Brésil - Lula : la réussite du réformisme ?

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novembre 2010

Le 31 décembre 2010, Lula terminera son deuxième et dernier mandat. Il bénéficie du taux inouï de 80 % d'opinions favorables dans son pays, alors qu'en 2002 et 2006 il ne l'avait emporté qu'au deuxième tour des élections, avec 60 % des suffrages contre 40 % à son adversaire de droite. La presse du monde entier chante ses louanges, comme Le Monde qui le nomme "homme de l'année". Il est ami avec Castro, Chavez, Ahmadinejad, ce qui n'empêche pas Obama de le considérer comme "notre homme", Merkel et Sarkozy de s'afficher en sa compagnie.

L'ancien leader des grèves de 1978-1980 dans les banlieues ouvrières de Sao Paulo, fondateur de la Centrale unique des travailleurs (CUT), dirigeant et candidat présidentiel du Parti des Travailleurs (PT), est arrivé au pouvoir en janvier 2003 à la tête d'une coalition hétéroclite réunie autour du PT. Dix-huit ans après la fin de la dictature militaire (1964-1984), la polarisation du pays en deux blocs politiques se confirmait, mettant à sa manière fin à l'émiettement des partis : 19 sont représentés dans le Parlement actuel, qui siège jusque fin janvier 2011. Le PT relayait au pouvoir le Parti social-démocrate brésilien (PSDB) dont le leader, Fernando Henrique Cardoso, venait d'occuper la présidence pendant huit ans.

L'accès de Lula à la présidence signifiait que lui et son parti étaient considérés par la bourgeoisie comme dignes de confiance. Le PT n'a certes jamais été un parti révolutionnaire. Né en 1982 pour être l'organe politique du mouvement syndical qui contestait la dictature, s'appuyant sur la gauche catholique inspirée par la théologie dite de la libération, sur l'intelligentsia social-démocrate et sur les groupes d'extrême gauche, trotskystes en particulier, il empruntait son langage radical aux militants ouvriers qui formaient sa base. Lula était à l'époque dénoncé par la bourgeoisie comme un dangereux gauchiste, un barbu hirsute et ignorant les bonnes manières. Mais l'appareil du PT et de la CUT avait assez vite montré son réformisme profond, contrôlant et tempérant les grèves, assurant l'autonomie des élus par rapport aux militants de base, prônant la voie électorale vers le pouvoir, bridant ou expulsant les révolutionnaires, concluant des alliances avec des partis de plus en plus à droite. Lula s'était taillé la barbe, avait modéré son langage, assuré l'état-major et l'Église catholique de sa loyauté, fait allégeance aux États-Unis et au Fonds monétaire international (FMI), et déclaré son amour à la bourgeoisie brésilienne. C'est donc le leader très convenable d'un parti très convenable qui est arrivé à la présidence en janvier 2003.

Reste à expliquer comment il a fait pour, huit années durant, sembler satisfaire à la fois les bourgeois, auxquels il promettait une plus grande prospérité, et les classes populaires, auxquelles il annonçait la fin de leur misère, et cela dans un pays de 190 millions d'habitants, dont la superficie est quinze fois celle de la France et qui a la triste réputation d'être un des plus inégalitaires du monde.

Bourgeois, enrichissez-vous

La politique de Lula et de ses gouvernements a été dans l'exacte continuité de celle de son prédécesseur de droite, Cardoso, favorisant les secteurs de la finance et des exportations. Sous sa présidence, les banques ont réalisé des bénéfices jamais vus. En 2005 par exemple, Bradesco et Banco do Brasil réalisaient près de 2 milliards de dollars de profits chacun. L'ensemble des groupes bancaires ont, sous la présidence de Cardoso, réalisé 20 milliards de dollars de profits cumulés, et 100 milliards sous celle de Lula. Les forts taux d'intérêt ont attiré les capitaux des financiers du monde entier. Le taux directeur est aujourd'hui de 9,50 %, le plus haut du monde, après avoir longtemps frôlé les 20 %. Cette année, plus de 45 milliards de dollars sont entrés dans le pays. Ces investisseurs ont toute liberté pour rapatrier les intérêts et dividendes engrangés.

