et social, avant de devenir en 2008 le Conseil économique, social et environnemental.
Évidemment, ce conseil (de 233 membres actuellement) n'offre qu'un nombre limité de sièges aux organisations syndicales. Mais ce sont de vraies sinécures, très prisées. Et la création d'un Conseil économique et social européen de 344 membres (non élus), comme celle dans chaque région d'un Conseil économique et social régional, de 40 à 110 membres selon le cas (eux aussi désignés), dont 35 % sont des membres des organisations syndicales de salariés, ont multiplié ce type de prébendes.
Les syndicats dans les entreprises jusqu'à la seconde guerre mondiale
Si, en 1914, le personnel politique de la bourgeoisie française avait compris l'intérêt qu'il y avait à collaborer avec les sommets de la bureaucratie syndicale, et si, la guerre terminée, il avait continué dans cette voie, du côté patronal, il n'en allait généralement pas de même. Dans beaucoup d'entreprises il n'était pas bon d'être connu comme militant syndical, et la répression touchait non seulement les syndicalistes radicaux de la CGT-U, mais aussi ceux bien plus nombreux de la CGT.
La réunification syndicale de 1935, sous l'égide du Front populaire, ne changea rien à cet état de chose.
Quand la vague de grèves et d'occupations des usines déferla sur la France en juin 1936, le patronat eut d'ailleurs l'occasion de regretter cette chasse aux militants syndicaux, si l'on en croit le témoignage de Léon Blum : « les représentants de la CGT ont dit aux représentants du grand patronat, qui étaient à Matignon (...) : « Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons (pour faire évacuer les usines), et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite, nous ne sommes pas sûrs d'aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s'étaler. Et puis, c'est maintenant que vous allez peut-être regretter d'avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n'y sont plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l'autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres ». Et je vois encore M. Richemont, qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : « C'est vrai, nous avons eu tort » ».
Le patronat français venait de découvrir qu'il pouvait avoir besoin de « syndicats forts », comme dit Sarkozy. Et cette nouvelle sagesse l'amena à accepter d'inclure, dans les accords Matignon, la création de délégués d'ateliers, ancêtres des délégués du personnel. Cette création fut confirmée par la loi du 24 juin 1936, sur les conventions collectives. À l'origine, il n'existait donc de délégués que dans des entreprises où s'appliquait une telle convention. Leur élection par l'ensemble des travailleurs, syndiqués et non-syndiqués, dans un cadre géographique qui faisait que chacun pouvait juger des qualités des candidats, avait un caractère plus démocratique que toutes les lois qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.
Ce n'est que le 12 novembre 1938 que le gouvernement Daladier prendra un décret-loi instituant la désignation de délégués du personnel dans tous les établissements industriels ou commerciaux employant plus de dix salariés... moins de trois semaines avant l'échec de la grève générale du 30 novembre qui entraîna le licenciement de milliers de militants ouvriers. Un an plus tard, le 14 décembre 1939, ce même gouvernement mettait fin à l'existence des délégués du personnel.
Le régime de Vichy prit le relais de cette politique anti-ouvrière. Et c'est un ancien secrétaire général adjoint de la CGT (appartenant à son aile social-démocrate), René Belin, devenu ministre du Travail de Pétain, qui présida, avec la la loi du 16 août 1940, à la dissolution de la CGT et de la CFTC.
La législation de l'après-guerre : les comités d'entreprise
La première préoccupation du gouvernement provisoire, présidé par De Gaulle, auquel étaient associés le Parti communiste français, le Parti socialiste (SFIO) et le MRP (version française de la « démocratie chrétienne »), ne fut pas de légiférer sur le rétablissement des délégués du personnel, mais sur la mise en place, dès février 1945, des comités d'entreprise dans les établissements de plus de cent salariés (chiffre ramené par la suite à cinquante).
Ces comités étaient à la gestion ouvrière des entreprises ce que le Canada dry fut dans les années soixante-dix aux boissons alcoolisées : un produit de remplacement qui n'avait que les apparences du produit remplacé, avec un droit de regard tout à fait virtuel, une fois par an, sur ce que les patrons voulaient bien lui communiquer sur la comptabilité de leurs entreprises.
En fait, pour le gouvernement, à un moment où le problème principal était de remettre la machine économique en route au profit du patronat après les destructions de la guerre, il s'agissait de faire des militants syndicaux les artisans du « produire d'abord, revendiquer ensuite », en leur donnant l'impression qu'ils participaient à la cogestion des entreprises.
