Haïti - Une minorité de parasites dans un océan de misère

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Novembre 1997

La presse internationale ne s'intéresse plus à Haïti. Tout au plus quelques entrefilets lorsque, comme le 8 septembre dernier, un caboteur a fait naufrage à quelques centaines de mètres du rivage, faisant 600 morts. Même là, rares étaient ceux qui s'y sont intéressés au point de rapporter que le bateau était fait pour deux cents personnes mais en transportait sept cents et que ce seul fait donne une idée non seulement de l'état de délabrement du pays, mais aussi de la façon dont des fortunes se font dans ce pays avec la peau des pauvres. Car, bien entendu, il n'y a que les pauvres qui prennent ce caboteur qui relie l'île de la Gônave, une des régions les plus pauvres, au restant du pays.

Pour le reste, depuis que la dictature militaire avait été débarquée en 1994 par une intervention américaine qui avait réinstallé le président élu Aristide à la présidence de la République, Haïti est censé être une démocratie. Il y a eu toutes sortes d'élections et Aristide lui-même, son mandat échu, a été remplacé par la voie électorale, cédant la place au président actuel, René Préval. Il y a donc des partis, une caste politique nombreuse et bruyante qui utilise les élections pour occuper postes et positions. Que le bourrage des urnes ou l'achat des votes soient pratiques courantes ne gêne pas outre mesure les protecteurs américains, pas plus que le fait que, si la liberté d'expression existe, existe aussi la "liberté" des groupes armés, issus de l'ancienne armée ou du grand banditisme, pour autant que les deux ne se confondent pas, d'assassiner celle ou celui dont l'expression ne leur plaît pas. Il y a aussi un parlement remuant, tellement remuant qu'il n'est pas capable de dégager une majorité susceptible de soutenir un nouveau premier ministre, l'ancien ayant démissionné avant l'été. Les partisans de l'ancien président Aristide, largement majoritaires au parlement, se sont fractionnés entre ceux qui collent au président actuel lui-même ancien premier ministre d'Aristide et ceux qui misent déjà sur le retour d'Aristide à la prochaine échéance présidentielle.

Mais ce train-train du parlementarisme de pays pauvre se déroule dans l'indifférence totale de l'écrasante majorité pauvre de la population dont les conditions d'existence continuent à se dégrader, même par rapport aux conditions inhumaines existant sous la dictature de Duvalier. A ce sujet, nous reproduisons l'éditorial de La Voix des Travailleurs, publication de nos camarades de l'Organisation des Travailleurs Révolutionnaires, paru dans son édition du 10 septembre 1997.

Il y a leur pays. Celui de ces quelques centaines de politiciens et de journalistes dont la plupart se prostituent depuis dix ans avec tous les régimes qui passent et qui, aujourd'hui, se passionnent pour la longue crise politique qui laisse l'Etat sans premier ministre. Ce n'est pas que le manque d'un premier ministre ait de quoi dramatiser qui que ce soit tout fonctionne aussi mal sans premier ministre qu'avec mais chacun est préoccupé par les conséquences, pour sa propre carrière, de la nomination d'un tel plutôt que de tel autre. C'est leur verbiage stérile, leurs affrontements dérisoires qui remplissent les colonnes des journaux et les ondes de la radio et de la télévision (quand ces dernières ne choisissent pas d'amuser la galerie avec la mort d'une princesse pour magazine et des malheurs douteux de son auguste famille).

Derrière ces pantins de la politique qui se prennent pour des élites mais dont seule l'irresponsabilité dépasse l'arrogance, il y a les vrais patrons de ce pays-là, ces quelques dizaines de grandes dynasties capitalistes, ces Brandt, ces Mews, ces Biggio, ces Acra, Madsen ou autres Sassine, qui parviennent à tirer des milliards d'un pays exsangue en le rendant plus exsangue encore ; ces quelques milliers de vautours de moindre envergure mais aussi voraces qui continuent à s'enrichir de la misère générale en la rendant plus générale encore.

Quelques milliers de personnes, quelques dizaines de milliers tout au plus, tiennent tout en main : la direction de l'Etat, les ministères, les municipalités, la force dite publique, les usines, les banques, les meilleures terres, le négoce, l'économie. Tout sauf ce dont, pour cause d'incapacité notoire, ils ont dû abandonner la gestion aux hommes de main de leurs semblables des grands Etats impérialistes.

Ils sont quelques milliers en Haïti qui monopolisent tous les moyens de diriger. Qu'est-ce qu'ils en ont fait depuis les deux siècles que cela dure ? Qu'est-ce qu'ils en font aujourd'hui ?

Le pays est en ruine. Devant l'état des routes, devant les rues noyées dans la boue et dans le fatras, même dans la capitale, devant le délabrement des hôpitaux, les défaillances de la distribution de l'électricité ou la disparition progressive de l'eau potable, le niveau lamentable du système éducatif, il devient ridicule de seulement utiliser le mot de service public. Mais peu importe à cette "élite" que leurs belles voitures elles-mêmes pataugent dans la crasse : une fois dans l'enceinte de leurs villas, ils ont une armada de serviteurs mal payés pour les nettoyer.

