L'Argentine en crise - Derrière le paravent du FMI, la voracité des classes possédantes

Drucken
Février 2002

Au début du XXe siècle, l'Argentine était considérée comme le septième pays du monde en terme de richesse nationale. Le nom même du pays et celui du rio de la Plata (l'argent), le fleuve qui permet, de Buenos Aires, de gagner l'océan Atlantique, rappellent qu'au début de son histoire, le commerce du métal argent fut la première source de revenu du pays. C'est cette promesse de prospérité qui attira vers elle nombre d'immigrants, venus de tous les pays, mais d'abord d'Italie et d'Espagne. Cette position privilégiée contribua à faire de la classe bourgeoise argentine, après la rupture en 1810 de la colonie avec la métropole espagnole, une classe arrogante, sûre de ses privilèges, se sentant l'égale de celle des pays européens et se considérant comme l'avant-poste de l'Europe dans une Amérique du Sud arriérée à majorité indienne. Le rappel de cette position désormais disparue mesure le recul auquel on a abouti aujourd'hui ; un recul qui a pour cause essentielle le caractère aberrant et dévastateur du fonctionnement du système capitaliste, capable pour enrichir une poignée de privilégiés de ramener au troc la très grande majorité.

En effet, la crise économique et sociale, qui s'était accélérée ces derniers mois, a débouché à la fin de l'année 2001 sur une explosion sociale qui a fait chuter, coup sur coup, le président radical, élu deux ans auparavant, Fernando De la Rua et toute son équipe gouvernementale, mais aussi le premier président par intérim mis en place à sa suite par le parlement argentin : Adolfo Rodriguez Saa, gouverneur de la province de San Luis et membre du parti péroniste qui n'a conservé son siège présidentiel que moins d'une semaine. Les deux ont dû céder devant l'ampleur de la protestation d'une population qui a désormais beaucoup de mal à régler les actes les plus simples de son existence, du fait même du marasme économique dans lequel est plongé le pays.

Le dernier plan d'austérité proposé par le ministre de l'Economie, Domingo Cavallo, qui n'en avait pas été avare tout au long de ses dix mois de présence dans le gouvernement radical du président De la Rua, aura été fatal à tout le gouvernement et au président lui-même. Polarisée par la faillite financière qui menaçait l'économie argentine, en cherchant à imposer de nouvelles mesures d'austérité à la population, l'équipe De la Rua-Cavallo a sous-estimé ses réactions possibles. Pourtant, tout au long de l'année écoulée, les avertissements n'avaient pas manqué.

Une misère croissante pour les plus pauvres

Depuis novembre 2000, alors que grandissait la misère (on recensa dans cette période un accroissement de 1,5 million de pauvres supplémentaires en six mois de temps), on assistait à un développement d'un mouvement de contestation des chômeurs, virulent dans les provinces les plus déshéritées du pays, comme celle de Salta par exemple. Le groupe le plus militant se concentrait dans la banlieue de Buenos Aires, dans la commune de La Matanza. Les principaux dirigeants de ce mouvement sont influencés par les dirigeants syndicaux réformistes de la CTA la centrale syndicale la plus minoritaire qui organise principalement les travailleurs du secteur public, frappés par les vagues de privatisations des dix années de présidence du péroniste Menem (1989-1999) , mais également par un courant d'origine maoïste.

Tout au long de l'année 2001, les chômeurs ont multiplié les barrages routiers pour tenter de paralyser l'activité économique et faire connaître leurs revendications. En particulier, celle d'un revenu social minimum, d'autant plus indispensable dans un pays où il n'existe pas d'allocations de chômage dignes de ce nom. Les affrontements des chômeurs avec la police ont été souvent violents. Il y a eu des milliers d'arrestations. Mais les chômeurs ont tenu bon et multiplié les journées nationales d'action. Parallèlement, on avait vu aussi se développer un Front national contre la pauvreté (Frenapo), qui réclame un revenu minimum pour ceux qui n'ont plus de ressources, et qui a organisé pour aller dans ce sens un référendum populaire non officiel qui a réuni près de trois millions de suffrages.