Les secteurs en pointe sont les exportateurs de matières premières minières et agricoles. En 2005, la compagnie minière Vale do Rio Doce réalisait 3,5 milliards de dollars de profit. Le Brésil est le premier exportateur mondial de café, sucre, alcool, jus d'orange, viande de bœuf et de poulet, et un très gros producteur de soja, de maïs, de viande de porc. Dans un discours, Lula a qualifié de "héros" les gros planteurs de canne à sucre qui se spécialisent dans la production d'éthanol carburant. Pour étendre les surfaces consacrées en particulier au soja, à la canne à sucre et à l'élevage bovin, les grands exploitants agricoles, qui sont souvent des trusts impérialistes, massacrent la forêt amazonienne, avec ou sans l'accord des autorités, refoulant ou exterminant pour cela les tribus indiennes, et réduisent leurs salariés à un véritable esclavage dans leurs fazendas. Le gouvernement a tout un plan pour "libérer" l'Amazonie des lois et règlements qui en limitent l'appropriation et l'exploitation. Une première mesure a été prise, qui cède au privé à des prix d'ami 60 millions d'hectares de terres publiques.

La production du secteur agro-industriel atteint les 400 milliards de dollars, plus que le PIB de l'Argentine, et ses exportations étaient en 2008 de 72 milliards. Le gouvernement Lula a tout fait pour le favoriser. En 2008, quand la crise bancaire réduisait les financements, il lui a accordé 13 milliards de prêts, puis encore 9 milliards en mars 2009. Pour lui complaire, il l'a laissé utiliser pour les agrumes des pesticides interdits dans le monde entier, qui ont empoisonné des milliers de gens, et il a légalisé l'emploi à grande échelle des OGM, à la grande déception des écologistes qui le soutenaient.

Mais le secteur industriel n'a pas non plus été oublié, même s'il alimente le marché intérieur et exporte moins. Il a crû de 18 % en un an. L'an passé, sous prétexte de les aider à surmonter la crise, le gouvernement a fait cadeau aux entreprises et aux banques de plus de 140 milliards d'euros d'argent public. À lui seul le secteur automobile a été exempté de plus de 400 millions d'euros d'impôts. La condition était de maintenir l'emploi : le lendemain de cette annonce, PSA annonçait le licenciement de 250 travailleurs... et conservait l'exemption d'impôt.

Lula et le PT dans l'opposition critiquaient les privatisations réalisées par Cardoso. Les prix de vente étaient souvent scandaleusement bas : Vale do Rio Doce, évalué à plus de 40 milliards de dollars, était vendu pour 1,5 milliard en 1997. Son bénéfice était de 3 milliards en 2007 ! Une fois au pouvoir, Lula s'est bien gardé de revenir sur ces privatisations. Il a au contraire systématiquement encouragé les partenariats public-privé (PPP), où le public fournit les fonds et le privé encaisse les profits. Et tant pis si l'intervention du privé dans les services publics provoque des dysfonctionnements scandaleux, comme la panne qui, dans la nuit du 10 au 11 novembre 2009, a pendant plusieurs heures privé de courant la moitié des Brésiliens, provoquant dans les grandes villes un chaos indescriptible.

La bourgeoisie brésilienne est donc prospère comme elle ne l'a jamais été et elle le manifeste en affichant un luxe choquant pour le reste de la société. Le marché des jets privés, des hélicoptères pour les déplacements en ville, des voitures blindées et des gardes du corps est florissant. Le magasin Daslu de Sao Paulo, spécialisé dans le commerce de luxe et auquel seuls les riches ont accès, a ouvert des filiales dans d'autres capitales d'État qui offrent désormais une clientèle suffisante pour justifier une installation.

Lula au pouvoir, cela a été tout profit pour la bourgeoisie, et cela s'est traduit cette année par un appui sonnant et trébuchant à la candidate du PT, Dilma Rousseff. Début septembre elle avait déjà reçu pour sa campagne 20 millions de dollars des grandes entreprises, alors que son concurrent de droite, José Serra, n'en avait eu que 14. Les bourgeois ont une certaine reconnaissance du ventre.

