Le 3 août 2005, la dictature du président mauritanien Maaouya ould Sid'Ahmed Taya, au pouvoir depuis le 12 décembre 1984, était renversée pendant que celui-ci assistait aux obsèques du roi Fahd d'Arabie saoudite décédé trois jours plus tôt. À l'aube, des éléments du Basep, les forces de sécurité présidentielles, occupaient les points névralgiques de la capitale, Nouakchott. Dans l'après-midi, la population apprenait sur les ondes de la radio-télévision nationale «la fin des pratiques totalitaires dont elle [avait] tant souffert depuis plusieurs années», selon les termes du communiqué officiel des officiers supérieurs qui venaient de renverser Ould Taya. Des manifestations de joie avaient lieu dans la capitale et dans le reste du pays.
Les putschistes ont aussitôt désigné un «Conseil militaire pour la justice et la démocratie» (CMJD) de 17 membres. Celui-ci était dirigé par un homme du sérail, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, qui exerçait depuis vingt ans les fonctions de directeur de la Sûreté nationale. La plupart des membres de ce conseil militaire sont également des dignitaires de l'ancien régime, ce qui fait de leur coup de force une sorte de révolution de palais. Une charte publiée trois jours plus tard définit l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics pendant une période transitoire de deux ans, censée aux yeux du nouveau pouvoir être nécessaire à la préparation et à la mise en place d'institutions démocratiques. Un référendum était annoncé pour courant 2006, destiné à instaurer un mandat présidentiel, renouvelable une seule fois.
La classe politique, y compris le PRDS (Parti républicain démocratique et social, l'ancien parti majoritaire), a apporté son soutien au programme de réformes esquissé par le CMJD L'Union africaine, l'Union européenne, l'ONU et les États-Unis ont commencé par condamner le putsch, pour le principe, en exigeant le retour à ce qu'ils nomment «la légalité constitutionnelle» et ignorant la liesse qui s'était emparée des masses populaires après l'annonce de la chute de Ould Taya, et ce qu'elle pouvait traduire de colère à l'égard du régime renversé. Puis tous ont reconnu, par ambassadeur interposé, le nouveau pouvoir.
En deux décennies de pouvoir personnel, Ould Taya n'avait, bien évidemment, apporté à la population ni liberté d'expression ni prospérité économique, encore moins le minimum de droits sociaux auxquels celle-ci aspirait. Bien au contraire, il avait cherché à compartimenter les Mauritaniens selon leurs origines ethniques. Lui qui affirmait en 1986 qu'il «refusait de diviser [son] peuple en Blancs et Noirs» laisse une Mauritanie divisée dans laquelle la méfiance règne entre les uns et les autres et où les tensions entre communautés n'ont cessé de s'exacerber depuis avril 1989.
En effet, à la fin des années quatre-vingt, plus de sept cents Mauritaniens noirs étaient massacrés dans les grandes villes de Nouakchott et Nouadhibou ainsi que dans plusieurs autres localités, avec la complicité des plus hautes autorités de l'État. Loin de s'opposer à ces pogroms anti-Noirs, le régime de Taya procédait à son tour à une «épuration» des employés noirs de l'administration et des entreprises publiques et à l'arrestation, puis à l'exécution, de dizaines de Mauritaniens noirs. Des déportations furent organisées dans le but de «dénégrifier» le pays, en chassant plus de 120000 Négro-Africains.
Cette politique ethniste appliquée et encouragée sous Ould Taya a permis à de nombreux membres de la communauté beydane, l'ethnie de l'ex-président, d'accaparer tous les leviers du pouvoir.
Outre le poison de l'ethnisme, l'esclavage continue à exister dans les faits. Il a fallu attendre une ordonnance du 9 novembre 1981 pour qu'il soit officiellement aboli. Cela signifie déjà qu'il ne l'avait pas été alors que la Mauritanie, jusqu'en 1960, était une colonie de la France et que celle-ci prétendait lui apporter sa «civilisation». Mais en fait le système perdure. Les descendants d'esclaves, appelés les Haratines («libérés» en arabe), majoritairement des Noirs de culture arabo-berbère, qui en sont les victimes, vivent dans des campements près des oasis ou même dans les grandes villes. Ils survivent pour la plupart en pratiquant les cultures maraîchères, l'entretien des palmiers-dattiers, le petit commerce tel que la vente ambulante d'eau et depuis peu en travaillant dans les entreprises privées, publiques ou semi-publiques. Leurs conditions de travail sont particulièrement pénibles et ils ne mangent pas toujours à leur faim. Ceux qui travaillent dans les villes doivent encore, en fait, reverser à la fin du mois une partie de leur salaire à leurs maîtres.
Dans la société arabo-berbère traditionnelle de Mauritanie, le fait de posséder des esclaves est considéré comme déterminant le rang social de la personne. Plus un propriétaire a un nombre élevé d'esclaves, plus il attend de considération. Les Haratines, de ce fait, sont considérés comme une sorte d'«intouchables» et, selon la mentalité réactionnaire qui règne chez les tenants de l'ancien ordre social, comme des «sous-hommes». Rien n'a été fait, bien sûr, sous le long règne de Ould Taya, pour l'émancipation des Haratines ni même pour changer quoi que ce soit à leurs conditions. Au contraire, les gouvernements successifs n'ont cessé d'aggraver leur situation.
Quant aux tribunaux, lorsqu'ils sont saisis par une demande de libération d'un individu victime d'esclavage, ils se prononcent systématiquement pour son retour chez ses anciens maîtres ! Les dignitaires de l'État, ceux-là même qui sont censés officiellement combattre le système d'esclavage très ancré dans les traditions de la société mauritanienne, utilisent des esclaves dans leurs maisons en guise de domestiques non salariés.
Parmi la population qui a accueilli avec soulagement le changement de régime, beaucoup espèrent que les nouvelles autorités envisageront une société plus démocratique, sans clivages raciaux, et voir finir une situation de misère qui perdure alors que le pays ne manque nullement de richesses. Beaucoup ont l'espoir de sortir de la situation parfois moyenâgeuse dans laquelle le colonialisme d'abord, les régimes qui lui ont succédé ensuite, ont tenté de les maintenir. Ils reportent sans doute en partie leurs espoirs sur la nouvelle équipe dirigeante.
Le colonel Ely Vall a voulu donner une preuve de bonne volonté en faisant libérer aussitôt les opposants politiques. Il a aussi reçu en audience les représentants des principales organisations syndicales pour, dit-il, s'informer de leurs revendications, et a cherché à afficher une volonté de lutte contre l'inflation en imposant quelques baisses de prix autoritaires.
On verra combien durera la sorte d'«état de grâce» dont bénéficient aujourd'hui les nouveaux dirigeants du pays pour le fait d'avoir renversé le régime d'Ould Taya. Mais de toute façon on ne peut attendre de ces hommes, qui ont gouverné pendant vingt ans le pays aux côtés du dictateur déchu, qu'ils offrent aux couches populaires de Mauritanie autre chose que des discours et des promesses
1er octobre 2005