article traduit de Class Struggle
Quand les résultats des primaires ont confirmé ce qui était déjà une évidence, c'est-à-dire que le sénateur John Kerry serait le candidat démocrate à la présidence, quelques organisations et personnalités jusque-là réticentes lui ont apporté leur soutien. Personne n'avait vraiment mis en doute que le syndicat AFL-CIO soutiendrait finalement le candidat démocrate, même si la direction nationale de l'AFL-CIO avait précédemment refusé d'appuyer quelque candidature que ce soit, y compris celle du député démocrate Richard Gephardt, leur vieil "allié au Congrès". Elle préférait, disait-elle, attendre de voir qui ferait la preuve qu'il était le mieux placé pour battre George W. Bush. Mais quelles qu'aient été les raisons véritables de leurs hésitations antérieures, la plupart des dirigeants syndicaux ont apporté leur soutien à Kerry dès qu'il est devenu clair qu'il serait le candidat du Parti démocrate. Ils l'ont fait cependant sans enthousiasme, se contentant le plus souvent de dénoncer Bush. Par exemple, dans le communiqué publié à l'issue de la réunion où la direction de l'AFL-CIO a décidé de soutenir Kerry, il y avait huit paragraphes consacrés aux fautes commises par Bush et une seule phrase sur Kerry : "La direction générale de l'AFL-CIO a voté le soutien au sénateur John Kerry, car une fois élu président des États-Unis, il fera du bon travail en faveur des familles ouvrières". On peut difficilement parler d'approbation enthousiaste. Certains syndicats, notamment l'UAW (automobile) et UNITE (textile et confection), se sont même abstenus et, pour l'instant, restent sur la réserve.
Le soutien des syndicats à Kerry pourrait pratiquement se résumer au slogan "Anybody but Bush" (N'importe qui sauf Bush), réduit aux lettres ABB, diffusé en autocollants pour pare-chocs de voitures.
Mais il n'y a pas que l'AFL-CIO à faire des péchés de Bush l'axe de sa politique dans les élections. Le Parti communiste ne fait pas autre chose. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau, le PC ayant toujours apporté son soutien au candidat démocrate, y compris du temps où il présentait son propre candidat. Aujourd'hui, il fait reposer sa politique sur l'idée qu'une bonne partie de la population en a assez de Bush. Dans un article relatant la victoire de Kerry lors du "super mardi", l'hebdomadaire du PC rapportait les paroles d'un professeur d'histoire qui avait fait campagne pour Kerry dans ces primaires, mais se disait prêt à voter pour n'importe quel candidat démocrate à l'élection présidentielle de novembre : "Pour moi, c'est n'importe qui mais pas Bush. Il faut s'en débarrasser. Il est le plus mauvais président de l'histoire des États-Unis." L'article ajoutait que ce sentiment avait été "partagé par des millions d'électeurs lors des primaires et des réunions préparatoires dans dix États" et que "dans cette élection, la ligne de démarcation est nette. Le sentiment majoritaire des électeurs est que Bush doit partir !". Et pour bien enfoncer le clou, un encart avait été placé au beau milieu de l'article disant : "Bush à la porte en 2004" (The Weekly World, 6-12 mars 2004).
Enfin, il y a les personnalités de gauche qui jouent un certain rôle dans le vie politique du pays. La plupart du temps ils parlent des Démocrates et des Républicains comme de frères jumeaux, mais trouvent cependant, à chaque élection présidentielle, une nouvelle excuse pour soutenir les Démocrates. Noam Chomsky, par exemple, a dans le passé décrit les uns et les autres comme "deux factions du même parti au service des hommes d'affaires" et dit de Kerry qu'il était un Bush "light". Ce qui ne l'a pas empêché, en cherchant bien, de trouver le moyen de les distinguer : "Leurs orientations en politique intérieure et extérieure ne diffèrent que peu, mais il y a des différences. Et dans un système qui donne un pouvoir immense, de petites différences peuvent avoir de grandes conséquences." (interview parue dans le journal britannique The Guardian, 20 mars 2004).