Le caractère démocratique de ces comités, par rapport à l'ensemble des travailleurs, est d'autant plus limité que les délégués au CE sont théoriquement tenus au secret pour toutes les questions relatives aux procédés de fabrication et pour les informations présentées comme confidentielles par le représentant de l'entreprise. Il en est évidemment de même dans les entreprises où un ou des représentants des syndicats assistent au conseil d'administration.
Bien sûr, la loi prévoit un certain nombre d'obligations concernant la consultation par le patron du comité d'entreprise, par exemple en cas de « plan social » (euphémisme utilisé pour qualifier les licenciements collectifs), dont le non- respect permet aux organisations syndicales des recours juridiques. Cela peut retarder certaines échéances, mais ne change rien au fait que le pouvoir de contrôle de ces comités sur la gestion des entreprises est nul.
Avec le temps, les activités des comités d'entreprise se sont déplacées vers la gestion des œuvres sociales. Celle des cantines, piège qui faisait des militants syndicaux les responsables de la qualité et du prix des repas servis aux travailleurs, a longtemps été l'objet de convoitises rivales entre les syndicats parce qu'elle débouchait sur la gestion d'un gros budget (notamment pour la CGT, à l'époque où les retombées des achats en provenance de l'Europe de l'Est contribuaient aux finances du PCF). Aujourd'hui, du fait de nouveaux horaires et du raccourcissement des pauses, les cantines ont disparu de beaucoup de grandes entreprises. La gestion des œuvres sociales se limite alors généralement à celle des colonies de vacances (du moins dans les grandes entreprises), des voyages touristiques, des places de spectacle à prix réduit, de l'arbre de Noël, etc., toutes choses qui occupent beaucoup certains militants, qui n'ont que de lointains rapports avec la défense des intérêts collectifs des travailleurs, mais qui présentent un intérêt certain en vue des élections professionnelles, surtout en période de basses eaux de la lutte de classe.
Le comité d'entreprise est financé par l'employeur qui doit lui verser au minimum 0,2 % de la masse salariale brute. Les sommes versées sont parfois bien plus importantes, et même si elles ne représentent qu'un faible pourcentage de la masse salariale, dans les très grandes entreprises, le total peut être considérable, faisant du CE une véritable entreprise dans l'entreprise.
L'évolution de la législation concernant les délégués du personnel
Le 22 mai 1945, une circulaire du ministre du Travail définissait des critères de représentativité pour les organisations syndicales, les organisations reconnues représentatives étant les seules à pouvoir se présenter au premier tour aux élections de délégués du personnel et de délégués au CE. Parmi ces critères figuraient « l'attitude patriotique durant la guerre » et la « loyauté » dans l'application de la législation sociale. Autant dire que la CGT d'avant 1914 ou la CGTU des années vingt, n'auraient eu aucune chance d'être reconnues représentatives.
Ce fut la loi du 16 avril 1946 qui établit le nouveau mode d'élection des délégués du personnel dans les entreprises de plus de dix salariés. Plus question de délégués d'atelier choisis par leurs camarades de travail. Le scrutin se faisait par listes, présentées par les syndicats dits représentatifs. C'est-à-dire que dans de très nombreuses entreprises où n'existait qu'une section syndicale rattachée à un syndicat de métier ou de branche, c'est ce dernier qui dressait la liste des candidats, et que la section syndicale n'était même pas maîtresse de celle-ci. Ce n'est que si le pourcentage des votants était inférieur à 50 % des inscrits qu'un deuxième tour, où les candidatures étaient libres, était organisé. Mais au moins ces élections étaient-elles organisées chaque année.