Un journaliste de la Folha de Sao Paulo écrivait en mai 2005 : "On n'a pas encore pu distinguer Lula de Fernando Henrique Cardoso." La remarque est toujours valable aujourd'hui.

Surtout ne rien changer

Cette prospérité de la classe bourgeoise s'est réalisée de la manière la plus traditionnelle. Au lieu d'innover, comme le prétendait le programme défendu par Lula et le PT, de limiter l'emprise des multinationales, de réaliser la réforme agraire, de développer le secteur public et la petite production agricole, de tenter de moderniser vraiment le pays pour en faire bénéficier les travailleurs, Lula a suivi en tout ses prédécesseurs de droite, au point que même les conservateurs les plus obtus n'ont rien eu à lui reprocher.

La réforme agraire par exemple, point essentiel du programme du PT depuis sa naissance, n'a pas avancé d'un pas. Lula a confessé : "Pendant longtemps, j'ai prôné une réforme agraire radicale. Entre-temps, j'ai perdu trois élections. J'ai appris que le peuple souhaitait une réforme agraire tranquille et pacifique. J'avoue que j'ai eu du mal à prononcer ces mots." Apparemment cette allergie lui a passé et il a réussi ce tour de force d'installer moins de paysans que Cardoso sur des terres concédées par l'État. Il avait promis lors de sa campagne de 2002 d'installer 550 000 nouvelles familles et d'en régulariser 500 000 autres déjà en place. À l'issue de son premier mandat, 163 000 familles seulement avaient été installées, et il semble que pour arriver à ce chiffre on ait comptabilisé un certain nombre de simples régularisations, ou des installations déjà décidées sous Cardoso.

Par contre la répression contre les occupations de terres s'est poursuivie sans faiblir. Sous la présidence de Lula, avec des gouverneurs de gauche comme de droite (ce sont eux qui dans chaque État disposent de la police en uniforme, destinée au maintien de l'ordre), la police a été régulièrement envoyée contre les occupations de terres, ou d'immeubles en ville. Au cours du premier mandat (2003-2006), 189 militants paysans (se revendiquant généralement du PT ou de son allié le Mouvement des sans-terre MST) ont été assassinés, plus que lors du premier mandat de Cardoso, et les commanditaires de ces assassinats ont joui de la même impunité.

Cardoso avait projeté un certain nombre de "réformes", qu'il n'avait pas pu ou pas osé réaliser. Elles concernaient la Sécurité sociale, le droit du travail, l'enseignement, les universités, les retraites. À peine au pouvoir, Lula s'est attaqué à bon nombre de ces réformes, qu'il a menées avec succès contre la population.

La première attaque a été menée dès 2003 contre les retraites des fonctionnaires fédéraux. Ils avaient le double privilège d'avoir une retraite garantie et de toucher une pension égale à leur précédent salaire. Après une campagne dénonçant les retraites millionnaires de certains hauts fonctionnaires, ambassadeurs, etc., tous les fonctionnaires ont vu leur retraite décrochée du salaire et fortement réduite. Pour les autres retraites, dans les grandes entreprises ou les services publics, il y avait deux voies d'accès : soit par temps de contribution (en général au bout de 25 ans de service), soit par l'âge (50 ans). Tout l'effort des gouvernements sous Lula a consisté à allonger le temps de cotisation, à imposer un âge minimum de départ, et à exiger que les futurs retraités remplissent les deux conditions, et d'âge et de cotisation. Sur ce terrain le travail n'est pas encore terminé, mais on sait déjà que la bourgeoisie souhaiterait la retraite à 65 ans... dans un pays où l'espérance de vie ne dépasse guère les 70 ans. Une autre injustice contre les retraités a consisté à maintenir des réajustements des pensions bien inférieurs à l'inflation et sans lien avec la réévaluation du salaire minimum.

