Mayotte : contre la guerre entre exploités

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mai-juin 2024

La colère légitime engendrée par le sous-développement et la violence qui ravagent l’île n’est pas nouvelle. D’abord dirigée contre la métropole et l’État français, elle s’est finalement retournée contre les immigrés, des Comores ou d’Afrique. Les discours haineux des Forces vives se sont déversés à longueur d’antenne à la télévision locale. C’est aujourd’hui encore la seule expression politique diffusée, partagée par des politiciens de tous bords.

On a vu dans ce mouvement disparate des notables, des élus de gauche comme de droite, jusqu’aux responsables syndicaux, y compris de la CGT, mais aussi certains travailleurs, qui ont été entraînés dans cette surenchère anti-immigrés. Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il faut voir comment, depuis plus de cinquante ans, l’impérialisme français, en s’appuyant sur les notables locaux, a mis en place les ingrédients d’une bombe à retardement, qui a commencé à éclater.

Bien que cela se passe à plus de 8 000 kilomètres, nous sommes directement concernés à plusieurs titres. Déjà parce que ce sont les nôtres, les exploités, qui subissent cette menace de guerre civile. C’est aussi en notre nom que les gouvernements successifs ont mené une politique sécuritaire, ferment de la division entre travailleurs. Mayotte sert de terrain d’entraînement et de laboratoire pour mettre en œuvre des politiques xénophobes, modifier les lois, donner du pouvoir à la fraction la plus réactionnaire de l’appareil d’État. Elle montre aussi comment peuvent se renforcer des milices d’extrême droite prêtes à imposer leur loi. En outre, dans un contexte d’aggravation de la crise du capitalisme, le délitement des quartiers populaires, avec la montée de la violence qu’il implique, est l’avenir promis à beaucoup d’entre nous : à La Réunion, aux Antilles et dans bien des quartiers de métropole. Face au danger d’une guerre entre pauvres, il est vital de nous doter d’une politique propre à notre camp.

Mayotte, jouet de l’impérialisme français dans l’océan Indien

La mobilisation des Forces vives, tournée contre les immigrés, s’est faite en brandissant le drapeau bleu-blanc-rouge. Ce nationalisme puise ses racines dans l’histoire des basses manœuvres de la France pour s’assurer que l’île de Mayotte demeure dans son giron. Le sort de l’immense majorité des Mahorais, très pauvres, était le cadet des préoccupations de l’État français, qui poursuivait ses propres intérêts d’impérialisme de second rang.

Mayotte est l’une des quatre îles de l’archipel des Comores, colonie française jusqu’en 1975. La France voulait conserver Mayotte, pour disposer d’une base militaire dans cette région stratégique : au nord du canal du Mozambique, une des portes d’entrée de l’océan Indien, et située sur une route commerciale maritime importante.

Face aux aspirations à l’indépendance, la France a organisé un référendum en décembre 1974 et a choisi de considérer les votes île par île, pour détacher Mayotte du reste de l’archipel, au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». La France a alors divisé un peuple et, depuis cinquante ans, n’a fait qu’approfondir ce fossé. C’est elle qui a monté un pan de la population contre l’autre, et qui a fabriqué des étrangers.

Pour obtenir le résultat attendu, la France a su s’appuyer sur une petite frange de notables locaux qui ont milité dès les années 1960 pour que Mayotte reste française, parmi lesquels Marcel Henry et Younoussa Bamana. Propriétaires terriens, parmi les rares à avoir accès à l’école, ils voulaient s’assurer un petit pouvoir, sans la concurrence de leurs homologues des autres îles, et aussi faire une bonne affaire en spéculant sur le prix de leurs nombreux terrains. Ces notables ont empoisonné les travailleurs avec un nationalisme franco-­mahorais. Ils ont créé une « identité mahoraise », prétendument distincte des autres îles de l’archipel, d’autant plus facilement qu’ils ont réduit au silence les opposants.

En 1995, la division a été approfondie par l’instauration d’un visa pour circuler des Comores à Mayotte, obligeant les pauvres à risquer leur vie sur des embarcations de fortune, les kwassa-kwassa, pour se retrouver sans-papiers à Mayotte.