La mise en accusation de Bush
Bush dispose des fonds de campagne les plus importants jamais rassemblés par un candidat : 180 millions de dollars à la fin du mois de mars, deux fois plus qu'en 2000. Un rapide coup d'œil aux noms de ses principaux donateurs suffit à montrer que les grandes entreprises de ce pays, et tout d'abord celles de la finance, sont prêtes à l'aider à rester au pouvoir.
Évidemment. La bourgeoisie s'est enrichie au cours des trois années de la présidence Bush. Les trois diminutions d'impôts intervenues au cours de cette période ont surtout profité aux grandes entreprises et aux riches. Par exemple, les deux baisses d'impôts de 2002 et de 2003 auraient rapporté 174 milliards de dollars aux entreprises. Quant aux réductions accordées aux contribuables, elles ont surtout profité aux plus aisés. L'association Citizens for Tax Justice (Citoyens pour la justice fiscale) estime que 69 % des allégements dont ont bénéficié les foyers fiscaux sont allés aux 20 % les plus riches.
Le gouvernement Bush se sert du déficit créé par ces réductions d'impôts pour justifier la diminution du nombre de programmes sociaux et la régression des services publics. Dans son budget 2004, par exemple, pas un seul programme social, pas un seul service public n'a été épargné. Les crédits de nombreux programmes ont été carrément réduits et ceux qui n'ont pas été réduits n'ont pas suivi l'inflation ou l'augmentation de la population concernée. Des États ont rayé des gens de la liste des bénéficiaires du programme Medicaid (soins médicaux gratuits pour les plus démunis) ou alors ils ont diminué les prestations fournies parce que les financements en provenance du gouvernement fédéral ne leur permettaient plus de couvrir les dépenses. Et le gouvernement Bush continue de parler de transformer le régime général de retraite en "comptes d'investissement" privés - même si pour l'instant rien n'a encore été fait.
Sur les lieux de travail et dans les quartiers, la situation s'est aggravée de façon visible depuis trois ans que Bush est au pouvoir. Sous son gouvernement, les conditions d'hygiène et de sécurité se sont détériorées, les normes ont été revues à la baisse, le nombre d'inspections a été réduit et le nombre de dérogations s'est accru. La même politique a été appliquée par l'agence gouvernementale chargée de la protection de l'environnement ou par la Food and Drug Administration, chargée du contrôle des aliments et des médicaments.
Les deux guerres déclenchées par ce gouvernement ont été de terribles catastrophes pour les peuples d'Afghanistan et d'Irak, et ont transformé en chair à canon une nouvelle génération d'Américains, dont la plupart s'étaient engagés par nécessité économique.
Après le 11 septembre 2001, de nouvelles restrictions ont été imposées aux droits civils et aux libertés démocratiques par une série de lois censées combattre le terrorisme. Une grande partie de ces lois antiterroristes ont été rédigées de façon assez floue pour pouvoir aussi s'appliquer à des travailleurs en grève ou à toute manifestation remettant en cause la politique du gouvernement - par exemple, une manifestation réclamant la fin de la guerre.
L'administration Bush a aussi fait passer des lois qui restreignent le droit à l'interruption volontaire de grossesse. Le flot continu de propagande produit par la Maison Blanche autour de la "défense de la vie de l'enfant à naître" a encouragé les fanatiques d'extrême droite à agresser le personnel médical et à harceler les femmes qui osent se rendre dans une clinique pour y avorter.
Enfin, Bush a fait des gestes en direction des forces de l'extrême droite et de l'intégrisme religieux, ce qui a favorisé l'émergence d'attitudes et de politiques réactionnaires : tentative de remplacer la science par la religion dans les écoles publiques ; détournement de l'argent public au profit des écoles privées ; demandes d'application plus fréquente de la peine de mort et possibilités d'appel réduites pour les condamnés à mort ; agressions contre des couples gays ou lesbiens sous prétexte de défendre le "caractère sacré du mariage".
Le bilan tout aussi catastrophique des démocrates
On ne peut qu'être d'accord avec ceux qui disent : Bush est mauvais. Mais cela ne signifie pas pour autant que les Démocrates défendent les intérêts des travailleurs et de la population. Au contraire.