Depuis, les choses ont bien changé. En 1993, la loi Balladur a porté la durée du mandat des délégués du personnel à deux ans, leur élection ayant lieu en même temps, dans les entreprises où existe un comité d'entreprise, que l'élection à celui-ci. En 2005, la loi a fixé à quatre ans la période séparant ces deux élections. Ce sont évidemment des mesures qui ont été très bien vues par le patronat, parce qu'elles lui permettent de récupérer une grande partie du temps de production perdu à l'occasion de ces élections, et d'économiser sur les frais liés à leur préparation. Mais dans une période qui a été marquée pendant des années par le recours de plus en plus grand aux contrats à durée déterminée et à l'intérim, par le développement de la précarité, cette nouvelle législation signifie que toute une partie des travailleurs a été écartée de la possibilité de participer à ces élections, et que ceux qui ont voté, s'ils sont mécontents de leurs élus, devront attendre plusieurs années pour pouvoir l'exprimer lors de nouvelles élections. Depuis quelques mois le nombre de CDD et d'intérimaires a chuté, parce qu'ils ont été parmi les premières victimes des vagues de suppressions d'emplois, mais cela n'a évidemment pas rendu cette évolution de la législation moins néfaste.
Bien sûr, la loi prévoit la possibilité d'accords dérogatoires entre le patronat et les syndicats pour fixer une durée de mandat comprise entre deux et quatre ans. Mais quand un tel accord est conclu pour fixer cette durée à trois ans, c'est généralement en échange de concessions des syndicats sur un autre sujet.
1968 et la naissance des délégués syndicaux
La grève générale de mai-juin 1968, au cours de laquelle les directions syndicales, et en particulier celle de la plus influente, la CGT, avaient eu bien du mal à contrôler le mouvement, fut une nouvelle occasion pour l'État et le grand patronat de mesurer l'intérêt que représentaient pour eux des appareils syndicaux forts. L'année 1968 vit donc naître, dans toutes les entreprises de plus de cinquante travailleurs, la possibilité pour les syndicats de désigner un ou des (en fonction des effectifs) délégués syndicaux. Il ne s'agissait donc plus cette fois de délégués élus par le personnel (même au travers d'un système électoral discutable), mais de délégués directement nommés par le syndicat. Car si on parla beaucoup, à l'époque, de « la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise », ce n'est pas celle-ci qui détenait ce pouvoir, mais l'étage au-dessus, le syndicat, partout où il n'existait que des sections syndicales.
Ce poids nouveau donné aux appareils avait cependant des aspects positifs. Dans les entreprises où les patrons voyaient d'un mauvais œil la formation d'un syndicat ou d'une section syndicale, la possibilité pour une confédération d'y désigner un délégué syndical, assuré du même type de protection légale que les délégués du personnel ou au CE, permettait de limiter les risques courus par un militant s'efforçant d'y implanter une section syndicale. C'est cette dernière possibilité qu'une nouvelle législation est venue mettre à mal en août 2008. Prétendant mensongèrement œuvrer à « la rénovation de la démocratie sociale », ce texte a repris le contenu d'un accord signé quelques mois plus tôt par la CGT et la CFDT d'une part, le Medef et la CG-PME d'autre part. Il met fin à la représentativité automatiquement accordée dans chaque entreprise à tout syndicat appartenant à l'une des cinq confédérations « historiques » (CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC), et la fait dépendre des résultats obtenus aux élections du comité d'entreprise, où il faut au moins atteindre le seuil de 10 % des voix. On comprend que les directions des confédérations majoritaires, la CGT et la CFDT, aient signé ce texte d'enthousiasme, pratiquement assurées d'être représentatives partout où elles existaient déjà, et que les autres s'y soient opposées pour des raisons diamétralement opposées.
Pour la direction de la CGT, dont l'ambition est depuis très longtemps d'être reconnue comme un interlocuteur valable, voire privilégié, par l'État et le patronat, cet accord est un succès. Mais même pour elle, même là où la CGT existe vraiment, des retombées négatives ne sont pas impossibles. Car s'il faut au moins 10 % des voix pour que le syndicat soit reconnu représentatif, le militant susceptible d'être désigné comme délégué syndical doit avoir obtenu personnellement les 10 % fatidiques pour pouvoir être nommé. Ce n'est pas toujours simple. Par exemple, dans une section animée par un cadre qui n'obtient pas 10 % des voix dans le collège cadre (qui n'est pas, et de loin, celui où la CGT fait ses meilleurs résultats), ce militant ne pourra pas être délégué syndical.
Et là où la situation créée par la nouvelle législation est la plus catastrophique, c'est dans les petites entreprises où n'existe pas de syndicat, et où le patron n'a aucune envie d'en voir apparaître un, car plus question qu'un militant puisse œuvrer à la construction de celui-ci en bénéficiant de la protection (relative) donnée par le statut de délégué syndical, puisqu'il lui faudra d'abord se présenter aux élections de délégués, et obtenir au moins 10 % des voix, pour pouvoir être désigné comme délégué syndical. Cet accord, chaudement approuvé par la direction confédérale de la CGT, revient en fait à empêcher les unions locales, qui essayaient de s'implanter dans les nombreuses petites entreprises où il n'existe pas de syndicat, de poursuivre cette activité avec des chances de succès.