Pendant toute cette période, les deux principales centrales syndicales argentines, les deux CGT, séparées en une aile modérée et une aile qui se dit "rebelle", ont elles aussi multiplié les journées d'action, dans la tradition politicienne de ces deux appareils syndicaux liés au parti péroniste, qui consiste à contester le parti radical quand il est au gouvernement, dans le but de préparer la route à un retour des péronistes. Même si elles sont moins puissantes qu'elles ont pu l'être dans le passé, les deux CGT conservent aujourd'hui encore la plus grande capacité de mobilisation de la classe ouvrière argentine, mais elles se sont bien gardées d'entraîner toute convergence entre les travailleurs ayant encore un emploi et ceux qui l'ont perdu, comme de se servir du poids dont disposent les travailleurs actifs vis-à-vis du patronat de par leur place au coeur de l'appareil productif. Cette attitude des dirigeants syndicaux péronistes, responsables vis-à-vis des possédants, diminue beaucoup le poids dont pourrait peser la classe ouvrière dans cette crise.

Deux présidents balayés par la rue

Le président De la Rua n'a pas pris pour lui l'avertissement des élections du 21 octobre 2001, qui avaient non seulement donné la majorité parlementaire à l'opposition péroniste, mais qui avaient été également marquées par une progression visible de l'extrême gauche et surtout un important mouvement d'abstentions et de votes blancs, grimpant jusqu'à 40 % dans certaines provinces un fait d'autant plus remarquable que le vote est obligatoire en Argentine.

En fixant une limite aux retraits d'espèces pour tenter d'enrayer l'asphyxie du système bancaire, Domingo Cavallo a mis le feu aux poudres. Les 19 et 20 décembre, ont convergé, dans la rue, à la fois l'exaspération et la colère des plus pauvres, réduits par une misère croissante à piller les supermarchés, et celles d'une partie des classes moyennes qui sont descendues dans la rue pour protester contre les limitations aux retraits bancaires en frappant sur des casseroles dans un vacarme assourdissant (le cacerolazo).

Pour tenter de garder la main, De la Rua a décrété l'état de siège, mais celui-ci n'a pas été respecté par les manifestants. Et la vigueur de la répression policière, qui a fait plus de trente morts, blessé de nombreux manifestants et jeté bien d'autres en prison, n'a pas sauvé le président radical qui a jeté l'éponge et s'est enfui en hélicoptère après sa démission.

Dans la coulisse du parlement, les dirigeants de l'opposition péroniste majoritaire ont jugé que leur heure était venue et ont choisi le président intérimaire. Leur choix s'est porté sur Adolfo Rodriguez Saa, nommé le 23 décembre. Cherchant à apaiser la colère de la population, il a multiplié les promesses (moratoire de la dette, diminution des traitements des hauts fonctionnaires, création d'un million d'emplois, annonce de l'extradition des militaires argentins réclamée par les tribunaux européens, excuses publiques sur la répression), mais sa réputation de politicien corrompu, dont toute la famille s'est enrichie dans la province de San Luis, qu'elle considère depuis le début du siècle comme son fief, a dominé ses promesses dans l'opinion publique. Il a été salué par un concert de casseroles, le 28 décembre, qui lui a fait jeter l'éponge à son tour.

Les parlementaires sont donc retournés dans la coulisse lui chercher un successeur. Cette fois, ils ont cherché un homme qui rapproche les deux partis politiques historiques, le parti radical et le parti péroniste. C'est Eduardo Duhalde, un des dirigeants du parti péroniste dans la province de Buenos Aires, l'une des régions les plus industrialisées et donc la plus ouvrière, qui a été choisi. A l'exception d'une quarantaine d'élus, il a obtenu l'investiture de la très grande majorité des parlementaires, députés et sénateurs.