Pendant que des milliers de pauvres sont morts en tentant la traversée, l’impérialisme français a assuré sa position dans la région et les notables mahorais, eux, se sont assuré une belle carrière. Younoussa Bamana a régné pendant trente ans à la tête du conseil départemental. Marcel Henry a été, lui, sénateur pendant vingt-sept ans. Puis leurs enfants ou leurs descendants ont pris le relais. Ils ont milité sans relâche pour la départementalisation. Ce changement de statut représentait une opportunité pour eux à la fois en termes de postes et de spéculation foncière.

Un record de misère pour la France, mais un îlot de prospérité dans la région

Le 101e département, créé en 2011, bat tous les records : le plus jeune, le plus pauvre, le plus inégalitaire. La moitié des 310 000 habitants vivent avec moins de 260 € par mois alors que le coût de la vie est de 10 % supérieur à celui de la métropole. Le taux de chômage officiel est de 34 % (soit cinq fois plus que la moyenne en France). Un quart des logements n’ont pas l’eau courante et des dizaines de milliers d’habitants s’entassent dans les cases en tôle des bidonvilles, appelées bangas.

Mais si Mayotte est le département le plus pauvre de France, vue des Comores, ou de Madagascar, l’île paraît riche. Le PIB par habitant y est neuf fois supérieur à celui des Comores. Alors, comme partout, les travailleurs, les pauvres tentent leur chance et émigrent. La moitié de la population à Mayotte est de nationalité étrangère.

La départementalisation a accru les inégalités entre travailleurs. Elle a créé un certain nombre de postes dans les nouvelles administrations et les collectivités locales. Une partie de ces postes est d’ailleurs un moyen pour les élus locaux de s’attacher un électorat par le clientélisme. Au-delà de ce phénomène, les travailleurs qui occupent ces emplois publics se retrouvent au-dessus de la grande majorité des classes populaires. Ils constituent une couche sociale à part, liée à l’État. Ils ont un salaire qui tombe tous les mois, et majoré de 40 %. Pendant ce temps-là, dans le privé, les ouvriers doivent se débrouiller avec un smic inférieur de 300 € à celui de la métropole. Et, pour tous ceux qui ont été transformés en clandestins par l’État français, c’est le règne du travail au noir dans les secteurs les plus durs, pour quelques centaines d’euros par mois. Cultiver un petit lopin, s’échiner sur les chantiers ou dans la logistique, à la merci de l’arbitraire du patron : voilà le quotidien de dizaines de milliers de pauvres.

2016-2018 : des revendications sociales sur un terreau nationaliste

La fraction des travailleurs titulaires de papiers français a placé ses espoirs dans la départementalisation, qui lui a été vendue par les gouvernements français et les notables mahorais. La désillusion s’est approfondie au fur et à mesure que les problèmes augmentaient, sur fond d’aggravation de la crise générale de l’économie capitaliste et de la hausse du nombre des exilés fuyant les guerres ou la misère dans l’est de l’Afrique ou les Comores voisines. En 2016 et en 2018, les travailleurs déçus ont mené des grèves dures et longues, dénonçant les différences de salaire ou de niveau de vie par rapport à la métropole. Leur combat était légitime, mais excluait d’emblée les travailleurs de l’île qui n’ont pas la nationalité française.

En 2016, ils réclamaient, à juste titre, « l’égalité réelle » avec les autres départements, alors que le RSA était de moitié moindre, que la semaine de travail durait 39 heures, et qu’un quart seulement des articles du droit du travail étaient entrés en vigueur. Ils dénonçaient le mépris des dirigeants, qui affirmaient qu’une hausse trop importante du niveau de vie déstabiliserait l’économie de l’île. Mais, en se plaçant sur ce terrain, ils laissaient de côté tous les travailleurs sans papiers pour lesquels ces droits n’étaient que des mots creux. Se mobiliser en tant que français plutôt qu’en tant que travailleurs, cela peut conduire à s’opposer à ceux qui n’ont pas la même carte d’identité.

En 2018, les grévistes exigeaient plus de moyens dans les services publics, et dénonçaient la violence qui se propageait. Mais, à nouveau, ils revendiquaient des droits en tant que résidents d’un département français, et non par nécessité pour tous les habitants de l’île de vivre dignement.

