Grande-Bretagne - Le redressement économique sous Cameron, mythes et réalités

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avril 2015

Dans à peine plus d'un mois, le 7 mai, auront lieu des élections législatives en GrandeBretagne. Et, à en juger par les sondages, la coalition du Parti conservateur de David Cameron et du Parti libéral-démocrate, au pouvoir depuis 2010, pourrait bien être sanctionnée par un électorat dont une grande partie en a par-dessus la tête de faire les frais des mesures d'austérité et des prétendues « réformes » de la coalition.

Ce discrédit n'empêche pas qu'en France il se trouve des commentateurs pour chanter les louanges du gouvernement Cameron, dont la politique aurait, selon eux, réussi à sortir l'économie britannique de la crise ou tout au moins serait en bonne voie de le faire.

C'est ainsi que le journal patronal Les Échos du 18 mars saluait le dernier budget du gouvernement Cameron avec un enthousiasme évident : « L'embellie se confirme : la croissance atteindra 2,5 % cette année et 2,3 % l'an prochain... La bonne santé de l'économie stimule les recettes fiscales et réduit les dépenses sociales.... Au total, le déficit est donc légèrement moins important que prévu : il tombera à 4 % du PIB en 2015-2016.... Le gouvernement a donc décidé de lever le pied : les coupes dans les dépenses publiques qu'il a programmées seront un peu moins dures à terme. À partir de 2019, les dépenses progresseront au même rythme que le PIB. »

Dans la réalité, l'auteur de cet article élogieux s'est contenté de reprendre à son compte les termes du discours dans lequel, ce jour-là, le ministre des Finances de Cameron, George Osborne, avait présenté son budget à la Chambre des communes. Or, s'agissant d'un discours électoral destiné à marquer le lancement de la campagne officielle du Parti conservateur, Osborne y avait pris quelques libertés avec la vérité, présentant avec le plus grand aplomb une avalanche d'affirmations dont beaucoup n'étaient que des mensonges éhontés, même si l'on s'en tient aux statistiques partisanes publiées par son propre gouvernement.

Dans ce même discours, Osborne s'était même laissé aller à affirmer dans une belle envolée oratoire que « d'ici quinze ans, tout au plus, il devrait nous être possible de dépasser l'Allemagne, pour devenir la plus puissante économie en Europe ». Rien que ça ! Il est vrai que Les Échos n'ont pas jugé bon de citer cette gasconnade à l'anglaise, qui aurait fait un peu désordre dans leur panégyrique de l'austérité version Cameron. Après tout, ne s'agissait-il pas de démontrer que la politique antiouvrière, dont Cameron s'est fait le champion, offrirait une voie de sortie à la crise ?

Mais qu'en est-il donc de l'« embellie » et de la « croissance » dont parlent Les Échos ?

Évidemment, tout dépend de ce qu'on entend par là et, en particulier, du point de vue de classe que l'on adopte. Pour Les Échos et pour le duo Cameron-Osborne, il s'agit bien sûr du point de vue de la bourgeoisie, ou plus exactement de ses profits à court terme. Vue sous cet angle, la politique de Cameron a incontestablement bénéficié aux classes possédantes. Mais de là à ce qu'elle ait réglé les problèmes de l'économie britannique, comme si d'ailleurs ceux-ci pouvaient l'être indépendamment de la crise qui se poursuit à l'échelle mondiale, sans même parler de bénéficier à la majorité de la population, il faut être un politicien ou un plumitif au service de la bourgeoisie pour le prétendre.

Déficits : l'arithmétique du mensonge

Depuis cinq ans qu'ils sont au pouvoir, Cameron et Osborne n'ont eu que trois mots à la bouche : « déficit », « dette » et, plus récemment, après que la déliquescence de l'activité économique a commencé à susciter des inquiétudes sur les marchés financiers, « croissance ». C'est à l'aune de ces trois critères qu'il faudrait juger de la politique du gouvernement Cameron, alors qu'ils ne disent pourtant rien de ses conséquences pour les classes populaires. Or, dans la réalité, même sur ces critères-là, on ne peut pas dire qu'elle aura été couronnée de succès, tant s'en faut.