La prétendue petite différence qui existerait entre Démocrates et Républicains disparaît quand on examine leurs bilans respectifs. Ainsi, le Parti démocrate a été le complice de Bush quand il est passé à l'attaque contre la classe ouvrière, d'abord en déclenchant deux guerres, contre l'Afghanistan et l'Irak, puis en imposant les lois répressives connues sous le nom collectif de Patriot Acts (lois patriotiques). La guerre contre l'Afghanistan a été votée au Sénat par quatre-vingt-dix-huit voix contre zéro (deux Républicains n'ont pas participé au vote). Pas un seul sénateur démocrate n'a posé la moindre question - pas même l'ombre d'une question. La résolution autorisant la guerre contre l'Irak a non seulement été votée par la majorité des Démocrates, y compris Kerry, mais elle a été rédigée par Richard Gephardt, chef de file du Parti démocrate au Congrès. D'autre part, il faut rappeler que presque tous les Démocrates qui ont voté contre la guerre ne l'ont fait que pour protester contre la volonté de Bush de déclencher les hostilités sans avoir obtenu l'autorisation des Nations unies, mais pas parce qu'ils étaient opposés à la guerre elle-même. Les projets de loi autorisant les crédits pour déclencher la guerre, puis pour la poursuivre, ont tous été votés par un nombre encore plus grand de Démocrates. Si Kerry, alerté par les sondages indiquant une opposition croissante de la population à la guerre, a voté contre le second projet de loi sur les crédits militaires, il a aussi déclaré clairement qu'il ne mettrait pas fin à la guerre s'il était élu à la Maison Blanche, mais qu'il chercherait à impliquer plus largement les Nations unies dans le déroulement des opérations. Même Howard Dean, l'un des candidats à l'investiture démocrate, qui a été un moment en tête des primaires parce qu'il recueillait les suffrages d'une population de plus en plus opposée à la guerre, était d'accord avec Kerry pour dire qu'une fois engagée, la guerre devait être menée à son terme d'une façon "acceptable" pour les États-Unis. Plus récemment, Kerry, parlant de ce qu'il ferait s'il était élu président, a dit très clairement qu'il avait l'intention de poursuivre cette guerre "jusqu'au bout".
En ce qui concerne le vote des lois répressives, les 350 pages de la première mouture du Patriot Act ont toutes été approuvées à une large majorité par les Démocrates. Au Sénat, tous les Démocrates sauf un l'ont votée ; et au Congrès, près des deux tiers des Démocrates l'ont approuvée. Cela n'a rien de surprenant. Après tout, Clinton avait déjà commencé à remettre en cause les libertés démocratiques, en utilisant l'attentat d'Oklahoma City (comme Bush plus tard ceux du 11 septembre) pour faire adopter une prétendue loi "antiterroriste". En fait, le gouvernement Bush a aujourd'hui les coudées plus franches pour imposer une exécution plus rapide des condamnés à mort grâce à la loi "antiterroriste" de Clinton, qui a réduit considérablement leurs possibilités d'appel - y compris d'introduire de nouvelles preuves, favorables au condamné, au cours de la procédure.
Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, les Démocrates, comme les Républicains, ne parlaient que d'"unité nationale" et le Congrès a voté à l'unanimité une série de lois qui accroissaient les dépenses militaires et les déductions fiscales des entreprises - aux dépens des programmes sociaux et des services publics financés par le gouvernement fédéral. Les États ont emboîté le pas, votant pour les riches des réductions d'impôts et pour les entreprises des subventions qui les mettaient dans l'impossibilité de financer les programmes sociaux et les services publics (en particulier l'éducation) qui sont à leur charge. Il n'y avait de ce point de vue aucune différence entre les États dirigés par des Démocrates et ceux dirigés par des Républicains. Les uns comme les autres étaient d'accord pour faire les poches des travailleurs afin d'enrichir les possédants.