Il aurait été possible de partir de la colère suscitée par le mépris, bien réel, de l’État à l’égard des pauvres de l’île, et d’en faire un point d’appui pour regrouper tous les travailleurs. Car dans les bidonvilles, français ou pas, tous vivent dans des conditions indignes. Mais personne, même parmi les syndicats de l’île, n’a défendu de politique de classe et la dénonciation de l’insécurité a été la porte ouverte à une division entre pauvres.

La réponse sécuritaire de l’État alimente la violence

L’État a alors mis les moyens dans la répression, car cela était bien plus économique que d’investir dans tous les autres domaines, et cela confortait la division entre français et comoriens, en créant des boucs émissaires.

Les infrastructures sont toujours aussi sous-dimensionnées face à la population qui grandit. Malgré les annonces gouvernementales, aujourd’hui encore, impossible de dire où sont passés les 1,6 milliard d’euros d’investissements promis pour la période 2019-2022. Par contre, Mayotte compte désormais plus de policiers et gendarmes que le département des Bouches-du-Rhône avec la ville de Marseille. Les rafles systématiques par la PAF (Police de l’air et des frontières) font que l’île détient le record d’expulsions (22 000 personnes/an en moyenne).

Au printemps 2023, au prétexte de lutter contre l’insécurité, l’État a organisé l’opération Wuambushu, véritable chasse aux pauvres. 1 800 gendarmes et policiers envoyés en renfort ont détruit près de 700 cases de bidonville et expulsé des milliers de pauvres. Cette opération a entretenu l’amalgame étranger-délinquant, alors que dans les bandes, les jeunes armés de machettes sont aussi bien mahorais que comoriens.

Certaines bandes deviennent de véritables gangs à la violence sans retenue. Ils agressent, coupent les routes pour racketter, et cambriolent les maisons. Tous les travailleurs subissent leurs exactions.

Cette violence naît de la misère. À Mayotte, 9 % des enfants souffrent de malnutrition. Nombre de cambriolages commencent par le contenu du frigo. Le chômage fait aussi des ravages. Et si une partie des garçons rejoignent les gangs, les filles, elles, sont poussées à se prostituer. Voilà la vie qu’offre le septième des pays les plus riches au monde à des milliers d’adolescents.

La violence est aussi le fruit des politiques anti-immigrés. Depuis 2018, le droit du sol a été durci. Les enfants nés de parents étrangers devront, pour pouvoir demander la nationalité française à leurs 18 ans, prouver qu’au moins un de leurs deux parents est arrivé légalement à Mayotte au moins trois mois avant leur naissance. Cette réforme a bloqué sur l’île des milliers de jeunes nés à Mayotte de parents étrangers, sans possibilité d’avoir des papiers français. À cause du visa territorialisé, s’ils obtiennent un titre de séjour, celui-ci ne leur permet pas de circuler en France métropolitaine, ni même à La Réunion voisine. L’État les prive d’avenir : ni travail, ni études. Ils sont aussi à la merci d’une rafle qui peut les envoyer aux Comores, où ils n’ont jamais mis les pieds. 9 000 enfants sont aussi privés d’école, car les mairies exigent toujours plus de papiers pour les inscrire. Et plus de 10 000 enfants sont livrés à eux-mêmes, car leurs parents ont été expulsés du jour au lendemain aux Comores. Alors, parmi tous ces désespérés, une petite fraction rejoint les gangs pour survivre.

Voilà le cercle vicieux dans lequel la politique de l’État enferme les habitants de Mayotte. Il sacrifie la jeunesse et fabrique la guerre entre pauvres. En pointant du doigt les immigrés, il offre un tremplin aux idées les plus réactionnaires.