Depuis 2010, dans chacun de ses budgets, annoncés au printemps, le gouvernement Cameron s'est fixé un objectif de réduction de son déficit budgétaire, qu'il a dû invariablement réviser à la baisse lors du collectif budgétaire annuel, à l'automne. En fait, malgré les coupes sauvages effectuées dans les dépenses publiques, il n'y a pas eu une seule année où le gouvernent a atteint ses objectifs en matière de réduction du déficit.

Dans son discours du 18 mars, Osborne a eu beau claironner qu'il avait réduit ce déficit « de moitié » depuis 2010, ses propres services indiquent un montant équivalant à 5,6 % du produit intérieur brut (PIB), soit une réduction de moins de 40 %. Mais, comme chacun sait, demain on rase gratis, et Osborne s'est fait fort de transformer ce déficit en un excédent d'ici 2020, si son parti était reconduit au gouvernement le 7 mai, bien sûr.

S'agissant de la dette publique, en revanche, Osborne ne pouvait guère tricher et nier sa montée en force sous son gouvernement, pour atteindre près de 90 % du PIB. Mais il s'est bien gardé de rappeler que cette dette avait augmenté de 52 % depuis 2007, l'un des taux les plus élevés parmi les grands pays industrialisés, ni qu'en 2010 il s'était engagé à la ramener à 67 % du PIB dès... avril 2015. À défaut, il s'est vanté d'avoir finalement réglé quelques dettes historiques, telles que celles résultant de l'effondrement de la Compagnie des mers du Sud, lors de la crise financière de... 1720 ! Mais au fond, cette vantardise dérisoire ne l'était pas plus que la promesse qu'en 2020, sous la férule des conservateurs, la dette pourrait être réduite à 76 % du PIB, ce qui supposerait une croissance de l'économie que rien ne permet d'anticiper.

Du point de vue des objectifs proclamés de ces champions de la réduction des déficits que sont Cameron et Osborne, ces résultats ne sont donc pas bien brillants, malgré les truquages et l'opacité qui président au calcul des chiffres sur lesquels ils s'appuient.

Mais leurs vantardises dissimulent un autre tour de passe-passe, et pas des moindres. Car, en vertu d'une logique pour le moins mystérieuse, le coût passé et présent du sauvetage du secteur bancaire n'est comptabilisé ni dans les dépenses publiques, ni dans la dette. Or ce sauvetage continue à peser sur les dépenses publiques, sous la forme de subventions hors-budget au secteur financier, dont le montant était estimé à quelque 40 milliards de livres en 2014, ce qui porterait le déficit public à près de 8 % du PIB, bien au-delà de ce qu'indiquent les statistiques officielles.

Quant au coût du sauvetage bancaire passé, il n'est pris en compte nulle part dans la comptabilité publique. Pourtant la planche à billets a bien été mise à contribution entre 2009 et 2012, pour injecter 375 milliards de livres en liquidités (200 sous les travaillistes et 175 sous Cameron) en rachetant aux banques leurs stocks de titres plus ou moins pourris et leurs bons du Trésor. Et la fiction de la prétendue indépendance de la banque d'Angleterre vis-à-vis de l'État cache mal le fait que, d'une façon ou d'une autre, une partie au moins de ces centaines de milliards viennent s'ajouter à la dette publique.

En d'autres circonstances, l'émission d'une telle somme, équivalant à environ un quart du PIB annuel moyen en 2009-2012, aurait provoqué des soubresauts sur le marché des changes. Cela a d'ailleurs été le cas jusqu'en 2010, période qui a vu l'écroulement de la livre sterling. Ensuite, c'est paradoxalement la crise de l'euro, dont Cameron se déclare un farouche adversaire, qui lui a en grande partie sauvé la mise. Car, face aux remous qui menaçaient l'Europe continentale, les capitaux flottants ont reflué vers la GrandeBretagne, soutenant du même coup sa monnaie et surtout son secteur financier pléthorique.

« Croissance » ou bulle spéculative ?