C'est vrai, les programmes sociaux ont été laminés au cours des trois dernières années, mais les budgets d'austérité ont été approuvés par suffisamment de Démocrates pour donner à Bush le soutien bipartite qu'il demandait. En 2003, par exemple, les cinquante-huit Démocrates qui ont voté au Congrès pour le budget du gouvernement Bush compensaient largement les trente-huit Républicains qui avaient voté contre. Plus significatif : les coupes claires effectuées par Bush venaient à la suite de celles imposées par Clinton, qui avaient pris le relais de celles des années Reagan-Bush, qui continuaient celles de Jimmy Carter. Au cours de son premier mandat, Clinton avait réduit les crédits budgétaires de Medicare (assurance-maladie des personnes âgées) de 56 milliards de dollars et ceux de Medicaid (soins médicaux gratuits pour les plus démunis) de 8 milliards. Après avoir fait campagne en promettant de sauver le programme Medicare du démantèlement auquel procéderaient les Républicains, Clinton diminua encore les crédits accordés à Medicare de 115 milliards et ceux de Medicaid de 25 milliards supplémentaires. Mais l'attaque la plus perfide de Clinton contre les programmes sociaux fut la suppression du programme Aid to Families with Dependant Children (AFDC, Aide aux familles d'enfants à charge). L'AFDC est le plus ancien des programmes sociaux ; il a été créé par les lois sur l'aide sociale votées dans les années trente. La raison d'être de cette loi était de fournir une "bouée de sauvetage" aux familles dépourvues de moyens de subsistance jusqu'à ce qu'un membre de la famille trouve un emploi ou, s'il s'agissait d'une famille monoparentale, jusqu'à ce que les enfants soient devenus adultes. Avant la suppression de l'AFDC, remplacée par une aide temporaire, l'attaque la plus importante contre les programmes sociaux avait été la suppression pour les chômeurs de la prolongation automatique de 26 semaines du versement de leur allocation (deux fois 13 semaines) remplacée par une prolongation de 13 semaines ; puis, en 1980, la suppression de fait de celle-ci par le Congrès à majorité démocrate du président Jimmy Carter, démocrate lui aussi. Paradoxalement, le Parti démocrate reproche aujourd'hui à Bush de ne pas permettre un large accès à cette prolongation de 13 semaines. C'est un peu facile, car ce reproche, ils pourraient se l'adresser d'abord à eux-mêmes.
Clinton, comme Bush, a justifié les suppressions de crédits des programmes sociaux en invoquant la nécessité de réduire le déficit du gouvernement. Puis, comme Bush, il a diminué les impôts des grandes entreprises et des riches, aggravant ainsi le déficit. En 1997, il a diminué l'impôt sur les revenus du capital de près d'un tiers ; 80 % de cet argent ont été empochés par les contribuables appartenant à la tranche des 5 % les plus riches.
Prenons enfin l'exemple de la loi de 2004 qui réduit les contraintes de financement des fonds de pension. Cette loi n'est rien d'autre qu'un cadeau aux grandes entreprises et son application privera de nombreux travailleurs de la retraite sur laquelle ils comptent aujourd'hui. Cette attaque en règle a été défendue au Sénat par nul autre que Ted Kennedy, associé pour l'occasion au Républicain Judd Gregg.
L'AFL-CIO a relevé l'antisyndicalisme du gouvernement Bush. Et sur ce plan, elle a raison. Par contre, les syndicats semblent être atteints d'une forme d'amnésie vis-à-vis de l'antisyndicalisme des Démocrates. Quand il était à la Maison Blanche, Jimmy Carter a tout fait pour briser la grève des mineurs de 1977-1978, heureusement sans succès : les mineurs ont tenu bon malgré les menaces de Carter d'emprisonner les grévistes et d'envoyer la troupe pour faire reprendre le travail. En 1994, après la grève des mineurs de Pittston, l'administration Clinton a tenté de faire condamner l'UMW (syndicat des mineurs) à payer une amende de 52 millions de dollars qui aurait vidé la trésorerie du syndicat. Clinton est aussi intervenu contre la grève nationale des chemins de fer en 1996 et la grève des pilotes d'American Airlines en 1997. La même année, les tribunaux annulaient l'élection de Ron Carey seulement trois jours après la fin d'une grève qu'il avait dirigée, l'une des rares grèves victorieuses depuis des décennies. L'arrêt du tribunal était par la suite confirmé par le procureur général de Clinton. Puis, quand Richard Trumka et d'autres dirigeants de l'AFL-CIO exprimèrent leur soutien à Carey, le département de la Justice menaça de les poursuivre en vertu de la législation sur le crime organisé.