Les « collectifs citoyens » : milices anti-immigrés de la petite bourgeoisie déçue et inquiète

On peut voir la progression des idées réactionnaires sur l’île en suivant l’évolution du vote Rassemblement national. Au premier tour de l’élection présidentielle, il est passé de 2,7 % en 2012, à 27 % en 2017 et 42 % en 2022. Cette année-là, Marine Le Pen est arrivée en tête du deuxième tour avec 59 % des voix. Pas étonnant qu’elle ait été accueillie triomphalement lors de sa dernière visite, en avril dernier. Mais les résultats du RN ne reflètent l’évolution que d’une fraction de la population de l’île. Avec 23 000 voix (sur 310 000 habitants) le vote RN représente la réaction de la petite bourgeoisie déçue de la départementalisation. Mais celle-ci n’en est pas restée au vote : en parallèle, les représentants de cette couche sociale sont passés aux actes, via les « collectifs citoyens » anti-immigrés.

Dès 2016, le CODIM (Comité de défense des intérêts de Mayotte) s’en prenait violemment aux immigrés, menant des opérations de « décasage » : des familles entières ont été jetées à la rue avec la complicité des policiers et des élus locaux. En 2018, le CODIM était présent sur les barrages, qui ont fait naître un groupe tout aussi réactionnaire : le Collectif Mayotte citoyens 2018. L’insécurité, dénoncée par les grévistes, leur a servi à alimenter l’amalgame entre immigré et délinquant. Comorien devenait synonyme d’indésirable. Depuis, ils ont mené de nombreuses actions coup de poing, toujours sous l’œil bienveillant de la police. Bloquer, pendant des mois, l’accès au service des étrangers de la préfecture, aux dispensaires, s’en prendre aux associations d’aide aux migrants… À quelques-uns, ils ont rendu la vie impossible à des milliers de travailleurs.

Ces militants et leurs dirigeantes, Estelle Youssouffa pour le CODIM et Safina Soula pour le Collectif Mayotte citoyens 2018, font partie de la petite bourgeoisie qui se sent menacée. À propos de Wuambushu, Safina Soula déclare : « L’île a besoin d’une élite. […] Il faut qu’on récupère notre foncier, nos champs. Aujourd’hui on veut récupérer notre dû. » Ils reprochent à l’État de ne pas assez défendre leurs privilèges.

Mais, face à la crise qui s’approfondit et faute d’une autre politique proposée, ces collectifs gagnent le soutien tacite d’une partie des travailleurs français de l’île. Estelle Youssouffa du CODIM, ancienne journaliste de LCI, a lancé sa carrière politique sur le terrain de la haine anti-Comoriens et a été élue députée en 2022.

2024 : les collectifs prennent la tête de la mobilisation

Le sentiment d’abandon de l’État s’est renforcé à partir de l’été 2023 lors de la crise de l’eau. Pendant près de six mois, la population a subi des coupures d’eau jusqu’à quatre jours sur cinq. Le groupe multimilliardaire Vinci, dont une filiale est chargée de la gestion de l’eau, a empoché des millions sans jamais assurer la production nécessaire. Une fois rétablie, l’eau    n’était pas potable. En réponse, ce sont les collectifs qui ont pris la tête de la contestation.

Ils ont gagné en crédit en dénonçant l’État et les élus locaux, accusés de ne pas faire suffisamment la chasse aux immigrés. Pourtant, ils s’illustrent régulièrement sur ce terrain. Le vice-président du conseil départemental a ainsi déclaré à propos des délinquants, dans un amalgame avec les jeunes immigrés : « Il faut peut-être en tuer. »

La colère s’est cristallisée aussi contre de nouveaux migrants qui arrivent à Mayotte en provenance de l’Afrique de l’Est. Cette région est dévastée par l’impérialisme, la guerre fait rage au Kivu, au Soudan et la famine décime la Somalie. Parmi tous ceux qui fuient cette barbarie, certains tentent la traversée jusqu’à Mayotte. Estelle Youssouffa, si prompte à dénoncer les « barbares en culottes courtes » à propos des jeunes immigrés, ne dit rien contre les barbares plus puissants qui sèment le chaos dans cette région du monde, à savoir les dirigeants impérialistes et les trusts capitalistes.