Le fétiche de la « croissance » s'est imposé sur la scène politique en 2011, lorsque la balance commerciale de la Grande-Bretagne et sa production industrielle ont touché simultanément leur point le plus bas. On a vu alors les travaillistes monter au créneau, avec le soutien d'un certain nombre de grands patrons, pour dénoncer le fait que la baisse des investissements de l'État sous Cameron était la cause du ralentissement de l'économie, qu'elle menaçait de récession. Du coup, la « croissance » prit une place de choix parmi les objectifs de Cameron et chaque trimestre Osborne se mit à annoncer des estimations, régulièrement révisées à la baisse quelques mois plus tard, des « progrès » du PIB qui étaient censés mesurer cette fameuse « croissance ».

L'ennui, c'est que le PIB additionne une multitude de choses qui ne se prêtent guère à être additionnées, tout au moins pas si le but est de mesurer la santé d'une économie ou sa capacité à répondre aux besoins de la population. Qui plus est, les nombreux modes de calcul du PIB et la façon dont les données utilisées pour ces calculs sont collectées, sur la base d'échantillons dont la représentativité est discutable, prêtent le flanc à toutes les manipulations.

Et Osborne n'a pas manqué de s'en servir dans son discours du 18 mars, en prétendant qu'après une hausse de 2,6 % en 2014 le PIB aurait dépassé son pic d'avant la crise. Or, si les chiffres de ses services confirment ses affirmations, ils montrent également que le PIB par habitant, qui tient compte de la croissance de la population, est toujours 3 % en dessous de ce pic, au même niveau qu'en 2006. D'autres indices publiés par les services officiels accusent la même tendance, en particulier celui de la production industrielle, toujours 8,4 % en dessous de son pic au début de 2008.

Mais en fait, si le PIB a pu augmenter, même modestement, au cours des deux ou trois dernières années, c'est en fait dû à l'effet combiné d'une nouvelle hausse des prix immobiliers, en partie alimentée par des programmes de subventions publiques, et d'une remontée en force de l'endettement des ménages, y compris parmi les plus modestes.

C'est en 2011, année où il procéda coup sur coup à deux injections de liquidités de 50 milliards de livres dans le système bancaire, que le gouvernement Cameron lança son premier programme destiné, disait-il, à « encourager » les banques à prêter de l'argent aux entreprises. Ce fut un fiasco : comme rien n'avait été prévu pour imposer aux banques de baisser leurs taux d'intérêt en contrepartie des incitations que leur offrait l'État, très peu d'entreprises avaient profité de ce programme.

Du coup, le gouvernement changea de stratégie et lança un deuxième programme, cette fois destiné à relancer l'immobilier sous couvert d'aide aux accédants à la propriété. Et ce programme fut reconduit d'année en année, ou remplacé par d'autres, jusqu'à ce jour où on estime que leur coût s'est élevé à 12,7 milliards de livres pour la seule année 2014.

Mais, comme il n'était pas non plus question d'imposer la moindre contrainte aux banques ou au patronat pour bénéficier de ces programmes, les milliards de l'État servirent à subventionner la construction de logements haut de gamme, tandis que s'aggravait la pénurie des logements accessibles à la majorité de la population. Les « investisseurs » ne tardèrent pas à se bousculer pour saisir l'occasion. Et les prix immobiliers se mirent à grimper en flèche.

Cette nouvelle bulle spéculative est comparable, à bien des égards, à celle de 2007, qui elle aussi avait commencé à se former à la suite d'un krach boursier, celui des « nouvelles technologies », en l'an 2000. Mais elle se trouve aggravée par un facteur qui, lui, est nouveau. Il s'agit de la montée en puissance de la spéculation sur la colocation. Dans un contexte où la baisse de son pouvoir d'achat interdit à une fraction croissante de la population d'accéder à la propriété ou de louer des logements neufs, les propriétaires professionnels louant des logements en colocation se multiplient, qu'il s'agisse de particuliers aisés ou, de plus en plus souvent, d'investisseurs institutionnels. Ces professionnels, qui ne possédaient que 12 % des logements privés avant la crise, en possèdent maintenant 20 %. Et eux aussi se bousculent pour racheter les logements en vente, y compris dans le marché de l'ancien.

Résultat, non seulement ces prix ont rapidement retrouvé le pic qu'ils avaient atteint lors de l'éclatement de la bulle spéculative, en 2007, mais ils l'ont dépassé de 15 %, et de bien plus dans les grandes villes.