En 2006, à la veille d'élections générales, les organisations de retraités avaient réussi à faire voter par la Chambre des députés et par le Sénat la fin de mesures adoptées en 1999 et qui pénalisaient les retraités, rognant jusqu'à 40 % de leurs pensions. Eh bien, c'est Lula lui-même qui monta au créneau et mit son veto à cette loi déjà votée !

Les services publics aussi ont été la cible du gouvernement : au lieu de les développer comme il serait nécessaire, surtout dans un pays où la pauvreté ravage les campagnes et les quartiers populaires des villes, Lula les a mis au régime maigre. En mai dernier encore, il a coupé 4,5 milliards de dollars dans les dépenses publiques. De ce fait l'éducation publique manque de fonds, les hôpitaux et centres de santé ont de plus en plus de mal à fonctionner, les travaux d'infrastructure, routes, ports, aéroports, égouts, habitations, ne sont pas réalisés et les catastrophes se multiplient, en particulier chaque fois que se produisent des orages violents, dans le Nordeste bien sûr, mais aussi dans les zones beaucoup plus riches et développées que sont les États du sud-est. Dans la nuit du 5 au 6 avril 2010 encore, les orages ont fait 220 morts dans les favelas de Rio et des centaines d'autres à Niteroi, de l'autre côté de la baie, du fait de l'écroulement de montagnes de détritus sur des quartiers d'habitation.

Dans le domaine syndical aussi la bourgeoisie réclamait une réforme. En effet, depuis la fin de la dictature, l'État refusait d'intervenir dans les syndicats, par exemple pour casser une direction et imposer des responsables à sa dévotion. Du coup, la large autonomie, en particulier financière, dont bénéficiaient les syndicats de base, organisés par secteur d'activité sur une ville ou une région, devenait un avantage pour les travailleurs qui pouvaient assez facilement élire une direction syndicale combative, sans que personne puisse les en empêcher. Pour mettre fin à cette intolérable liberté de choix, dont il avait lui-même bénéficié il y a une trentaine d'années pour prendre la tête du syndicat des métallurgistes de Sao Bernardo, Lula donna une existence institutionnelle aux confédérations syndicales (CUT, Força Sindical, etc.), les fit bénéficier du gros des rentrées financières syndicales (l'impôt syndical : une journée de salaire retenue chaque année à tous les travailleurs, syndiqués ou non par ailleurs ; cette année cela représente 100 millions d'euros) et leur donna le pas sur les syndicats de base, en particulier en ce qui concerne la signature d'accords avec les patrons. Le gouvernement se donnait ainsi les moyens de contrôler les syndicats et d'intégrer leurs directions nationales, pour le plus grand profit de la bourgeoisie. Lula prit même symboliquement comme ministre du Travail Luis Marinho, le président de la CUT.

Lula avait plusieurs fois été arrêté au moment des grandes grèves de 1978-1980. Le PT était né en quelque sorte de la chute de la dictature et réunissait de nombreux militants qui avaient été emprisonnés, torturés ou exilés par les militaires. Malgré cela, sous les gouvernements Lula l'impunité des tortionnaires est restée totale. Il y a pourtant eu toute une campagne, animée par des familles de disparus assassinés par l'armée et la police, demandant l'ouverture des archives concernant cette période. L'armée avait réagi, le commandant de l'armée de terre s'était violemment élevé contre cette revendication, en des termes tels que le ministre de la Défense l'avait rappelé à l'ordre. Eh bien, c'est le ministre que Lula démissionna, et les archives conservèrent leurs sinistres secrets.

