La Russie, et tous les pays qui lui avaient été associés dans le cadre de l'Union soviétique, ont cependant continué à évoluer grâce à l'élan donné par la révolution d'Octobre pendant plusieurs décennies encore, jusqu'à l'ère Gorbatchev et, dans une certaine mesure, jusqu'à nos jours.
Car, une fois au pouvoir, la bureaucratie n'a pas supprimé l'étatisation de l'économie. Elle s'est appropriée l'Etat. Elle a même organisé la planification de l'économie. Mais, au lieu d'en faire un instrument pour satisfaire les besoins de tous, elle en a fait un moyen pour satisfaire d'abord ses propres privilèges et masquer ses propres prélèvements sur le produit social.
La planification bureaucratique, c'est-à-dire sans ce contrôle des producteurs et des consommateurs qui permet de l'adapter au plus près aux besoins, n'a qu'un lointain rapport avec la planification sous contrôle ouvrier telle que la voulaient les dirigeants de la révolution russe.
Pourtant, si l'on compare sur plusieurs décennies cette planification dévoyée et imparfaite avec les plus parfaites des économies de marché, y compris celle des Etats-Unis, eh bien, la comparaison n'est certainement pas en défaveur de ce qui a été mis en place par la révolution russe !
Car, malgré toutes les conséquences néfastes de l'isolement économique, malgré les méthodes bureaucratiques, malgré le dévorant parasitisme de la bureaucratie, l'économie soviétique a progressé pendant plusieurs décennies plus fortement que celle de n'importe pays bourgeois.
Entre 1926 et 1938, pendant cette période où le monde capitaliste a été secoué par la grande crise, la production industrielle a été globalement stagnante aux Etats-Unis, stagnante également en France, elle a doublé au Japon mais elle a été multipliée par huit en Union soviétique. Et si, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la production industrielle de l'Union soviétique ne représentait que moins d'un tiers de la production industrielle américaine, elle en représentait plus de la moitié en 1970. Pourtant, les Etats-Unis, non seulement bénéficient de la division internationale du travail, mais ils profitaient aussi du pillage du tiers monde.
L'immense gâchis de la crise de 1929, dû à la nature même de l'économie capitaliste, a rejeté la production plusieurs années en arrière, et de surcroît la guerre mondiale elle- même a été la conséquence de la crise en ne laissant pas d'autre choix que la guerre à l'impérialisme allemand.
Alors, si la révolution d'Octobre n'avait apporté que cela, c'est-à-dire préserver le pays de la crise et accélérer le développement dans les productions où cela a été accéléré, elle aurait déjà été justifiée du point de vue historique, même si, encore une fois, le prolétariat avait pris le pouvoir en Russie avec une bien plus vaste ambition que celle de développer un seul pays.
L'Union soviétique n'a pas réalisé le socialisme, et l'idée même que cela aurait pu être possible était une stupidité véhiculée par la bureaucratie elle-même et par tous les partis communistes qui présentaient, à l'époque, l'Union soviétique de la bureaucratie de Staline et après comme le paradis sur terre. Mais, en revanche, grâce à la propriété étatique et à la planification, grâce à l'organisation économique dont la possibilité a été créée par la révolution prolétarienne, l'Union soviétique sous-développée est devenue la deuxième puissance industrielle du monde. Pas un seul pays arriéré de la taille ou de la complexité de l'Union soviétique, ni l'Inde, ni le Brésil, l'Indonésie ou d'autres n'ont connu, sur la base du capitalisme et de l'intégration dans le marché mondial dominé par l'impérialisme, dans la même période, un développement comparable.
La Russie de nos jours est elle-même l'exemple vivant de la régression que représente le retour vers l'intégration dans le monde capitaliste. Sans même que cette intégration soit réalisée, loin de là, et pour des raisons qui ne sont certes pas seulement économiques mais aussi politiques, la production a chuté de moitié en moins de dix ans.
Mais le progrès réalisé en Union soviétique grâce aux fondements économiques jetés par la révolution ne se mesure pas seulement dans les statistiques de production.
Dans cet immense pays sous-développé, où l'écrasante majorité de la population, c'est-à-dire plus d'une centaine de millions de personnes, ne savaient ni lire ni écrire, le pouvoir soviétique a liquidé en quelques années l'analphabétisme. Il a dû consacrer à cela un effort fantastique, créer de toutes pièces des alphabets dans les langues de plusieurs dizaines de peuples qui ne connaissaient pas l'écriture. Mais, justement dans cette organisation économique-là, ce n'est pas le profit privé à court terme qui orientait les efforts et définissait les priorités. Dans son tout dernier écrit politique, Lénine, polémiquant avec les social-démocrates qui s'étaient opposés au pouvoir soviétique comme ils s'étaient opposés à la révolution d'Octobre au nom de l'immaturité de la Russie pour le socialisme, écrivait : "Vous décrétez que, pour créer le socialisme, il faut être civilisé. Très bien. Mais pourquoi ne pourrions- nous pas commencer par créer les prémisses de la civilisation telles que l'expulsion des propriétaires terriens et des capitalistes russes, quitte à nous acheminer ensuite vers le socialisme ? Dans quel bouquin avez-vous pris la certitude qu'un détour pareil du courant historique habituel était inadmissible ou impossible ?"
Eh bien là encore, malgré la bureaucratie et sa dictature, la Russie naguère analphabète est devenue le pays où, il y a dix ans encore, on comptait le plus de diplômés universitaires et, parmi eux, une proportion de femmes inhabituelle dans la plupart des pays capitalistes même développés.
Alors oui, quoi qu'écrivent les plumitifs qui s'évertuent ces jours-ci à démolir la mémoire de la révolution russe, ils ne peuvent pas effacer le fait que cette révolution et l'Union soviétique qu'elle a créée, ont marqué tout le siècle.
Oui, la première révolution prolétarienne, même si elle a été trahie et défigurée, a plus marqué le siècle dans le sens du progrès que le capitalisme à l'actif duquel figurent surtout des faits d'arme comme la colonisation au début du siècle, la première boucherie mondiale puis la deuxième, les crises et leurs conséquences funestes, le nazisme en particulier.
Alors, la jubilation même des laudateurs du capitalisme, en annonçant que, quatre-vingt ans après, la révolution d'octobre 1917 serait enfin liquidée, montre à quel point ils la craignaient, cette révolution.
Le fait qu'ils aient mis quatre-vingt ans pour digérer cette première révolution prolétarienne, que ses propres dirigeants bureaucratisés étaient pourtant prêts à liquider depuis longtemps, est le principal signe de faiblesse de leur système. L'impérialisme se survit surtout parce que le prolétariat n'est pas en situation de le contester vraiment mais si le prolétariat en est là, c'est parce que des courants politiques issus de ses rangs, la social-démocratie d'abord et donc principalement et le stalinisme, lui ont lié les mains pour, à plusieurs reprises, le mener au bourreau.