Cette hausse de l'immobilier alimente à son tour la hausse de l'endettement des ménages. Celle-ci est due à la fois, comme à la veille de la crise, à l'augmentation de la masse des emprunts hypothécaires contractés par les acheteurs, mais aussi aux loyers exorbitants imposés par les propriétaires privés, qui sont d'autant plus élevés que ces propriétaires ont des traites plus élevées à payer sur les logements qu'ils ont achetés pour les louer.

Du coup, on estime qu'aujourd'hui le loyer absorbe 40 % du revenu des locataires du secteur privé. Et un nombre croissant d'entre eux se retrouvent à payer à crédit leurs loyers et factures courantes, voire leurs dépenses au supermarché, en empruntant soit directement auprès d'officines financières, soit par le biais de cartes de crédit, et dans les deux cas à des taux usuraires. Cet endettement non garanti par un bien immobilier a augmenté depuis deux ans à raison de 10 % par an en valeur, pour atteindre aujourd'hui 240 milliards de livres, ou 13 % du PIB.

C'est donc l'ensemble de ces transactions autour de l'immobilier, qu'elles soient liées aux constructions subventionnées par l'État, aux ventes de logements ou à leur location, et le rôle que joue le crédit dans le financement d'une partie de ces transactions, qui alimentent pour une bonne part la « croissance » de l'économie britannique qui enthousiasme tant d'« experts ». Comme si cette « croissance » n'avait pas tous les attributs, pourtant désormais bien familiers, d'une bulle spéculative qui, par définition, ne peut que crever un jour ou l'autre !

L' « embellie »... des revenus du capital

En revanche, et c'est certainement ce qui plaît tout particulièrement à ces experts dans la Grande-Bretagne de Cameron, on y a assisté à une remontée spectaculaire des revenus du capital.

Les indices de cette remontée ne manquent pas. C'est ainsi par exemple que, le vendredi 20 mars, l'indice FTSE 100, des cent plus grosses entreprises cotées sur le marché boursier de Londres, a dépassé pour la première fois la barre des 7 000, 70 points au-dessus de son précédent record historique du 30 décembre 1999, à la veille du krach des « nouvelles technologies ».

Une telle augmentation peut paraître dérisoire sur une période de près de seize ans. Mais elle prend une autre signification quand on sait que cet indice avait perdu 57 % de sa valeur entre octobre 2007 et février 2009, passant de 6 721 à 3 830, pour remonter ensuite de 82 % jusqu'au 20 mars dernier.

Ce qui est vrai du cours des actions l'est aussi du total des dividendes versés par les entreprises cotées à la Bourse de Londres. Leur précédent record datait du début de la crise, en 2008, avec 67 milliards de livres. Après avoir touché le fond en 2010, avec 55 milliards de livres, il remonta de 76 % pour atteindre 97 milliards en 2014, soit près des trois quarts du budget affecté à l'ensemble du système de santé au cours de cette année-là.

Il faut noter néanmoins qu'une partie significative de ces dividendes furent versés à titre « exceptionnel » par des entreprises, surtout par les plus grosses, dont le but était de faire monter le cours de leurs actions en redistribuant une partie plus importante de leurs profits. D'autant que ce genre d'opérations est particulièrement profitable en Grande-Bretagne, où le taux d'imposition des profits boursiers a été tellement réduit par les travaillistes lorsqu'ils étaient au pouvoir que Cameron n'a même pas jugé nécessaire d'aller plus loin dans cette direction.

Cela signifie, évidemment, que ces entreprises font des profits malgré la crise, ce que confirme une enquête récente de la firme américaine Global Insight, selon laquelle le taux de profit moyen des entreprises cotées à Londres s'est établi à 15,6 % en 2014, dépassant celui de 2008. Cela signifie surtout qu'elles sont prêtes à en disposer au seul bénéfice de leurs actionnaires, ce qu'illustre le fait que leurs investissements continuent à baisser. En 2014, ils ont représenté 14,5 % du PIB, le niveau le plus bas de tous les pays du G20, contre 18 % en 2007. En revanche, au même moment, les entreprises du FTSE100 détenaient des réserves de liquidités équivalant à près de 3 % du PIB, l'équivalent du coût annuel du service de la dette publique !