Il a fait quelques gestes pour essayer de montrer qu'il tient compte de la population, qui reste réactive. Mais, sur le fond, comme ses prédécesseurs, sa priorité reste la défense des intérêts essentiels des classes possédantes, qui mêlent les classes privilégiées argentines et les grands groupes capitalistes étrangers installés dans ce pays, c'est-à-dire exactement l'orientation qui a conduit le pays à la catastrophe.

Dès son arrivée, il a fait adopter une "loi d'urgence économique". Pour tenter de desserrer l'étau financier, il a mis un terme à la politique monétaire antérieure en supprimant l'arrimage du peso argentin au dollar nord-américain, selon une parité d'un peso pour un dollar. Cela entraîne, en théorie, une dévaluation du peso, qui vaut maintenant officiellement 1,40 dollar (mais 1,95 en pratique !), qui devrait favoriser les entreprises argentines exportatrices, c'est-à-dire la plupart des plus riches capitalistes argentins. Il a annoncé une suspension provisoire du paiement de la dette argentine (157 milliards d'euros, soit plus de mille milliards de francs). Les dettes contractées en dollars sont converties en pesos, avec cependant un plafonnement à 100 000 dollars (115 000 euros ou 750 000 francs) pour ne pas pénaliser les banquiers. En revanche, le système de limitation des retraits d'espèces a été maintenu, ce qui a valu à Duhalde quelques concerts de casseroles sans lui coûter sa place pour le moment.

Il reste que le risque d'inflation est d'autant plus réel que les mesures de contrôle des prix sont minimales : blocage pour six mois du montant des loyers exprimé en pesos, blocage des tarifs des services publics (une décision qui touche surtout les groupes comme France Telecom, EDF ou la Lyonnaise des Eaux, qui, avec des entreprises espagnoles, s'étaient partagé l'essentiel des services publics au moment de la privatisation). Duhalde y a ajouté une timide suspension des licenciements "sans motif valable" pour trois ans, avec des indemnités très faibles dans les cas où les licenciements seraient "acceptables", une parodie d'interdiction de licencier approuvée par la CGT prétendument "rebelle".

L'économie capitaliste mise en panne...

Depuis le début de l'année, l'activité économique est paralysée par le manque de numéraire, du fait des restrictions bancaires, rendant difficile d'effectuer les achats courants de la population. Dans les quartiers populaires, on survit grâce aux différents bons monétaires émis dans les provinces (patacones, lecop, etc.) pour payer tout ou partie des traitements des employés des administrations publiques. Ce mode de règlement des salaires est en train de faire école, y compris dans les petites entreprises privées qui, héritant de ces bons dans leurs activités, s'en servent aussi pour payer au moins une partie des salaires de leurs employés. Mais les plus touchés par la crise en sont même revenus au troc. La production est paralysée. Une société comme Renault, devant le marasme des ventes automobiles, vient de décider de cesser toute activité productive dans ce pays. Dans un secteur comme le bâtiment, l'activité a baissé de plus de 36 %. Le taux de chômage est officiellement de 18,6 %, et officieusement de 25 %, ce qui signifie que dans les régions les plus actives, comme la province de Buenos Aires, il atteint entre 40 % et 50 %. Et, au bout du chômage, il y a l'accroissement de la misère : 14 des 37 millions d'Argentins, c'est-à-dire plus du tiers de la population, vivent désormais dans la pauvreté.

La misère, déjà en accélération depuis ces deux dernières années, se généralise d'autant plus rapidement que les salaires et les pensions ne sont plus payés. Et que dire du sort de tous ceux, nombreux, qui survivaient grâce au travail au noir, paralysé aujourd'hui par le manque d'argent liquide. La situation des finances de l'Etat n'est pas brillante : les recettes fiscales ont reculé de 30 %. Non seulement l'Etat argentin est écrasé par le poids d'une dette qui représente la moitié du produit intérieur brut mais, pour être en mesure d'assurer un minimum de secours à la population la plus pauvre, il doit mendier des prêts auprès des banquiers, s'il ne veut pas voir celle-ci prendre d'assaut les supermarchés.