Quant au droit à l'interruption volontaire de grossesse, qui est censé distinguer clairement les Démocrates des Républicains, il faut rappeler que l'une des premières attaques contre ce droit, et à ce jour la plus sérieuse, fut l'amendement Hyde au programme Medicaid, voté en 1976 par un Congrès où on comptait près de deux députés démocrates pour un républicain. Cet amendement interdisait que les crédits destinés au programme Medicaid soient utilisés pour des avortements, limitant ainsi la possibilité pour les travailleuses les plus mal payées ou les femmes vivant de l'aide sociale d'obtenir une interruption volontaire de grossesse. Aucun président démocrate n'a depuis tenté de revenir sur cet amendement. Ni Carter, ni Clinton, qui s'était pourtant présenté comme le défenseur du droit à l'avortement au cours de sa campagne présidentielle. Mais une fois élu, il n'a rien fait pour annuler cette restriction au droit des femmes pauvres à disposer de leur corps, alors qu'il disposait d'une majorité démocrate confortable au Congrès.
Aujourd'hui, les programmes sociaux sont plus mal en point qu'ils ne l'ont jamais été et l'ambiance générale est plus réactionnaire que jamais. Mais cela signifie simplement que Bush continue le travail entrepris par toute une série de présidents avant lui, républicains comme démocrates.
"un bout de chemin" ou toute la route ?
Ce n'est pas la première fois que les syndicats, le Parti communiste et d'autres font campagne pour les Démocrates en utilisant les Républicains comme repoussoirs. L'une de leurs campagnes les plus réussies de ce point de vue (si l'élection d'un président démocrate peut-être considérée comme une réussite), fut celle de l'élection présidentielle de 1964 qui opposait Lyndon B. Johnson à Barry Goldwater. Ce dernier, répétaient-ils, ramènerait le pays cent ans en arrière. Et surtout, ils le décrivaient comme un va-t-en-guerre qui ne tiendrait aucun compte des dangers d'une "guerre au sol" en Asie. Les syndicats, le PC et les pacifistes appelaient à voter Johnson pour éviter cette catastrophe. La toute jeune organisation Students for a Democratic Society (SDS, Étudiants pour une société démocratique), qui devait par la suite accueillir Johnson aux cris de "Hey, hey, LBJ, combien d'enfants as-tu tués aujourd'hui ?", fit campagne pour lui sous le slogan "Un bout de chemin avec LBJ !". Leur argumentation était peut-être moins sophistiquée que celle de Chomsky, mais elle était de la même eau : il n'y a peut-être pas grande différence entre les Démocrates et les Républicains, disaient-ils, mais dans les situations critiques, les petites différences ont une grande importance !
En créant une peur presque panique de ce que Goldwater ferait s'il était élu, tous ces gens préparaient la voie à ce que Johnson a réellement fait. Élu avec 61 % des voix, le meilleur score de tous les temps pour une élection présidentielle, Johnson embarqua immédiatement le pays dans une "guerre plus vaste" en Asie, étendant la guerre du Viet-nam au Laos et au Cambodge - et dans l'invasion de la République dominicaine dans les Caraïbes. Ceux qui avaient soutenu Johnson n'avaient rien vu venir. Était-ce parce que leur candidat leur avait menti ? Pas vraiment. En effet, Johnson avait fait voter la tristement célèbre "résolution sur le Golfe du Tonkin" en août 1964, près de trois mois avant l'élection. Cette résolution fournissait une justification à l'intensification de la guerre au Viet-nam commencée par John F. Kennedy. Johnson n'a menti que quand il a prétendu que des navires américains avaient été attaqués par le Nord Viet-nam (comme Bush a menti en prétendant que Saddam Hussein disposait d'armes de destruction massive). Et quelques jours après son élection, Johnson lâchait les bombardiers américains sur Hanoï et Haïphong.
Johnson a pu intensifier la guerre non pas parce qu'il avait menti afin de faire adopter sa résolution, mais parce qu'il bénéficiait de l'énorme crédit que lui avaient apporté tous ceux qui justifiaient leur soutien au candidat Johnson en diabolisant Goldwater. Johnson s'appuya sur les résultats électoraux pour dire que la population était favorable à la guerre et mit temporairement un coup d'arrêt au mouvement d'opposition à l'intervention armée.