Certains réfugiés campent dans des abris de fortune sur un terrain de sport à Cavani, ce qui a déchaîné la colère d’une partie de la population, regroupée sous le nom de Forces vives. En réalité, les mêmes militants des collectifs sont à la tête de la mobilisation. Ils bloquent l’île au moyen de barrages routiers. Transformés en milice, ils contrôlent les papiers, l’entrée des HLM, l’accès à la barge entre Petite-Terre et Grande-Terre. Ils font régner leur ordre, s’en prenant à tous ceux qui ne respectent pas le mot d’ordre d’« île morte » : lycées encore ouverts ou travailleurs tentant d’aller au boulot. Parmi les immigrés comoriens ou africains, la peur règne. Beaucoup n’osent pas sortir de chez eux et n’ont pas de quoi vivre. Et, parmi les travailleurs français, ceux qui ne partagent pas ces idées n’osent pas non plus se faire entendre.

À l’inverse des précédentes mobilisations, il n’y a pas de revendications sociales, mais uniquement une haine anti-­immigrés. La réponse gouvernementale est toujours la même : plus de répression… contre les immigrés. Fin annoncée du droit du sol, rideau de fer maritime, la surenchère démagogique ne résoudra en rien les problèmes de l’île, mais va transformer la vie de dizaines de milliers de travailleurs en enfer.

La crise de cet hiver a montré que certains travailleurs ont rejoint les barragistes. S’ils sont happés par ces idées réactionnaires, c’est que personne ne combat les politiciens nationalistes. Au contraire, les organisations de gauche et les syndicats apportent leur crédit à cette politique xénophobe. Ils ont contribué à obscurcir la conscience des travailleurs en rejoignant les Forces vives.

Avec la complicité des organisations syndicales et de la gauche

Au pic de la mobilisation, Haoussi Boinahedja, le secrétaire général de l’union départementale CGT de Mayotte, tout en dénonçant les inégalités salariales avec la métropole et la responsabilité de l’État français dans la pauvreté qui règne à Mayotte, a dénoncé dans les médias « une immigration d’appropriation, car l’État comorien revendique notre territoire ». Il reprend à la fois l’amalgame entre immigrés et délinquants et l’idée que l’arrivée des immigrés serait manipulée par le gouvernement comorien d’Azali Assoumani. Il distille ainsi du poison xénophobe.

Car la délinquance n’a rien à voir avec la carte d’identité.

En abandonnant la lutte de classe pour le nationalisme franco-mahorais, ce syndicaliste range les travailleurs français derrière leur bourgeoisie et abandonne plus de la moitié du monde du travail. Il se place aussi sur le même terrain que le CODIM, Youssouffa et tous ceux qui réclament la fin du visa territorialisé : pas par préoccupation du sort des migrants, enfermés sur l’île, mais pour les accuser d’être un fardeau pour les travailleurs mahorais. Les travailleurs conscients doivent non seulement s’attaquer à ce visa, mais se battre aussi pour la liberté de circulation et d’installation, pour l’abolition des frontières. Car les seuls à mourir en tentant de fuir leur pays d’origine, ce sont les pauvres. Ceux qui ont de l’argent, qui connaissent les bonnes personnes, arrivent toujours à circuler.

Yasmina Aouny, candidate LFI aux législatives de 2022, est devenue une des porte-parole des Forces vives. Elle reprend la campagne contre les migrants africains, en parlant de « l’arme démographique qui fait imploser le territoire ». Sa politique conduit finalement à soutenir une guerre entre pauvres. Voilà où mène le nationalisme, l’attachement à l’État qui caractérise LFI. Quand la crise s’approfondit, ses représentants se retrouvent du côté de ceux qui s’en prennent aux plus pauvres. Et à La Réunion le député LFI Ratenon a repris les mêmes raisonnements à l’encontre cette fois des Mahorais. Face à la violence qui progresse, il réclame « l’arrêt immédiat de la venue des enfants de Mayotte dans des familles sur notre territoire sans contrôle et qui se retrouvent à la rue ». Les Mahorais pauvres qui cherchent un avenir meilleur sont en effet traités à La Réunion comme les Comoriens le sont à Mayotte : fauteurs de troubles et indésirables. Tous les pauvres qui pensent s’en sortir en s’attaquant à plus pauvres qu’eux sont prévenus : c’est un piège qui se retourne toujours contre eux.