Syndiqués et dirigeants dans la CGT d'aujourd'hui
De toutes les confédérations syndicales qui bénéficiaient de la représentativité automatique à l'échelle nationale, c'est évidemment l'évolution de la CGT qui est la plus intéressante, non seulement parce que c'est la confédération majoritaire dans le pays, mais aussi parce qu'elle est souvent présentée dans la presse, puisque toutes les autres sont qualifiées de « réformistes », comme une organisation quasiment révolutionnaire !
Pourtant, il y a longtemps que l'appareil de la CGT collabore avec le patronat et son État. Et il pourrait difficilement plus le faire aujourd'hui qu'il ne l'a fait entre 1944 et 1947, dans ces années où la confédération, derrière le PCF alors au gouvernement, proclamait qu'il fallait « produire d'abord » et que la grève était « l'arme des trusts ». Mais à l'époque, et dans les décennies qui ont immédiatement suivi, le poids de l'appareil stalinien, le crédit dont il bénéficiait, étaient tels que la majorité des militants suivaient ces consignes sans discuter, d'autant que pendant des années, après que le Parti communiste eut été chassé du gouvernement, la CGT avait traversé une période où elle avait mené des grèves dures et où elle avait été tenue à l'écart par les gouvernements successifs.
Mais s'il y avait longtemps que les dirigeants de la CGT avaient renoncé à toute perspective de transformer la société, il fallut attendre le congrès qui suivit la grève générale de mai-juin 1968, bradée pour peu de chose en regard de ce qui aurait été possible, pour voir la direction confédérale évacuer des statuts l'objectif de l'abolition du salariat.
La philosophie de cette direction aujourd'hui, c'est de proclamer qu'activité syndicale et activité politique sont deux choses absolument différentes, en évoquant de manière critique la période pendant laquelle le PCF tenait la CGT d'une main de fer et en faisait un instrument défendant toute sa politique. Mais ce n'est pas le fait que les militants du PCF au sein de la CGT y défendaient leur politique qui était critiquable. C'est cette politique elle-même, qui à partir de 1965 - pour ne pas remonter plus haut - mit la confédération au service de l'Union de la gauche, à la remorque de Mitterrand en 1981, présenta les lois Aubry, avec les clauses de « flexibilité » et « d'annualisation » du temps de travail, de « modération salariale », qui accompagnaient la plupart des accords sur les 35 heures, comme un progrès social indiscutable. Ce qui était déplorable aussi, dans l'intervention des militants du PCF dans la vie de la CGT, c'était le fait de fouler aux pieds toute démocratie syndicale pour imposer cette politique, au point - par exemple - d'avoir exclu des militants pour le fait d'être en désaccord avec le Programme commun de la gauche lors de la naissance de celui-ci.
Aujourd'hui des courants multiples existent au sein de la confédération, des gens absolument hostiles à tout ce qui peut être interprété comme une position politique, aux côtés de militants ou d'anciens du PCF nostalgiques des temps anciens, de sociaux-démocrates et de « rénovateurs » qui rêvent de suivre l'exemple de la CFDT... et heureusement de nombreux militants qui, sans être des révolutionnaires, trouvent que la direction confédérale ne fait pas ce qu'il faudrait, qu'elle est bien trop molle, sentiment qui s'est accentué dans le contexte de la crise.
Que peuvent penser - par exemple - les militants CGT un tant soit peu combatifs de la compagnie d'assurances Axa, quand ils lisent dans le mensuel de la confédération La CGT ensemble ! , à l'occasion du départ du rédacteur en chef de ce périodique, sous le titre « Bon vent, Jean-Philippe », et sous la signature de la présidente du comité éditorial : « Votre journal mensuel, depuis maintenant vingt mois, a pris son élan et a désormais trouvé son rythme de croisière. Jean-Philippe peut donc en toute tranquillité prendre le large pour se consacrer à de nouveaux projets professionnels », et quand ils savent que ces projets consistent à intégrer l'équipe de direction du service contrats collectifs, où le carnet d'adresses et les relations de l'intéressé avec de multiples comités d'entreprise intéressent au plus haut point les assureurs ? Il est vrai qu'il y a là une certaine continuité, puisque le Jean-Philippe en question succède à ce poste à une ancienne confédérale de la CGT.