La politique de Cameron est pour quelque chose, bien sûr, dans la reprise des profits, même si sur ce plan, comme sur bien d'autres, il n'a fait que reprendre en grande partie à son compte la politique de ses prédécesseurs travaillistes.

Au premier rang de cette politique figurent les différentes injections de liquidités au profit des banques. Or, dans un rapport publié l'an dernier, la Banque d'Angleterre a reconnu elle-même que ces opérations n'avaient bénéficié qu'aux plus riches, et en particulier aux 5 % les plus riches. Ce sont en effet ces riches, avec les entreprises auxquelles ils sont liés, qui sont à la fois les instigateurs et les bénéficiaires de la remontée des cours boursiers, grâce aux liquidités libérées par la Banque d'Angleterre.

Ensuite figurent les cadeaux fiscaux à la bourgeoisie. Le plus important de tous tient aux multiples mécanismes d'optimisation fiscale légale introduits par les travaillistes. Mais, contrairement aux salariés, dont les impôts sont prélevés sur la feuille de paie, les bourgeois déclarent eux-mêmes ce qu'ils estiment devoir et, s'il n'y a pas de personnel pour vérifier leurs déclarations (car les effectifs des services fiscaux ont réduit comme peau de chagrin) ou si la consigne est de ne pas fouiner, les tricheurs s'en tirent sans être inquiétés. C'est ce que l'on a pu constater lorsqu'on a appris que, quatre ans après la transmission des fameux fichiers de la banque HSBC au gouvernement Cameron, sur les 8 883 ressortissants britanniques qui cachaient leur argent dans les coffres de sa filiale suisse un seul avait été l'objet de poursuites ! Or on estime que le montant annuel de l'évasion fiscale dépasserait les cent milliards de livres. Ce qui est sûr, c'est que ces tricheurs bénéficient de la complicité des plus hautes sphères de l'État, comme en témoigne par exemple le fait que, deux ans après l'éclatement du scandale HSBC, Cameron nomma le président de son conseil d'administration ministre du Commerce dans son propre gouvernement !

Un autre cadeau fiscal concerne le taux de l'impôt sur les bénéfices. Les travaillistes l'avaient déjà réduit de 30 à 28 %. Mais Cameron l'a finalement ramené par étapes à 20 % cette année, ce qui en fait le taux le plus bas parmi les pays du G20, à égalité avec la Russie et la Turquie. Pour la seule année 2015, cela représentera une réduction d'impôt cumulée de 15 milliards de livres pour les grandes entreprises.

Ce sont donc sans doute plus d'une centaine de milliards de livres, voire peut-être beaucoup plus, qui auront été transférés à la bourgeoisie depuis les débuts de la crise, que ce soit sous forme de manque à gagner pour les finances publiques ou sous forme de subventions plus ou moins directes. En tout cas bien assez pour payer l'intégralité des dividendes versés par les entreprises à leurs actionnaires !

« Réformes publiques » ou renforcement de la béquille étatique ?

Mais il y a encore bien d'autres mécanismes au travers desquels l'État a été mis à contribution depuis 2010 pour renflouer les profits de la bourgeoisie. L'un d'entre eux est celui des fameuses « réformes du secteur public » qui a été, à divers degrés et sous des formes différentes, l'un des principaux objectifs de tous les gouvernements qui se sont succédé en Grande-Bretagne depuis l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979.

L'enjeu de ces « réformes » peut se résumer à deux objectifs complémentaires : d'une part réduire les coûts salariaux et les responsabilités du secteur public, de façon à pouvoir consacrer une plus grande part des fonds publics à satisfaire les appétits de la bourgeoisie ; et d'autre part fournir à la bourgeoisie de nouvelles sources de profits en lui offrant des activités rapidement rentables nécessitant un minimum d'investissements.

Tels étaient déjà les objectifs poursuivis dans les grandes privatisations des années 1980 et 1990. Mais depuis, il n'y a plus grand-chose d'important à privatiser, en dehors des services postaux que Cameron a fini par privatiser en 2014, malgré l'hostilité de l'opinion publique, y compris dans son propre électorat, après que les travaillistes y ont renoncé.