Sur les sujets de société, tels que l'avortement, toujours interdit au Brésil, ou le mariage homosexuel, les années Lula n'ont apporté aucune avancée. Il y a pourtant dans le pays autour d'un million et demi d'avortements clandestins, qui tuent et estropient des dizaines de milliers de femmes chaque année. En plus des organisations féministes, une partie des militantes catholiques réclament la libéralisation de l'avortement. Mais c'est à la hiérarchie catholique, sélectionnée depuis trente ans par Rome parmi les prélats les plus réactionnaires, que Lula fait allégeance. Il ne veut pas braquer non plus les nombreuses sectes évangéliques, socialement très conservatrices et dont font partie bien des députés. Le vice-président de Lula, lors de son premier mandat, venait du Parti Libéral, notoirement lié à l'Église universelle du règne de dieu, la plus active de ces sectes. Aux dernières élections, le "groupe parlementaire" évangélique, tous partis confondus, est passé de 39 à 64 députés. Quand en 2008 s'est constitué un Front parlementaire contre l'avortement, le PT en a fait partie. Et en 2009 le gouvernement a signé avec le Vatican un accord sur une campagne contre la légalisation de l'avortement. Mais on trouve toujours plus réactionnaire que soi. La déférence de Lula envers la morale traditionnelle et la religion n'a pas empêché qu'entre les deux tours la campagne de la droite accuse Dilma Rousseff de "tuer les petits enfants" et d'être favorable au mariage homosexuel, bien qu'elle s'affiche dans les églises et en compagnie d'ecclésiastiques.

La corruption est au Brésil une des traditions les plus ancrées dans la politique et l'économie. La lutte contre la corruption était en quelque sorte la marque de fabrique du PT. Lula déclarait en 2002 : "La corruption au Brésil est une chose ancienne. Nous la combattrons comme cela n'a jamais été fait avant nous." Même les gens qui se défiaient de la droitisation croissante des campagnes de Lula étaient convaincus que, s'il arrivait au pouvoir, il se comporterait honnêtement et tenterait d'instaurer la propreté en politique. Eh bien, même sur ce terrain, Lula et le PT ont trahi toutes leurs promesses et ont rivalisé avec les gouvernements de droite. Au cours de ces huit années, la plupart des dirigeants historiques du PT, devenus ministres, gouverneurs ou administrateurs, ont dû démissionner ou s'écarter parce qu'ils étaient compromis dans des affaires politico-financières. Le scandale le plus connu a été celui du mensalao (la "grosse mensualité") en 2005, qui a failli faire chuter Lula et a décimé son entourage proche, provoquant en particulier la démission du ministre de la Maison civile (qui joue le rôle de Premier ministre) et du ministre de l'Économie. Une véritable organisation secrète ayant des ramifications dans tout le pays collectait auprès des grandes entreprises des fonds en liquide au profit du PT, qui les redistribuait aux parlementaires, entre autres de l'opposition, afin qu'ils assurent le vote des lois proposées par le gouvernement. L'originalité du système était que l'achat des voix ne se faisait pas au coup par coup : plus d'une centaine d'honorables députés et sénateurs recevaient chaque mois leur enveloppe de 10 000 dollars. L'épisode du cuecao (le "gros slip"), dans lequel un attaché parlementaire avait caché 100 000 dollars en billets verts, fut un succès, inspirant les chansonniers, les écoles de Carnaval... et les fabricants de lingerie. Lula s'en tira indemne parce que personne, même parmi ses ennemis politiques de la droite, ne chercha vraiment à le mettre en cause. Il put donc prétendre à chaque fois qu'il ignorait tout et que tout s'était passé "en dépit de son plein gré". Il était bien sûr au courant, et le reconnut implicitement par la suite. Des enquêtes parlementaires en cascade et des procès en haute cour eurent lieu, mais au total pas un seul des politiciens compromis ne connut la prison, tant est grande la solidarité des parlementaires et du gouvernement avec les corrompus.

Mais dans cette continuité parfaite avec les régimes précédents, le PT a perdu jusqu'à l'ombre de sa réputation antérieure de "parti propre".

Une conjoncture économique favorable

Si la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, les "investisseurs" impérialistes (les fameux "marchés"), les réactionnaires et les Églises sont contents de Lula, si ses ministres et tout son entourage se sont révélés corrompus jusqu'à la moelle, comment se fait-il que le peuple en soit content lui aussi, apparemment ? C'est que les huit années de son gouvernement ont été ressenties par les classes populaires comme relativement bonnes. Sans que leurs problèmes aient été résolus, elles ont eu le sentiment d'un mieux. Sentiment qui avait commencé sous Cardoso, avec la fin de l'inflation galopante (5 000 % l'an) qui rongeait les salaires et déstabilisait toute la société. Mais l'époque Cardoso avait aussi vu la baisse rapide de l'emploi industriel, alors que sous Lula il y a eu incontestablement des embauches, une réelle croissance économique et une certaine progression des revenus populaires.