Pour ses causes les plus immédiates, cette catastrophe économique a pour origine la récession déclenchée par la crise financière qui a frappé l'Asie du Sud-Est puis la Russie et l'Amérique latine en 1997-1998. Mais, ce choc porté par la spéculation financière venait frapper une économie en difficulté depuis une vingtaine d'années. Une étude universitaire, datant de 1998, sur la distribution des revenus, qui vantait d'ailleurs les mérites de l'économie capitaliste, montrait que, de 1980 à 1998, on avait assisté à une diminution constante des revenus des classes pauvres. En 1980, quand le revenu de la moitié la plus riche valait 100, celui de l'autre moitié des Argentins ne valait que 31. Dix-huit ans plus tard, l'écart s'était creusé. Le revenu de la moitié la plus pauvre était tombé à 20.

Plus profondément, ce recul, marqué par le renforcement de la dépendance de l'économie argentine vis-à-vis des grandes puissances et des grandes multinationales, découlait du fait que, contrairement aux espoirs d'il y a un siècle, l'Argentine n'avait pas réussi à atteindre un seuil de développement économique qui lui permette d'échapper à la domination des grandes puissances. En effet, le court effort d'industrialisation, qui s'est poursuivi de 1930 à 1955, s'était ensuite ralenti. Paradoxalement, les multiples interventions despotiques des militaires dans la vie politique entre 1955 et 1983 ont eu comme conséquence, sur le plan économique, de réduire le poids de l'Etat dans l'économie et de favoriser la pénétration des grands groupes internationaux dans la plupart des secteurs économiques, au point qu'ils sont désormais au coeur du système bancaire et des services publics.

... d'abord par les pillages de la bourgeoisie nationale

Il serait cependant erroné d'en déduire que la bourgeoisie argentine n'a pas pu prospérer dans ces conditions défavorables. Si elle a gardé, de ses origines, les traits d'une oligarchie de propriétaires terriens, du fait même de l'importance prise par l'élevage, au XIXe siècle, avec un goût marqué pour les immenses propriétés terriennes (les estancias), au point qu'elle a pu être brocardée par certains qui la disaient composée de personnes enrichies dans l'industrie qui réinvestissaient leurs profits dans l'élevage, elle compte dans ses rangs plusieurs milliardaires (en dollars !) à la tête de véritables empires économiques, dont le poids sur la vie économique et politique non seulement en Argentine mais dans le monde est considérable. Et ce poids doit beaucoup aux faveurs dont l'Etat a pu les gratifier.

Le classement des riches de la planète que publie le magazine nord-américain Forbes citait pour son édition 2001, au moment même où des millions d'Argentins voyaient leurs conditions d'existence se déliter, plusieurs dirigeants capitalistes argentins, dont la fortune, au contraire, prospérait.

Gregorio Perez Companc, dont la fortune vaut 1,7 milliard de dollars, est à la tête d'un groupe qui s'est enrichi dans le pétrole. Il est aujourd'hui coté à la Bourse de New York. Il prospère également dans le négoce du gaz, la pétrochimie, le raffinage, l'électricité. Le groupe Perez Companc contrôle Pecom Energia qui, à son tour, contrôle d'autres entreprises du secteur de l'énergie. Perez Companc a été l'un des grands bénéficiaires de la privatisation de l'énergie sous la présidence Menem. Il possède également un grand groupe agro-alimentaire qui commercialise lait, riz, soja, maïs, etc. Ces différentes activités représentent 25 % de l'activité de la Bourse de Buenos Aires. Le groupe Perez a bénéficié du soutien sans faille de l'Etat. Il a reçu de lui en 1946, sous la présidence de Peron, une indemnisation somptuaire pour l'expropriation d'une terre en Patagonie, ce qui lui a permis de se lancer dans le transport naval. L'autre sérieux coup de pouce est venu sous la présidence du radical Frondizi, en 1959, quand il a reçu de l'Etat la première concession pétrolière. Il n'a été oublié ni par les dictateurs militaires ni par le péroniste Menem. Ce groupe a tiré profit des privatisations, non seulement pour ses activités dans le pétrole, mais également pour celles dans le gaz et le téléphone.