Les seules organisations publiques qui restent sont l'enseignement primaire et secondaire, la santé, les services municipaux et les diverses administrations centrales, et dans chacun de ces cas ce sont les travaillistes qui ont lancé le mouvement, en utilisant le biais de la sous-traitance pour laisser aux entreprises privées des « niches profitables » où elles pouvaient s'insérer en vendant leurs services à l'organisation concernée.

En arrivant au pouvoir, Cameron n'a donc eu qu'à poursuivre la politique des travaillistes en imposant à ces organisations, qui sont toutes financées directement sur le budget de l'État, une accélération du rythme des suppressions d'emplois d'une part et des passages en sous-traitance de l'autre, au nom des contraintes liées aux déficits publics.

Sur le plan des suppressions d'emplois, les chiffres parlent d'eux-mêmes : après les quelque 300 000 emplois publics qui avaient disparu sous les travaillistes, un autre million a disparu depuis 2010, réduisant l'effectif total à 5,4 millions de salariés.

Ces chiffres dissimulent néanmoins des situations différentes. Dans certains cas il s'agit de suppressions d'emplois ouvertes, dues à la fermeture d'un lieu de travail par exemple, ou plus hypocrites, où un salarié se voit « offrir » un transfert dont la hiérarchie sait qu'il ne peut pas l'accepter. Dans d'autres cas, des secteurs entiers de travail sont passés en sous-traitance et les travailleurs concernés se voient donner le « choix » entre la porte ou un contrat de travail avec un sous-traitant privé, pour un salaire inférieur et des conditions de travail aggravées. Ce dernier cas a été par exemple la règle générale dans les services municipaux d'aide à la personne, où une grande partie du personnel sous-traité est maintenant payé en dessous du salaire minimum, pour le plus grand bénéfice d'entreprises qui, en se spécialisant dans cette activité, se sont constitué de véritables empires dans l'ensemble du pays.

Néanmoins la dégradation qui en résulte pour les usagers comme pour les travailleurs de ces secteurs a des conséquences parfois dramatiques. Tel a été le cas dans les services d'aide à la personne mentionnés plus haut, mais aussi dans les hospices municipaux, où les scandales de maltraitance se sont multipliés ces dernières années du fait des pressions exercées par les entreprises sous-traitantes sur un personnel de moins en moins qualifié et trop peu nombreux.

Dans la santé, le problème a été plus délicat pour les divers gouvernements passés et présents, parce qu'une grande partie de la population, y compris dans l'électorat de droite, est très attachée au principe de la gratuité des soins (même si les médicaments ne le sont pas pour tout le monde) et que, de ce fait, les possibilités pour une entreprise privée de faire du profit dans le cadre d'une telle organisation ne sont pas évidentes.

Chaque gouvernement depuis Thatcher y a donc été de sa propre réforme et Cameron n'a pas fait exception. Toutes ces réformes ont eu ceci de commun de s'appuyer sur un « marché de la santé » dans lequel, sous une forme ou une autre, les divers acteurs du système étaient liés par des relations commerciales fictives dans lesquelles ils devaient administrer un budget limité. Dans ce « marché », les travaillistes avaient introduit de nouveaux acteurs, des établissements privés, spécialisés dans certaines opérations, soins ou examens plus profitables, qui vendaient leurs services au système de santé (et donc émargeaient sur son budget). Le tout était coordonné par des autorités régionales publiques.