Le miracle Lula, c'est d'avoir largement échappé à la dernière flambée de la crise économique mondiale. Certes, fin 2008 et début 2009 le fléchissement a été net, il y a eu un recul de 0,2 % du PIB, de nombreux licenciements (1,3 million de nouveaux chômeurs) ou des mises en vacances forcées, des baisses de salaires, mais la reprise a été rapide et vive, 2010 se traduisant par une croissance record de plus de 7 %. Ces huit années ont donc été globalement des années de prospérité pour la bourgeoisie, avec quelques retombées pour le pays.

Sur le marché mondial, le Brésil est surtout un producteur de matières premières minières et agricoles, dont les prix se sont à peu près maintenus. Il n'y a pas eu de crise du soja, de la viande de bœuf ou de poulet, du café, du tabac, du fer ou du diamant. Et le Brésil est une puissance régionale, qui exporte dans toute l'Amérique du Sud véhicules, avions, électroménager. Les fleuves issus du bassin amazonien lui fournissent de l'électricité à volonté. En matière de pétrole et de gaz, il est déjà à peu près autosuffisant et devrait devenir un gros exportateur, avec les réserves gigantesques découvertes au large de ses côtes, 7 000 m sous le niveau de la mer, sous une couche de 2 km de sel. C'est un pays possédant un véritable marché intérieur, même si toute une partie de la population n'y a guère accès, et une bourgeoisie puissante, même si elle est subordonnée aux grandes puissances impérialistes et à leurs trusts. C'est aujourd'hui la huitième puissance économique mondiale.

Et puis le Brésil n'a pratiquement pas été touché par la crise financière. Sa politique traditionnelle de taux d'intérêts élevés (aujourd'hui le taux directeur est de 9,50 %, contre 1 % ou moins dans les grands pays impérialistes) a continué à attirer les capitaux : 36 milliards d'euros cette année. Notons que ces entrées de capitaux et les bénéfices des exportations sont à peu près annulés par les intérêts et les amortissements de la dette rapatriés dans les pays prêteurs. La hausse des prix reste à 5,5 %. Les réserves en monnaies fortes se montent à 200 milliards d'euros. Dans un pays qui a longtemps été parmi les gros emprunteurs mondiaux, et où le cri de guerre de la gauche était "Dehors le FMI !", Lula s'est même payé le luxe de faire au FMI un prêt (autour de 6 milliards d'euros, l'équivalent du montant annuel de la bolsa familia, destinée aux familles pauvres), commentant, narquois : "Prêter de l'argent au FMI, est-ce que ça n'est pas du dernier chic ?" Peut-être, mais pas du dernier chic social.

Quelques mesures en faveur des pauvres

Dans ce contexte, Lula a pu prendre en faveur des plus démunis une série de mesures d'assistance qui lui ont valu une bonne part de sa popularité. Les travailleurs des villes et des grosses entreprises se sont peut-être en partie détachés de lui (le PT est désormais minoritaire dans son ancien fief de l'État de Sao Paulo), mais les populations misérables du Nordeste se sont attachées à lui et au PT comme à ceux qui leur donnent le pain, de la même façon qu'elles étaient fidèles auparavant à leurs chefs politiques régionaux.