Roberto Rocca, originaire de Milan, règne sur Techint. Sa fortune est estimée à 1,6 milliard de dollars. Le groupe Techint a été fondé par son père, Agostino Rocca, un des bailleurs de fonds du dictateur fasciste Mussolini, qui reçut en échange la vice-présidence de l'entreprise publique de sidérurgie la plus importante d'Italie. L'enrichissement de cette famille en Argentine découle pour l'essentiel des marchés publics que l'Etat lui a accordés depuis 1945.

Techint est une entreprise de travaux publics qui a construit ponts, tunnels, lignes à haute tension, gazéoducs, etc. Ses relations avec les militaires ont été aussi bénéfiques qu'avec Mussolini auparavant ! Ses activités se sont élargies au négoce dans la sidérurgie, l'ingénierie, la construction, le pétrole, le gaz, les machines industrielles. L'activité principale restait l'acier et les matériaux de construction, mais la diversification l'a conduit à s'intéresser aussi à l'énergie, l'informatique, les transports, le téléphone et la santé. Techint intègre une centaine d'entreprises dont certaines figurent parmi les premières entreprises exportatrices du pays, avec des ramifications dans le reste de l'Amérique latine, les pays arabes et l'Asie.

Perez et Rocca fuient la publicité. Ce n'est pas le cas d'Amalia Lacroze de Fortabat, qui pèse "seulement" un milliard de dollars. Elle est connue pour ses achats d'oeuvres d'art à travers le monde (6,4 millions de dollars pour un tableau de Turner, en 1980, une somme élevée pour un tableau à l'époque), mais sa fortune, bâtie par feu son mari, vient du ciment. Son groupe, les Ciments Loma Negra, qu'"Amalita" pilote depuis 1976, fabrique en effet 55 % du ciment argentin. Cette entreprise a démarré dans les années cinquante et a bénéficié à plusieurs reprises de l'aide de l'Etat. 1978, deux ans après les débuts de la sanglante dictature militaire, fut l'année du Mondial de football organisé en Argentine, ce fut aussi une très bonne année pour écouler le ciment de Loma Negra.

Et il existe d'autres grands entrepreneurs, comme Francesco Macri, dont le groupe Socma intervient dans la construction automobile, l'alimentation, la haute technologie informatique et la communication, qui a tiré profit lui aussi de la dictature (les dettes de ses activités avaient été alors prises en charge par l'Etat) et des privatisations de Menem. Et toute une série de grandes entreprises qui ont connu un important développement, comme le groupe Acindar, spécialiste de l'acier dans la construction, qui explique dans son dernier rapport destiné aux actionnaires que, s'il a été éprouvé sur le marché intérieur du fait même de l'effondrement de l'activité, il a vu ses ventes progresser globalement de 20 % grâce à ses activités dans le Mercosur, le marché commun du cône sud. Cela va si bien, selon lui, qu'il a annoncé que ses difficultés en Argentine étaient maintenant surmontées et que la croissance allait reprendre. Il y a aussi les entreprises métallurgiques du groupe Pescarmona, le fabricant de chaussures de sport Gatic, qui appartient à la famille Bakchellian, le groupe Benito Roggio, spécialiste depuis 1908 de la construction d'infrastructures et du service aux entreprises (il peut aussi bien gérer des entreprises, retraiter les déchets que construire un stade, une raffinerie ou un abattoir) et bien d'autres.