Cameron a donc accéléré la semi-privatisation de ses prédécesseurs. Mais, sous prétexte de « supprimer une couche de bureaucratie », il décréta la dissolution des autorités régionales, dont le personnel fut mis à la rue, tandis que les généralistes, qui n'en avaient ni le temps ni les moyens matériels, se trouvèrent chargés de faire leur travail. Il en résulta un chaos indescriptible qui fut amplifié par le fait que les hôpitaux, contraints par des budgets trop étroits, cessèrent de recruter et supprimèrent des activités sans avoir les moyens de savoir si un besoin existait pour ces activités. Qui plus est, Cameron créa un système disciplinaire imposant aux hôpitaux qui se comportaient « mal » dans la gestion de leur budget la tutelle punitive d'entreprises privées supposées leur enseigner les vertus du « management ». Inutile de dire que cela ne fit qu'aggraver le chaos et que les innombrables objectifs officiels, pourtant bien modestes, par exemple, pas plus de quatre heures d'attente avant de voir un médecin en urgence, ne sont jamais atteints. Le fait que le personnel arrive encore à traiter des patients tient souvent du miracle. Mais pendant ce temps-là les établissements privés continuent à vendre leurs services à prix d'or à la Santé publique, grevant ainsi son budget, et à faire vivre grassement les actionnaires des multinationales de la santé qui se sont précipitées sur ce pactole.

Toute une galaxie d'entreprises sous-traitantes vivent ainsi désormais, et fort bien, aux crochets des budgets publics. Et il ne s'agit pas de PME. On y trouve des noms de multinationales, comme le groupe anglais Serco (100 000 salariés), le géant danois du nettoyage ISS (520 000 salariés), le groupe américain Hospital Corporation of America (203 000 salariés) ou encore le groupe de service français Atos (86 000 salariés). De ce point de vue, Cameron n'a sans doute fait que continuer ce qui avait été commencé avant lui. Mais, tout comme ses prédécesseurs, il a augmenté de façon significative la part du budget de l'État, et de son déficit, qui alimente directement les profits du capital et lui sert de béquille.

Sous-emploi, montée de la pauvreté : le coût pour la classe ouvrière

Cela fait déjà plus de deux ans que, mois après mois, le gouvernement Cameron présente triomphalement les chiffres du chômage. Le commentaire est toujours le même : le taux d'emploi a battu un nouveau record tandis que le nombre de chômeurs et de bénéficiaires des allocations chômage a encore baissé.

Pendant ce temps, les économistes s'interrogent gravement : s'il y a tant de travailleurs ayant un emploi, comment se fait-il que la production industrielle continue à stagner à la baisse ou qu'on n'assiste pas à une explosion du PIB ? Et on peut les entendre se plaindre amèrement de la baisse de la productivité en Grande-Bretagne, qui freinerait la reprise.

Or, au début de cette année, un rapport de l'office de statistique est venu souligner l'hypocrisie tant des rodomontades officielles que des interrogations des commentateurs économiques. Analysant les difficultés du gouvernement à réduire le déficit budgétaire, ce rapport montrait qu'elles étaient en partie dues à la faiblesse des recettes de l'impôt sur le revenu et de la TVA, qui paraissait contredire la montée de l'emploi dont se vantait le gouvernement. Il ajoutait que cette baisse reflétait une baisse régulière des salaires horaires réels pour la majorité des contribuables, mais aussi une diminution encore plus importante de leur revenu réel.

En fait, sur 1,1 million d'emplois privés créés depuis le début de la crise, la grande majorité ont été non qualifiés, précaires, à temps partiel ou ne garantissant aucun horaire minimum (contrats « zéro heure ») et surtout, pour plus de la moitié, des emplois qui combinent tous les aspects de la précarité, des emplois d'autoentrepreneurs. Dans le même temps, nombre d'emplois existants ont été transformés en emplois à temps partiel ou en contrats d'autoentrepreneurs. Pour autant qu'ils ne rencontrent pas d'opposition, les patrons ont tout avantage à de telles transformations, parce qu'ils n'ont pas de cotisations sociales à payer sur les temps partiels en dessous de 18 heures par semaine et, dans le cas des autoentrepreneurs, parce qu'ils ne sont pas couverts par les accords collectifs, sur les salaires en particulier.

Cameron peut bien se vanter d'un taux d'emploi de 73,2 % et d'un taux de chômage de 5,7 %, ce qui représente quand même 1,86 million de travailleurs sans emploi. Mais, parmi les travailleurs ayant un emploi, 6,5 millions ont un emploi précaire d'un type ou d'un autre. Et puis il y a les jeunes de moins de 25 ans, dont plus de 14 % sont chômeurs.