La principale de ses mesures est la bolsa familia (bourse famille). Déclarant en 2006, lors de sa campagne pour un deuxième mandat, qu'il allait désormais s'attaquer aux injustices sociales (cela ne faisait que reprendre sa promesse de "faim zéro" faite en 2002), Lula a institué en 2007 cette allocation aux familles pauvres (entre 23 et 46 euros de revenu mensuel par personne) et très pauvres (moins de 23 euros par personne). Toutes ont droit à 8 euros par enfant scolarisé (jusqu'à trois) et 12 euros par adolescent scolarisé (jusqu'à deux) et les très pauvres reçoivent en plus une allocation de base de 24 euros. Seules 0,05 % des familles touchent le maximum : 72 euros. C'est une misère, mais pour les plus pauvres c'est la différence entre vivre et mourir. 46 millions de personnes, un Brésilien sur quatre, bénéficient de la bolsa familia. Cette mesure a en outre l'avantage de pousser à la scolarisation des jeunes et de faire baisser les chiffres du travail infantile. Elle retire aussi une partie de leurs troupes aux mouvements d'occupation de terres, car une partie de ceux qui vivent dans les campements choisissent de le faire, non parce qu'ils veulent cultiver la terre, mais parce qu'ainsi ils sont nourris et logés. Et elle ne coûte pas si cher : moins de 6 milliards d'euros, c'est-à-dire vingt fois moins que ce qui est versé en intérêts aux détenteurs des titres de la dette publique. Le service de la dette représente 36 % du budget national, contre 5 % qui vont à la santé et 3 % à l'éducation.

Quant aux salaires, les plus bas ont augmenté tandis que les autres diminuaient. L'inégalité salariale est une tradition, y compris à l'intérieur de la classe ouvrière. Le salaire minimum fixé par la loi est une réalité pour toute une partie des travailleurs, employés de maison, salariés du commerce et des petites entreprises, mais n'est qu'une unité de compte pour les employés de banque ou les ouvriers des grosses entreprises, métallurgie, automobile, électricité, pétrole, qui pouvaient gagner huit, douze ou parfois jusqu'à plus de vingt salaires minimums.

Lula avait promis de doubler en quatre ans le salaire minimum, et c'est ce qu'il a fait... en six ans. Le salaire minimum est passé de 70 euros en janvier 2003 à 85 à la mi-2003, 120 en mars 2007, 204 en janvier 2010. C'est loin de permettre aux millions de travailleurs qui touchent ce minimum de vivre convenablement. Un organisme de statistique officiel estime que pour cela il faudrait 650 euros et le candidat de droite, Serra, ne s'avance pas beaucoup en promettant 250 euros. Le minimum a donc incontestablement augmenté, même en tenant compte de l'inflation (5,5 % cette année).

Mais cela ne veut pas dire que, dans le revenu national, la part des salaires est plus grande. Car les revenus des travailleurs qualifiés et des grandes entreprises ont été gelés et ont baissé de 20 ou 30 % en huit ans. Sans compter que les nouveaux salariés de ces secteurs ont été embauchés à des tarifs inférieurs souvent de moitié à ceux des plus anciens. Il y a donc eu un tassement dans l'amplitude des salaires, et la masse salariale a finalement stagné ou même baissé, alors que les profits s'envolaient. Les salariés les plus mal payés ont été gagnants, les autres y ont perdu, et toute la bourgeoisie y a gagné. C'est sans doute ce que reflète la progression impressionnante du PIB par habitant : il est passé de 7 600 dollars en 2003 à 9 700 dollars en 2008. Lula a pu se vanter de la réduction des inégalités salariales : elle ne fait que dissimuler la croissance des inégalités sociales, des inégalités de revenus. Ce n'était que la continuation d'un mouvement engagé auparavant : en 1990 les salaires représentaient 52 % du PIB et les revenus du capital 38 %. En 2003 la proportion s'était inversée : 53 % pour le capital et 43 % pour les salaires.

La contestation militante en recul

Le mécontentement suscité par les réformes de Lula parmi toute une partie de l'électorat traditionnel du PT (ouvriers de la grande industrie, employés de banque, intellectuels, fonctionnaires, souvent perçus par les plus pauvres comme des privilégiés), s'est traduit par la dépolitisation plus que par la contestation et n'a donc pas vraiment sapé l'emprise du PT et des syndicats sur la classe ouvrière.

