Haïti - L'État de décomposition

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Septembre-Octobre 2004

Pendant que les milieux politiques bruissent des échos des manœuvres politiques et des règlements de comptes aux sommets de l'État, et que le couple Alexandre/Latortue fait le beau pour que le nouveau régime, mis en place par l'intervention militaire américaine, soit reconnu par la diplomatie internationale, l'État lui-même est en déliquescence avancée.

Ce n'est pas d'hier que l'État a abandonné toutes ses fonctions de service public, que les hôpitaux sont à l'abandon, que l'on ne ramasse plus que sporadiquement les fatras, que la moindre tempête tropicale transforme Port-au-Prince en cloaque même quand elle n'entraîne pas une catastrophe de l'ampleur de celle de Mapou-Fond de Verettes. Ce n'est pas d'hier qu'on ne répare plus les routes dont même les plus indispensables se transforment en pistes impraticables, que l'électricité est aléatoire même dans la capitale et qu'il y a pas de santé publique.

Ce n'est pas d'hier que l'appareil d'État est corrompu de haut en bas et que tous ceux qui occupent des postes de responsabilité ne cherchent qu'à profiter de leur position pour s'enrichir au plus vite, en vidant les caisses de l'État, en détournant le peu qui est prévu pour satisfaire des besoins collectifs, en vendant leur autorité à défaut de pouvoir vendre autre chose, quitte à scier eux-mêmes les branches auxquelles ils sont agrippés.

Tout État, même le plus démocratique, est en dernier ressort un appareil d'oppression au service de la classe bourgeoise dominante. Les Duvaliers ont, en outre, soumis l'appareil de répression aux intérêts de leur clan familial. Leur chute n'a pas mis fin à la prédation, elle n'a fait qu'élargir le cercle des prédateurs. Les phases de dictature militaire comme les périodes à prétention démocratique ont en commun d'avoir aiguisé les appétits, de multiplier les prétendants qui, faute de disposer de capitaux à eux, se servent de l'État pour s'en constituer. Les caisses de l'État étant devenues vides, la part tirée des trafics de toutes sortes s'est accrue, celle de la drogue dépassant progressivement toutes les autres.

L'armée haïtienne, feu FAd'H , s'est décomposée d'elle-même, de pourriture interne, bien avant que l'armée américaine vienne tirer l'échelle et ramène Aristide. Ce dernier a dissous l'armée, devenue parasitaire et nuisible même du point de vue des intérêts de la classe riche haïtienne et des grandes puissances. Mais les mêmes causes engendrant les mêmes effets, la police nouvelle n'a pas tardé à se décomposer dans la corruption. Les barons lavalassiens ont pris la place des cliques militaires. Ils s'y sont ajoutés, en fait. Le trafic de la drogue a pour complément naturel le trafic d'armes. Pour sauvegarder son pouvoir, Aristide a complété les bandes armées policières par les bandes de chimères. Cela ne l'a pas sauvé. Mais pendant que, même renversé, Aristide a les moyens avec l'argent détourné de couler des jours sans souci en Afrique du Sud, les chimères sont restés.

Et voilà Haïti livrée aujourd'hui à la loi des bandes armées rivales. Bandes armées officielles de la police, incapables d'assurer la moindre sécurité publique. Bandes armées officieuses des anciennes FAd'H, paradant en uniforme et exigeant la reconstitution de l'armée dissoute. Bandes armées privées au service des riches. Bandes de gangsters, gracieusement refoulés en Haïti par les États-Unis. Bandes de chimères qui se disputent le pouvoir sur cité Soleil et au-delà, sur les quartiers populaires. Le pouvoir, c'est-à-dire le droit de piller, de voler, de violer impunément. Sans parler de ces autres bandes armées, on ne peut plus officielles elles aussi, puisque censées représenter la "communauté internationale".

Voilà la situation. Elle pèse sans doute sur la classe bourgeoise elle-même. Certains incendies criminels du Centre ville ont touché des dépôts de marchandises de riches intermédiaires. Les Toyota luxueuses ne protègent pas des balles et les gardes privés ne suffisent pas toujours à préserver les villas contre les cambriolages à main armée.

Mais elle pèse surtout sur les classes pauvres. Les quartiers populaires deviennent invivables. Cité Soleil est complètement abandonnée aux bandes de chimères. La fin de la protection politique dont elles ont bénéficié sous Aristide n'a pas modéré la terreur qu'elles imposent à la population. Au contraire: privées des subsides du Palais national, elles compensent en prenant sur la population. Les pillages de maisons, en plein jour, accompagnés de violences, deviennent systématiques. La violence, de moyen, devient un but. Des chimères désœuvrés peuvent ouvrir le feu simplement pour punir d'avoir empiété sur leur territoire. Des femmes ont été violées en pleine rue. D'autres, y compris de vieilles femmes ou des enfants, dans leur maison. Port-au-Prince découvre des formes de criminalité comme les enlèvements, même pas de riches, pour rançon, mais de pauvres, pour pouvoir violer tranquillement. Les affrontements entre bandes armées font plus de victimes dans la population que dans les gangs eux-mêmes. Certaines nuits à Cité Soleil sont transformées en cauchemar et bien des ouvriers partent le matin au travail après une nuit sans sommeil.