L'évolution des structures syndicales
Cette évolution de la CGT s'est accompagnée de modifications de son mode de fonctionnement et de ses structures, qui ne sont pas toujours passées sans faire de remous. Par exemple au 47e congrès de la confédération, en 2003, une résolution concernant le nouveau système de répartition des cotisations faillit être mise en minorité, parce que ses opposants y voyaient une menace sur le financement et donc le fonctionnement des syndicats d'entreprises et des unions locales.
Actuellement, dans beaucoup de grandes entreprises éclatées entre de nombreux sites, les directions patronales s'efforcent de réduire le nombre de mandats ou d'heures de délégation accordés, quand ceux-ci sont supérieurs à ce qui est prévu par la loi, voire de diminuer sur le papier le nombre des sites, de manière à faire des économies. Mais le plus souvent elles essaient pour cela de parvenir à un accord avec les directions syndicales, en échange d'autres avantages pour les appareils, ce qui n'est pas très difficile tant ceux-ci veulent faire la preuve de leur bonne volonté.
La politique menée par la direction d'Air France et le syndicat CGT de cette entreprise est un bon exemple de cette collaboration.
En 2005, Air France a regroupé les activités d'entretien des avions, réparties sur cinq sites (Toulouse, Roissy, Le Bourget, Orly-sud et Orly-nord), en une seule entité, la Direction générale industrielle (DGI). Chacun de ces sites avait une section syndicale CGT relativement autonome, avec des délégués syndicaux nommés par la section, une trésorerie propre et des moyens pour fonctionner de manière presque indépendante.
La même année, Air France a diminué le nombre de comités d'établissement répartis sur le territoire, en le ramenant de 20 à 8, dits de métiers, mesure qui s'est traduite pour la DGI par une réduction du nombre de CE de quatre à un.
Air France n'avait pas caché à l'époque son souhait de voir les structures syndicales calquées sur cette modification, ce qui s'était heurté à la réticence des structures syndicales en place.
Au dernier congrès de la CGT Air France, en septembre 2007, la politique de plus en plus ouvertement collaborationniste de la direction a été l'objet de vives critiques de la part de plusieurs sections syndicales, dont celles du Bourget et d'Orly-nord. Depuis, le Bureau national de la CGT Air France n'a eu de cesse de faire taire les récalcitrants : suspension provisoire du mandat de délégué syndical à Orly Escale ; annulation de deux congrès de section et mise à l'écart de plusieurs délégués syndicaux (DS) au Commercial France de Montreuil ; retrait d'un mandat de DS à Orly-nord ; retrait d'un mandat de DS Air France à un militant qui se consacrait à l'Union locale de Roissy.
Mais comme ces manœuvres n'ont pas fait cesser les critiques, le bureau a décidé de dissoudre les cinq sections syndicales de la DGI et d'organiser un congrès pour créer (en violation des statuts du syndicat) une section unique de la DGI. Les moyens des cinq sections syndicales de la DGI (heures de délégation, trésorerie, impression des tracts, désignation des délégués syndicaux, etc.) disparaîtront et seront concentrés sur une section unique bien plus facilement contrôlable par le Bureau national.
À Orly-nord, une assemblée des syndiqués CGT a refusé à la quasi-unanimité ce diktat, mais l'affaire n'est pas terminée.
Air France n'est qu'un exemple. Toute l'évolution de ces dernières années montre que le patronat, le gouvernement et les sommets des appareils syndicaux sont d'accord pour faire en sorte que non seulement les travailleurs du rang, mais aussi les militants de base, soient de plus en plus dépourvus de moyens d'expression quand ils sont en désaccord avec les décisions de leurs dirigeants.
Mais aucune politique, aucune décision, ne peut faire disparaître la lutte de classe, parce que le patronat la mène sans désemparer, et provoque du même coup les réactions des travailleurs.
Au cours des luttes de plus en plus nombreuses qui voient les travailleurs réagir face aux suppressions d'emplois et aux fermetures d'usines, les directions syndicales ont été maintes fois désavouées. C'est un juste retour des choses.
28 avril 2009