Il y a bien eu la scission du Parti du Socialisme et de la Liberté (Psol), derrière Heloisa Helena, à la suite des attaques contre la retraite des fonctionnaires. Mais le Psol est resté un petit parti, s'adressant surtout aux intellectuels et aux syndicalistes. Il n'a pas réussi à entraîner plus qu'une petite partie de Démocratie Socialiste, la tendance interne du PT qui était liée au Secrétariat Unifié et dont un membre était entré au gouvernement comme ministre du Développement agraire. Et surtout le Psol est un parti réformiste, qui peut bien afficher parfois un langage radical, mais où les élus et les notables font la pluie et le beau temps et qui, pour avoir des postes, est prêt à passer des accords avec les partis de gauche et même de droite. C'est un parti de mécontents, qui aimeraient bien que le PT revienne à ses origines, pas un parti de militants ni de révolutionnaires. Et l'absence de mouvements puissants de la classe ouvrière aide le Psol à dériver à droite.

Sur le plan syndical aussi, le mécontentement devant la bureaucratisation des appareils et leur alignement sur le gouvernement a conduit à la baisse du militantisme plus qu'à la construction d'alternatives. Parallèlement à la sortie des courants de gauche hors du PT, la CUT a connu une série de scissions, qui ont donné naissance à de nouvelles centrales syndicales. Une tentative de regroupement s'est produite cette année autour de Conlutas (Confédération des luttes). Cette confédération, construite depuis 2004 par les militants du PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié, trotskyste, section brésilienne de la Ligue Internationale des Travailleurs), réunit des militants combatifs de syndicats et de mouvements populaires, qui ne se reconnaissent plus dans la CUT et le PT. Conlutas a une existence certaine, bien que son influence soit limitée, regroupant en 2008, lors de son premier congrès, 36 syndicats de salariés, deux mouvements étudiants, 20 minorités syndicales et une vingtaine de mouvements sociaux (Noirs, femmes, homosexuels, paysans sans terre, squatters, etc.). Elle a du mal à jouer un rôle dirigeant en dehors des fonctionnaires, principalement des professeurs. En juin dernier sa tentative de fusion avec d'autres groupes syndicalistes dissidents, comme l'Intersindical animée surtout par des militants du Psol, n'a guère eu de succès, les bons bureaucrates qui dirigent l'Intersindical ne voulant pas risquer de s'allier à des révolutionnaires et préférant au fond leur position minoritaire.

Du fait de la prospérité économique, de la relative amélioration des conditions de vie du petit peuple et de l'absence d'organisations contestataires fortes, le Brésil n'a pas sous Lula connu de grandes luttes, au cours desquelles la politisation puisse progresser et une opposition ouvrière se qualifier. Cela ne veut pas dire que cette relative réussite de Lula a fait sortir le Brésil du sous-développement et des maux qui lui sont attachés : bas salaires, retraites misérables, chômage, concentration de la propriété terrienne, malnutrition, scolarisation insuffisante, problèmes de santé, violence des riches et criminalité urbaine.

Lula a réussi à masquer en partie ces problèmes grâce à la prospérité économique et aux programmes d'assistance. Il a bénéficié de son image de "fils du peuple" et de la conviction chez les pauvres qu'il "est l'un des nôtres" et qu'il "fait ce qu'il peut pour nous". Dilma Rousseff qui lui succède n'aura sans doute pas les mêmes atouts, surtout qu'au fil des ans le PT est devenu un parti comme les autres, ni plus ni moins pourri. Et la crise économique mondiale est en embuscade. Elle peut d'un jour à l'autre s'abattre sur le pays, priver de financements les programmes d'assistance, faire fuir les capitaux, supprimer en masse les emplois. Dans un pays largement sous-développé comme le Brésil, les conséquences en seraient catastrophiques. Elle susciterait sans doute aussi les réactions d'une classe ouvrière qui a montré dans le passé, en propulsant sur la scène nationale le PT, la CUT et Lula, qu'elle était capable de jouer un rôle de premier plan.

Il faut souhaiter qu'alors, au lieu de donner corps à des organisations réformistes finalement au service de la bourgeoisie, la classe ouvrière brésilienne parvienne à créer des organisations qui lui soient dévouées, prêtes à défendre jusqu'au bout ses intérêts, en particulier un parti communiste révolutionnaire qui lui permette d'être candidate au pouvoir.

8 novembre 2010