En se plaçant sur le terrain de la République, et en renonçant à une politique indépendante pour les travailleurs, ces dirigeants les conduisent dans une impasse. En faisant des immigrés les boucs émissaires, ils détournent la colère, font le jeu des exploiteurs et se transforment en complices des capitalistes.

Opposer l’internationalisme ouvrier à la guerre entre les pauvres

Cette situation de guerre entre pauvres sonne comme un avertissement pour nous aussi en métropole. Quand la crise s’aggrave, la désillusion de la petite bourgeoisie peut l’amener à se transformer en milice. Et elle peut tenter d’entraîner une fraction de notre camp, victime des effets de la paupérisation, de la délinquance, de la violence. La seule manière de ne pas se laisser embarquer, c’est de suivre la boussole de la lutte de classe. Il faut que les travailleurs restent conscients que la seule frontière qui vaille c’est celle qui nous sépare de nos exploiteurs.

Pointer du doigt les immigrés revient à exonérer les vrais responsables de la situation à Mayotte. Ainsi, en visite sur un barrage, le préfet a répondu à un travailleur qui l’interpellait sur le smic bien trop bas : « Quand la sécurité va revenir, les prix vont baisser. » Un gros mensonge ! Et si les travailleurs ne parviennent pas à nourrir leur famille, c’est autant en raison des salaires insuffisants que de la vie chère.

Qui profite des bas salaires ? Le patronat, à l’image d’Ida Nel, propriétaire du port de Mayotte, qui a fait toute sa fortune à Mayotte. D’où vient la vie chère ? Des groupes Hayot et Sodifram qui se partagent près de 84 % du marché de l’alimentaire à Mayotte. Ceux qui font les poches des travailleurs, ce ne sont pas les voisins venus d’Anjouan ou de RDC, mais les Nel, Hayot et Cie !

Qui a privé d’eau les travailleurs pendant des mois ? Là encore, pas les immigrés, mais le trust Vinci. De son côté, la famille Bamana, qui possède des terrains où devait être creusée la troisième retenue collinaire, fait obstacle au projet depuis 2009 ! Voilà les responsables.

Pour en finir avec la violence qui pourrit le quotidien, il faudrait pouvoir s’attaquer à la misère, et au chômage. Cela ne pourra se faire sans renverser la domination des capitalistes sur toute l’économie. Mais les travailleurs pourraient commencer par contrôler : où sont passés les fonds de l’usine de dessalement ? Où sont passés les fonds promis pour la construction de logements, pour le nouvel hôpital, pour les transports en commun ? Plutôt que de se transformer en milices qui contrôlent les voisins comoriens ou africains, contrôlons les vrais responsables de nos problèmes : les capitalistes qui accumulent des fortunes et les différents services de l’État et des collectivités territoriales qui ne répondent en rien aux besoins de la population.

Plus largement, il importe que les travailleurs comprennent qu’une partie des problèmes vient du pourrissement du capitalisme. Les guerres et les famines qui ravagent les pays de l’Afrique de l’Est sont le produit de l’avidité des trusts occidentaux pour les minerais de cette région. Et tant qu’il y aura cette barbarie, il y aura des hommes et des femmes qui tenteront de sauver leur peau, quels que soient les ceintures de fer ou les barbelés qu’on mettra sur leur route.

Et les politiciens xénophobes qui jettent de l’huile sur le feu seront les premiers à se mettre à l’abri lorsque la situation dégénérera en réelle guerre entre exploités. Les travailleurs seront en première ligne. Alors, parmi eux, ceux qui refusent de se transformer en futurs bourreaux de leurs voisins doivent dès maintenant démasquer ces apprentis sorciers.

Seuls les travailleurs pourront mettre à bas le système capitaliste à l’origine des guerres, du sous-développement et de la misère qui ravagent la planète et dont Mayotte concentre une partie des conséquences. Pour y parvenir, ils devront prendre conscience à l’échelle de la région tout entière et même au-delà qu’ils appartiennent à un même camp.

Il faut pour cela qu’il y ait des hommes et femmes qui défendent ces perspectives, en métropole comme là-bas, dans le camp des travailleurs.

5 mai 2024