Tous ont bénéficié d'une façon ou d'une autre du soutien de l'Etat, qu'il soit dirigé par des militaires ou par des civils, des radicaux ou des péronistes. Ils ont en commun d'avoir élargi leurs activités également hors d'Argentine, ce qui signifie qu'une partie de leur fortune, qui s'est déployée en détournant à leur profit une partie de la richesse du pays, s'investit aussi à l'extérieur. Le gouvernement dévalue les économies des Argentins qui en ont, mais les dollars qu'un Perez Companc investit, et multiplie, en étant coté en Bourse sur la place de New York, s'échappent de l'Argentine. Les experts qui discutent actuellement de l'avenir de l'économie argentine, dénoncent l'évasion fiscale (les rentrées fiscales ne représentent que 18 % du produit intérieur brut argentin) mais ne mentionnent pas cette formidable évasion de la richesse sociale vers l'extérieur du pays qui est le fait des grandes entreprises argentines exportatrices qui, comme les autres entreprises capitalistes, cherchent sur toute la planète des placements qui rapportent.

C'est cette réalité, qui devrait constituer une des cibles des travailleurs argentins, que se refusent à voir ceux qui désignent comme seules responsables de la situation actuelle les directives du Fonds Monétaire International ou la présence des entreprises étrangères, et qui cultivent ainsi, en prime, le poison nationaliste en Argentine.

Le Fonds Monétaire International (FMI) n'est qu'un instrument du monde capitaliste destiné à aider les grands groupes industriels et financiers à continuer de prospérer, malgré les pillages dont ils sont responsables et qui épuisent les ressources des pays soumis aux prédateurs de l'économie capitaliste. Bien sûr, le FMI n'est pas neutre et sa sollicitude va d'abord aux groupes les plus puissants. Mais le dénoncer comme le grand responsable de l'effondrement de l'économie argentine, sans s'en prendre au système capitaliste tout entier, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Et sur place, en Argentine, c'est faire la part belle aux capitalistes nationaux qui, depuis longtemps quand ils sont les héritiers des oligarques de l'élevage, ou depuis 1945 quand ils ont profité des faveurs du premier gouvernement péroniste, ont toujours été les premiers, et les mieux servis, au sein du pays. Une attitude de l'Etat qui est restée constante et identique avec les gouvernements qui ont suivi, qu'ils soient dirigés par les radicaux, à nouveau les péronistes ou... les militaires.

Alors, bien sûr, si les travailleurs argentins se mobilisaient pour empêcher que la richesse nationale aille s'investir sur le marché mondial, au détriment du bien-être de la population, en dénonçant les mouvements de capitaux, pour se préparer à en prendre le contrôle, il faudrait contrôler aussi les mouvements des autres entreprises venues d'ailleurs qui profitent d'un rapport de forces favorable du fait de la situation de semi-dépendance d'une économie du type de l'Argentine. Cela semble difficile mais ce serait cependant à la portée des employés qui, au coeur même du secteur bancaire, justement passent les ordres et les décisions des uns et des autres. Mais encore faut-il ne jamais oublier, en régime capitaliste, qu'en matière économique aussi, pour tout travailleur, l'ennemi est dans son pays. Et les ennemis des travailleurs, ce sont d'abord les patrons, les exploiteurs. Car c'est sur leur base arrière, dans leur pays d'origine, là où ils bénéficient du soutien de leur appareil d'Etat, que les travailleurs ont les moyens de les frapper, en remettant en cause, au coeur même de leur appareil productif, ce qui leur donne leur puissance sociale. Cela, les travailleurs peuvent le réaliser à condition de s'appuyer sur la force que leur donnent leur nombre et leur place dans la production.

Un président et un gouvernement aux mains des possédants

Depuis qu'il est président, Duhalde a cherché à calmer la colère d'une population qui a pris l'habitude, dans de nombreux quartiers, de se réunir en assemblée générale pour discuter de la situation. Il a fait quelques gestes, consulté les différentes forces politiques, les représentants des syndicats, les mouvements de chômeurs et les milieux associatifs. Mais il s'est surtout tenu à rendre des comptes aux classes privilégiées, à chercher un compromis avec les dirigeants nord-américains, et à retrouver les bonnes grâces du FMI. Les dirigeants nord-américains et les banquiers du FMI, eux, aimeraient être sûrs que l'argent qu'ils prêtent sera utilisé au mieux des intérêts qu'ils défendent, pas de ceux de la population argentine. Duhalde, qui aimerait attirer les aides de l'Union européenne, cherche aussi à séduire les dirigeants espagnols et français, car les entreprises de ces pays, très implantées en Argentine, ne veulent pas payer les pots cassés de leur prédation économique et font pression sur le gouvernement argentin pour obtenir des garanties.