L'ironie de l'histoire, c'est que toutes les forces de gauche qui avaient aidé LBJ à être élu haut la main n'avaient d'autre explication à la guerre que la personne de Johnson. Pour eux, c'était lui le responsable et le but que se fixèrent alors les militants antiguerre fut de se débarrasser de Johnson - en soutenant la candidature d'Eugene McCarthy (dont la position ressemblait à celle de Howard Dean), lors des primaires démocrates de 1968. Quand les résultats des primaires montrèrent que l'opposition à la guerre était bien plus forte encore que ce que les médias en disaient, Robert Kennedy fit son entrée dans la course en se présentant comme le seul opposant "crédible" à la guerre menée par LBJ. Une partie des forces antiguerre décida alors de le soutenir, car il était soi-disant "le mieux placé" pour vaincre Johnson dans la course à l'investiture (comme on le voit, il n'y a rien de nouveau sous le soleil, surtout celui des politiciens !). Au moment des primaires de Californie (c'est ce soir-là qu'il fut assassiné), Kennedy avait déjà devancé McCarthy et menaçait de doubler le candidat Hubert Humphrey, vice-président de Johnson. S'il n'avait pas été assassiné à ce moment-là, Kennedy aurait peut-être remporté l'investiture en tant que candidat démocrate "opposé à la guerre" avant de devenir à son tour un président qui intensifie la guerre.
L'infernal Nader
Quand Ralph Nader a annoncé en février 2004 son intention de se présenter à nouveau, contre Bush et Kerry, il s'est attiré une volée de bois vert. Dans le journal communiste The Nation, Robert Scheer écrivait : "Est-il à ce point dépourvu de vergogne et du sens des responsabilités ?" Le PC parlait de la "désastreuse décision de Nader de se présenter en 2004". Quant à l'hebdomadaire social-démocrate The Prospect, il présentait Nader comme "l'un de ces correspondants querelleurs qui encombrent la page des lecteurs de The Nation où ils défendent avec zèle des dogmes dépassés". Selon Harold Myerson, le rédacteur en chef de l'hebdomadaire, Nader risquait si l'élection était très contestée, "d'envoyer le monde entier en enfer".
Et pourquoi tant de rage ? Pour justifier l'idée qu'il faut battre Bush à tout prix ! L'ironie de la chose, c'est que Nader lui-même est d'accord. En annonçant son intention d'être candidat, Nader a aussi fait savoir qu'il était prêt à se retirer si sa candidature risquait d'aider Bush à rester président. En mars, lors d'une réunion publique à l'université de Raleigh, en Caroline du Nord, il a déclaré : "Notre but, c'est de battre George Bush et de montrer aux Démocrates, s'ils sont assez intelligents pour comprendre, comment on peut écraser George Bush !"
Tous ceux qui se désignent eux-mêmes comme les "forces progressistes" du pays - les dirigeants syndicaux, le PC, des gens comme Chomsky, Michael Moore ou Nader - sont d'accord avec Robert Scheer pour dire que "l'enjeu de ces élections est trop important" pour refuser de soutenir les Démocrates.
Prenant la parole lors de la réunion de l'AFL-CIO qui a entériné le soutien des syndicats à Kerry, Gerald McEntee, un social-démocrate très posé, président de l'AFSCME (syndicat des employés des États, comtés et municipalités) et responsable du comité politique de l'AFL-CIO, a même déclaré : "C'est bel et bien l'élection la plus importante de notre vie".
Mais ce n'est pas la première "élection la plus importante de notre vie", si l'on en juge par le nombre de fois où les forces de gauche ont trouvé ce genre d'excuses pour apporter leur soutien aux Démocrates. Nous ne les soutenons pas si souvent que cela, disent-ils. "Seulement une fois tous les quatre ans", avait ironisé Trotsky, répondant à un syndicaliste du CIO qui tentait de justifier le soutien des syndicats aux Démocrates en disant que ce n'était qu'un soutien occasionnel, réservé aux "élections importantes".