Les gros commerçants du centre-ville eux-mêmes, victimes occasionnelles de pillages ou d'incendies volontaires, se plaignent car ils ont beau appeler la police, personne ne répond. À infiniment plus forte raison, les quartiers populaires n'ont-ils pas à espérer la moindre protection de la police, à supposer même qu'il n'y ait pas de policiers parmi les agresseurs. En fait, tout se passe comme si par un accord tacite, les autorités laissaient les quartiers populaires à la loi des gangs armés. Au vu et au su de tout le monde, y compris de la "force de protection internationale" qui protège l'aéroport, les bâtiments officiels, la zone industrielle, mais qui n'est pas là pour protéger la population.

Au poids de l'exploitation s'ajoutent, pour les travailleurs de la zone industrielle, les prélèvements des bandes armées.

Les dégâts ne sont pas seulement matériels. La pauvreté et l'exploitation avaient suscité, au fil du temps, dans la population pauvre, un certain nombre de comportements collectifs, de politesse, de prévention à l'égard des autres, des réactions collectives qui, bien souvent, ont protégé les pauvres face aux puissants et aux autorités.

Pour le moment, la violence ne suscite pas de réactions collectives. Au contraire la peur pousse au repliement. Elle isole les victimes des autres, c'est-à-dire les victimes d'aujourd'hui de celles de demain et par là même, facilite les choses pour tous ceux pour qui un revolver ou un couteau sont devenus un moyen de vivre en parasites.

Et pourtant, l'espoir pour la population travailleuse est dans la réaction collective.

L'État en place, l'État des possédants, incapable d'assurer un minimum de sécurité, abdique de toutes ses prérogatives. Pourrait-il retrouver un semblant d'autorité? Pourrait-il "désarmer les bandes armées", comme le gouvernement en proclame l'intention, en trouvant des moyens de le faire autres que les dérisoires appels au sens civique ou la ridicule proposition d'allécher les possesseurs "d'armes illégales" en les invitant au match Haïti-Brésil pour peu qu'ils veuillent bien rendre leurs armes? Si cela était, ce serait en remplaçant dans les quartiers populaires la terreur des chimères par la terreur de la police, légale ou illégale. Les favelas brésiliennes en ont fait la triste expérience: aux enfants-bandits terrorisant un quartier, la police a fini par opposer les assassinats aveugles d'enfants par des groupes armés agissant nuitamment, constitués hors légalité par des policiers eux-mêmes.

Mais en Haïti dont les possédants n'ont pas envie de payer, pas même pour l'État censé les protéger, il n'est pas dit que l'on puisse, que l'on veuille, arrêter la décomposition de l'État. Comme il n'est pas dit que les États-Unis veuillent payer pour eux.

Les riches se feront une raison: ils embaucheront encore plus d'agents de sécurité et se feront entourer d'encore plus de gardes du corps. Ce n'est pas commode, mais c'est le prix à payer pour pouvoir faire du profit même sur une population aussi désespérément pauvre dans son écrasante majorité que celle d'Haïti. Les troupes d'occupation sont là pour préserver, le cas échéant, l'essentiel, le bon déroulement de l'exploitation. De leur point de vue, cela peut tourner comme cela, les îlots de richesse protégés par des troupes privées et les classes laborieuses livrées à la jungle.

Mais que faire pour les travailleurs, pour les classes exploitées de ce pays? Comment accepter de vivre la peur au ventre, exploité le jour, pillé et violenté la nuit? Comment accepter que ses enfants ne puissent avoir d'autre avenir que crever de misère et de peur ou alors, pour une minorité d'entre eux, rejoindre la meute des hyènes qui dévorent leurs propres sœurs et frères? Comment accepter d'être privés, non seulement de pain, mais aussi de dignité?

Il en va de cette insécurité-là comme des autres, celle de trouver du travail, celle de survivre. Les travailleurs, les pauvres ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour se défendre et peut-être, un jour, imposer leur propre loi collective.

Un acte de banditisme isolé peut être empêché même par des gens désarmés, à condition d'agir collectivement, à condition de ne laisser personne seul avec sa peur face à son agresseur. Une femme importunée devrait pouvoir compter sur la réaction violente de tous. Les voyous, même armés, hésiteront à s'en prendre à un quartier dont ils savent les habitants prêts à s'entraider.

Cela paraît difficile aujourd'hui, tant la pourriture de la société, la décomposition de l'État ont disloqué, aussi, la vie sociale, sapé les réactions collectives. Il n'y a plus que les zones industrielles qui contiennent des éléments d'organisation collective, car les nécessités de la production capitaliste y regroupent une partie importante de la population pauvre. S'organiser entre ouvriers pour se défendre face au patron de son entreprise est déjà un grand pas pour forger une volonté collective. Tisser des liens entre travailleurs des différentes entreprises qui, bien souvent, se connaissent en serait un autre. Et si les travailleurs apprennent à s'organiser sur la zone industrielle pour défendre leurs intérêts collectifs, ils sauront s'organiser, aussi, dans leurs quartiers, s'associer avec d'autres, des petits marchands rackettés, des femmes violentées, des jeunes, des chômeurs ou des djobeurs qui, pour être pauvres, n'en sont pas devenus pour autant des bandits. Et lorsqu'on est organisé, donc capable d'une volonté collective, on trouve aussi le moyen de neutraliser les armes que tiennent nos ennemis, les parasites grands et petits.

Cela semble aujourd'hui difficile même à imaginer? Sans doute. Et pourtant, la vie ne nous laisse pas d'autre voie: au pouvoir défaillant des possédants substituer un autre pouvoir, le nôtre, celui des travailleurs conscients de leurs intérêts et de l'intérêt de toutes les classes exploitées.