La position de la nouvelle équipe reste cependant fragile. A ses origines, il y a près de soixante ans, le parti péroniste, qui représentait les intérêts généraux de la bourgeoisie nationale, avait trouvé l'appui d'une classe ouvrière qui venait de se développer sur la base de l'amorce d'industrialisation des années trente. Le mouvement péroniste avait acquis un certain crédit en milieu ouvrier en lui accordant certaines de ses revendications, augmentation des salaires et treizième mois notamment.

La liaison avec la classe ouvrière passait par le truchement de la CGT, dont l'appareil dirigeant avait été sélectionné par le général Juan Peron. Le parti péroniste a maintenu ce lien, mais en plus d'un demi-siècle, il est arrivé au parti péroniste un peu ce qui est arrivé au parti gaulliste en France. La référence à Peron première manière n'est plus qu'une étiquette jaunie, qui réchauffe encore le coeur de certains vieux électeurs, mais ceux-ci ont déjà eu plusieurs fois l'occasion de constater qu'entre temps le parti péroniste a affiché de plus en plus ouvertement sa nature profonde, celle d'un parti de politiciens arrivistes et corrompus, qui mènent la politique qui convient aux couches privilégiées. Cela les a déjà conduits, notamment pendant les dix ans de règne de Menem, à balayer une partie de ce que les travailleurs avaient pu obtenir en 1945, et à menacer de supprimer ce qui peut encore subsister. Autant dire que le crédit dont peuvent bénéficier les dirigeants péronistes reste très relatif. On vient d'en avoir un aperçu avec la chute de Rodriguez Saa.

D'un autre côté, les représentants du monde capitaliste sont méfiants. Ils estiment que pour sortir de la crise, les dirigeants argentins doivent administrer un remède de cheval au pays. Ils prédisent que rien que pour l'année 2002, le produit intérieur brut devrait se rétracter de 8,5 % (contre une diminution de seulement un demi-point en 2001, avec les dégâts qu'on a vus). Ils en déduisent que le gouvernement doit faire des coupes sévères dans les budgets de l'Etat, en réduisant notamment sa part de financement dans le budget des provinces.

Quand on sait que dans les régions, où le niveau de vie est traditionnellement plus bas que dans la capitale, et où, tout au long de l'année écoulée, l'Etat n'a pas respecté ses engagements financiers vis-à-vis des provinces et a créé une pénurie telle que la moitié d'entre elles n'ont eu comme solution que de créer des bons monétaires pour maintenir un minimum d'échanges, on voit mal comment, au nom de la rigueur budgétaire, le gouvernement argentin pourrait encore accentuer la pression sur les provinces. Président péroniste ou pas, Duhalde risque aussi de se heurter, s'il applique cette politique, au fait qu'une partie des responsables politiques des provinces sont justement des péronistes qui n'ont pas forcément envie de subir les conséquences politiques de tels choix budgétaires.

De son côté, le monde des affaires dispose de nombreux moyens pour imposer ses exigences. On en voit déjà les premiers effets. Le 21 janvier, Duhalde est revenu sur sa promesse de restituer aux déposants leurs dépôts en dollars, et il a annoncé que l'ensemble des comptes bancaires seraient convertis en pesos au taux de change officiel. Cette mesure, accueillie par un concert de casseroles de ceux qui ont vu tout d'un coup leurs économies dévaluées, a été saluée par les banquiers.

Le 30 janvier, le parlement argentin a voté une loi sur les faillites très favorable aux débiteurs, mais défavorable aux banques qui doivent, au bout d'un délai fixé à 90 jours, provisionner à 100 % les créances douteuses et les inscrire dans leurs pertes. La pression s'exerce maintenant pour que Duhalde fasse usage de son droit de veto pour annuler ce vote.