Ce soutien occasionnel dure depuis plus de soixante ans maintenant, élection après élection, et n'a jamais rien rapporté à la classe ouvrière, sinon une vague de démoralisation après l'autre.
La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce et la dixième fois ?
Bush a peut-être collecté à ce jour presqu'autant d'argent que tous les candidats démocrates à l'investiture, mais cela signifie aussi que les Démocrates dans leur ensemble ont recueilli des sommes plus importantes que Bush. En d'autres termes, les Démocrates sont eux aussi financés par la bourgeoisie, d'autant que que les syndicats ne leur ont jusqu'ici versé que très peu d'argent, se réservant pour la campagne "N'importe qui sauf Bush". La bourgeoisie est-elle plus généreuse avec les Républicains qu'avec les Démocrates ? Oui, en général. Mais elle finance les deux partis. Et les Démocrates ont souvent été avantagés, comme en 1996 pour l'élection de Clinton, en 1976 pour celle de Carter ou en 1964 pour celle de Johnson. La bourgeoisie a besoin des deux partis et elle les utilise tous les deux, même si elle se sert de préférence des Démocrates quand la population commence à se mobiliser, afin si possible de détourner cette mobilisation ou au moins la freiner.
Il ne faut pas attendre du Parti démocrate qu'il satisfasse les revendications de la population laborieuse parce que les travailleurs ont voté pour lui ou parce que les organisations ouvrières ont soutenu sa campagne. Il ne l'a jamais fait. En fait, c'est là un des principaux reproches que font les syndicats au Parti démocrate. En 1994, les syndicats ont même boudé les élections parce qu'en 1990, ils avaient appelé à voter Clinton et que celui-ci avait ensuite ignoré toutes leurs demandes. Le Parti démocrate ne tient compte des revendications de la population que lorsque les travailleurs se mobilisent et entrent en lutte, dans les usines, sur les lieux de travail, dans la rue - et pas dans l'isoloir. Il en est de même du Parti républicain. Par exemple, la Cour suprême des États-Unis, considérée comme très "libérale" pour avoir rendu des arrêts favorables aux citoyens - comme dans l'affaire Brown c/ Conseil d'établissement (point de départ de l' "intégration scolaire" des Noirs) ou dans des affaires de violation de la vie privée par des officines gouvernementales et d'application de lois répressives - est dirigée par le juge Earl Warren, qui était au début de sa carrière un Républicain de droite. En 1973, c'est la Cour suprême qui a rendu le célèbre arrêt Roe c/ Wade, légalisant l'interruption volontaire de grossesse, grâce au vote de cinq juges républicains et de trois démocrates (un juge républicain et un démocrate votant contre). Cela ne signifie pas qu'on peut compter sur les Républicains pour défendre les libertés individuelles - pas plus que sur les Démocrates. Cela signifie simplement que, comme les Démocrates, ils sont parfois amenés à prendre ce type de décisions poussés par des mouvements sociaux.
Les deux périodes qui ont vu la création d'importants programmes sociaux, l'extension des droits civils, l'amélioration des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, la suppression d'une grande partie des discriminations dont souffrait la population noire, ont été des périodes de profonds mouvements sociaux : ceux des années trente et des années cinquante-soixante. Ce sont ces mouvements sociaux qui ont contraint la bourgeoisie à lâcher ce qu'elle n'aurait pas voulu céder et obtenu ce qu'aucun parti n'avait réussi à obtenir jusque-là.
Les Démocrates ont toujours essayé de mettre à leur crédit ce qui avait été obtenu par la population. Mais un mensonge aussi éhonté n'aurait jamais pu passer pour une vérité si les dirigeants syndicaux et certains militants de gauche n'avaient répandu l'idée que les Démocrates étaient les "amis des travailleurs".
Si la classe ouvrière veut empêcher Bush, et les Démocrates, de continuer dans la même direction qu'aujourd'hui, elle devra se mobiliser et entrer en lutte sur ses propres revendications, en utilisant ses propres armes : les grèves, les manifestations, la mobilisation. C'est là-dessus que doivent insister aujourd'hui ceux qui se situent dans le camp de la classe ouvrière
Le 18 avril 2004