Qu'ils se méfient cependant : les flots de pauvreté qui montent des hameaux affamés des campagnes vers la capitale, qui ont gonflé jusqu'à les faire craquer successivement Bel Air, Tokyo, la Saline, Cité Soleil ; qui ont transformé Carrefour ou Martissant en quartiers pauvres ; et qui lèchent déjà Pétionville, finiront par noyer leurs villas, leurs restaurants de luxe, si nombreux que soient les sbires en armes pour les protéger !

Mais "l'élite" ferme les yeux, se bouche les oreilles et le nez : le premier principe de leur existence "que les autres crèvent, si cela me rapporte" se complète d'un second "après nous, le déluge". Les plus prévoyants et les plus fortunés préparent cependant le radeau en plaçant ce qu'ils peuvent placer aux Etats-Unis ou ailleurs. Mais il ne sera pas donné de monter sur ces radeaux-là aux serviteurs subalternes des riches, à tous ces politiciens, tous ces notables, tous ces journalistes et autres faiseurs d'opinion publique qui continuent à caqueter, à opiner, à "faire de la politique" et surtout, à justifier un ordre social injustifiable et une classe dirigeante qui a mérité mille fois de disparaître.

Et puis, il y a l'autre pays, "le pays en dehors". Il ne se trouve pas seulement dans les campagnes pauvres, il englobe aujour d'hui la plupart des quartiers des villes. C'est le pays de l'écrasante majorité de la population : celui des ouvriers dont la majorité ne trouve pas d'embauche et ceux qui en trouvent sont payés deux ou trois fois moins en pouvoir d'achat réel que sous la dictature duvaliériste elle-même.

Celui des djobeurs qui réparent les pneus au bord des routes, qui tressent les articles en vannerie, qui forgent, ouvragent, hâlent des fardeaux qui les dépassent pour gagner de quoi survivre au jour le jour ; celui des petites marchandes, des préparatrices de manger-cuits, des laveuses, des bonnes. Celui aussi de l'immense masse de petits paysans, de "de moitiés", d'ouvriers agricoles.

Si l'ensemble survit, malgré les parasites du premier pays, qui étouffent tout, qui détruisent tout en continuant à s'engraisser ! c'est grâce au second pays, grâce à tous ceux qui continuent à produire dans des conditions difficiles, en compensant le manque de moyens par un trésor d'ingéniosité et surtout, des efforts incessants non récompensés.

C'est parce que malgré l'absence d'investissements, malgré la dégradation des infrastructures, Haïti reste "rentable" aux yeux d'un certain nombre de margoulins du capitalisme international qui peuvent y acheter du travail qualifié pour un salaire exceptionnellement bas.

C'est parce que les petits paysans continuent à produire, malgré une terre de plus en plus desséchée faute de moyens, d'engrais ou plus simplement encore, d'eau d'arrosage. C'est parce que les petits marchands, les vendeurs à la sauvette assurent une distribution que le grand négoce n'assure pas, tout en en tirant des profits faramineux.

Les deux pays, celui des riches et celui des pauvres ne sont pas seulement différents : ils sont opposés l'un à l'autre dans une guerre féroce.

C'est cette guerre-là qui use les régimes qui se succèdent.

Même le marchand d'espoir en soutane qui a pris la succession des politiciens corrompus et les militaires crapuleux qui, eux- mêmes, avaient relayé la dictature sanguinaire de Duvalier, n'a pas mis longtemps pour démontrer son impuissance. Et les illusions qu'il est susceptible de susciter encore sont celles de la résignation et du désespoir.

Mais ni la résignation ni le désespoir ne dureront éternellement. Rien ne justifie l'inégalité écrasante entre la couche de riches parasites et les classes travailleuses. Rien ne justifie la misère, ni en Haïti ni ailleurs, en cette fin du vingtième siècle qui a accumulé tant de richesses qu'elles suffisent à assurer à tous et partout dans le monde, une nourriture et un logement corrects, les vêtements, les soins, une éducation convenable et surtout, une vie digne.

Mais une classe dirigeante, fût-elle parasitaire, nuisible, ne cède pas la place toute seule. Il faut lui arracher le pouvoir. La force pour le faire existe en Haïti, comme elle existe à l'échelle du monde.

Cette force, c'est la force collective des prolétaires, de ceux qui n'ont que leur travail pour vivre et qui ne possèdent nulle propriété qui pourrait les gêner pour s'attaquer à la propriété des capitalistes. Et les prolétaires d'Haïti pourraient entraîner derrière eux les paysans pauvres pour qui leur petite propriété n'est pas une source de privilèges mais une chaîne qui les attache à un travail dur et à une vie de misère.

Ce qui manque en Haïti, ce n'est pas la force nécessaire pour transformer la société, c'est la conscience de la nécessité de s'en servir et l'organisation pour le faire avec efficacité. Il n'y a pas de tâche plus digne de notre époque, ni plus urgente, que de propager cette conscience et de faire en sorte qu'elle s'incarne dans un parti dont l'unique ambition soit de conduire les classes laborieuses à prendre la direction du pays et à inaugurer leur pouvoir en expropriant les Mews , les Biggio, les Brandt et leurs semblables pour mettre toutes les usines, toutes les banques, toutes les entreprises à la disposition de la collectivité, afin que celle-ci ait enfin les moyens d'organiser l'économie pour satisfaire les besoins vitaux de tous, à commencer par les plus pauvres, au lieu d'enrichir seulement ceux qui sont déjà trop riches.