La Cour suprême a déclaré anticonstitutionnelles les restrictions aux retraits bancaires. Mais dans le nouveau plan d'austérité, annoncé dimanche 3 février par le ministre de l'Economie Jorge Remes Lenicov, plan qui est entré en vigueur le 6 février, il a été décidé, au nom des mesures d'urgence imposées par la situation, que la limitation des retraits, pourtant très impopulaire, resterait maintenue pour au moins six mois. Elle a été cependant allégée.

Pour le reste, il a annoncé que les transferts de capitaux vers l'étranger, y compris les profits des entreprises, doivent être autorisés par le contrôle de la Banque centrale, une mesure qui est présentée comme provisoire pour rassurer les milieux d'affaires.

D'autre part, les banques sont invitées à adresser leurs réserves de dollars à la Banque centrale. Elles font savoir qu'elles sont surtout mécontentes du fait que les débiteurs peuvent rembourser en pesos des dettes contractées en dollars. Elles pourraient y perdre 14 milliards de dollars. Mais leur situation n'est finalement pas si mauvaise puisque ces pertes ont déjà été provisionnées. Le président Duhalde a interprété l'absence de réaction du porte-parole du patronat des banques contre le nouveau plan d'austérité comme le signe que la plupart des grandes banques, qui ont d'importantes réserves, ont l'intention de poursuivre leurs activités en Argentine.

Le gouvernement argentin navigue donc entre différentes contradictions. S'il veut apaiser la colère populaire et conserver un certain crédit politique, il doit sembler acquiescer à la partie de l'opinion qui réduit les responsabilités de la situation actuelle au seul FMI, et éventuellement aux entreprises étrangères, ce qui a au moins l'avantage de ne pas désigner les responsabilités des possédants argentins dans la crise actuelle. Mais, en pratique, il lui faut aussi préserver l'essentiel des intérêts des capitalistes argentins sans trop léser les intérêts des compagnies étrangères, s'il veut trouver un arrangement avec la Banque mondiale et le FMI.

Cela, les dirigeants du monde capitaliste, à Buenos Aires, à Washington, à Londres, à Madrid et à Paris, en sont bien conscients. On en trouve les échos dans une publication de la direction du Trésor en France : "Le gouvernement (argentin) est soumis à une multitude de pressions extérieures (de la part de la population, de la classe politique, des intérêts privés argentins, des banques et des entreprises étrangères, des Etats étrangers et du FMI), et ne pourra intégrer simultanément l'ensemble de ces contraintes. Des arbitrages seront donc nécessaires".

Si le FMI attend encore de voir ce que donnera le nouveau plan d'austérité pour accorder de nouveaux prêts à l'Argentine, il a cependant débloqué un crédit d'un milliard de dollars pour que le gouvernement puisse faire face aux besoins sociaux les plus élémentaires (alimentation, santé, éducation).

Les intérêts des différents groupes de possédants sont en partie communs et en partie antagoniques et le gouvernement doit essayer de maintenir un équilibre qui satisfasse l'essentiel des intérêts des classes possédantes. Nul ne peut savoir si le nouveau plan d'austérité permettra de satisfaire ces intérêts et de rétablir la confiance entre ces différents acteurs du monde capitaliste. En revanche, les orientations prises depuis le début de l'année ne peuvent conduire qu'à une aggravation des conditions d'existence des classes populaires.

Celles-ci ne peuvent compter, au contraire des possédants, sur la complicité du gouvernement et de l'Etat. Si les classes laborieuses ne veulent pas que la note de la crise soit entièrement payée par elles, ne serait-ce que par le biais d'une dévaluation, qui constitue toujours une aggravation pour leurs conditions d'existence, elles doivent se faire entendre et, pour cela, elles ne peuvent compter que sur leur force et leur détermination , et aussi donner à la mobilisation ouvrière des objectifs qui s'attaquent aux véritables causes et pas à des moulins à vent qui préservent les véritables responsables de la crise argentine, les classes possédantes.