À ceux-ci s'ajoutent les « inactifs qui veulent un emploi » : ils sont plus de 2,2 millions, pour l'essentiel des chômeurs que les tracasseries ubuesques des bureaux de chômage ont fini par pousser à renoncer à s'y faire enregistrer. Introduit par les travaillistes en 2009 et aggravé par le gouvernement de Cameron en 2012, le système des sanctions à l'encontre des chômeurs est devenu un véritable cauchemar. Pour un oui ou pour un non, un rendez-vous manqué, un CV mal rédigé ou non envoyé, un refus d'aller travailler gratuitement sous couvert de faire un stage de formation, etc., on peut être privé de toute allocation sociale, et pas seulement des allocations chômage. La première sanction est de quatre semaines, les suivantes s'allongent. Une récente enquête montrait que 70 % des chômeurs enregistrés avaient été sanctionnés au moins une fois en 2014. Alors, les chômeurs abandonnent et rejoignent les rangs des « inactifs ».

C'est tout cela qui explique que tant de travailleurs finissent par prendre le premier job précaire venu. C'est d'ailleurs le but de ce système punitif, à la fois faire des économies sur les allocations chômage et fournir au patronat une main-d'œuvre corvéable à merci.

Mais, du coup, la paie de ces travailleurs constamment ballottés d'un emploi précaire à un autre, qui représentent collectivement plus de 20 % des salariés, reste plus ou moins au niveau du salaire minimum, voire en dessous. À ceux-ci s'ajoutent les cinq millions de travailleurs du secteur public dont les salaires sont gelés depuis 2009. Du coup, le pouvoir d'achat du salaire horaire moyen a encore baissé de 1,6 % en 2014, pour la sixième année consécutive. Au total, la baisse du salaire horaire réel moyen est de près de 10 % depuis le début de la crise, ce qui équivaut à un retour de quinze ans en arrière, au niveau de l'année 2000. Et pour les autoentrepreneurs c'est pire encore, puisque leur pouvoir d'achat a baissé de 22 % depuis 2008.

Par une cynique ironie, ce gouvernement qui s'était fait fort, au nom de la nécessité de réduire les déficits publics, de faire baisser le coût des allocations sociales liées au chômage en forçant les chômeurs à prendre le premier emploi venu, à n'importe quelles conditions, a dû faire face à une hausse incompressible de ses dépenses sociales. Car, en Grande-Bretagne, les allocations sociales avaient été conçues au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale non pas seulement pour les chômeurs, mais pour les pauvres en général, ce qui permettait au patronat de payer de très bas salaires. Et aujourd'hui on se retrouve dans la situation où, du fait de l'appauvrissement général de la population laborieuse, le nombre de salariés suffisamment pauvres pour avoir droit aux allocations sociales dépasse très largement celui des chômeurs, et augmente de plus en plus. En plus de la baisse de la recette des impôts liée à la baisse des salaires réels, c'est là la principale cause des difficultés de Cameron à réduire ses déficits.

Mais Cameron a beau être pris dans ces contradictions, elles lui importent peu. L'essentiel à ses yeux est d'entretenir auprès des marchés la fiction que l'économie britannique est en bonne santé et que les dépenses de l'État sont sous contrôle, afin de protéger le parasitisme du capital britannique et garantir ses profits.

Quant à la classe ouvrière, plus le temps passe, plus les mesures qui s'attaquent à ses conditions de vie s'accumulent, et plus s'accumulent les comptes qu'elle aura à régler avec cette bourgeoisie qui croule sous l'argent qu'elle a volé aux travailleurs en les exploitant et en pillant les caisses publiques. Ces comptes, elle ne pourra pas, bien sûr, les régler par le bulletin de vote le 7 mai. Elle n'aura même pas la possibilité d'exprimer son refus de la politique d'austérité de Cameron, parce qu'aucun des partis qui se présentent dans cette élection ne la condamne clairement d'un point de vue de classe. Si elle veut non seulement faire payer à la bourgeoisie ce qu'elle a subi pendant ces années de crise, mais surtout lui faire payer cette crise, c'est dans les usines, dans les bureaux et dans la rue, là où peut réellement s'exprimer sa force collective, qu'elle devra passer à l'offensive.

25 mars 2015