Serbie - Une opposition aussi réactionnaire que le régime qu'elle prétend combattre au nom de la démocratie

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Janvier-Février 1997

Ce n'est pas la première fois que le président de la Serbie, Slobodan Milosevic, se heurte à une opposition qui le conteste dans la rue. Ni les manifestations violemment réprimées du 9 mars 1991 ni celles du 9 mars 1992 n'avaient paru cependant menacer autant son pouvoir que celles qui se répètent pour ainsi dire chaque jour depuis le 21 novembre 1996.

Milosevic, cet ancien haut dignitaire de la Ligue des Communistes qui a accédé à la tête de la République serbe alors que celle-ci n'était encore qu'une des composantes d'une Fédération yougoslave comptant six républiques et deux régions autonomes, a réussi à se maintenir au pouvoir durant cette décennie marquée par des bouleversements politiques dans les pays de l'Est européen en général, et par la décomposition sanglante de la Yougoslavie en particulier. Alliant la démagogie ultra-nationaliste à l'autoritarisme comme ses semblables des autres Etats issus de l'ex-Yougoslavie Milosevic a réussi jusqu'à présent à contenir ses rivaux.

Il a même réussi à se sortir en homme de la paix d'une guerre dont il avait été l'un des principaux instigateurs. Cependant, tout laisse penser que la crise actuelle est devenue une crise politique grave, en tout cas pour son pouvoir personnel.

La paix de Dayton ce diktat américain qui a mis fin à la guerre ouverte en Bosnie sans résoudre aucun des problèmes qui l'avaient alimentée a même fait de Milosevic l'interlocuteur attitré des grandes puissances. Les sanctions économiques internationales ont été levées.

Le 3 novembre 1996, Milosevic venait de remporter un succès aux élections législatives fédérales (c'est-à-dire au niveau de la RFY, République fédérale de Yougoslavie, composée de la Serbie et du Monténégro). Malgré l'abstention massive, ce succès lui ouvrait la possibilité d'une modification sur mesure de la Constitution lui permettant de prolonger son pouvoir. On lui prêtait l'intention de modifier la constitution soit pour lui permettre de briguer un troisième mandat présidentiel à la tête de la Serbie, soit pour renforcer les pouvoirs de l'instance dirigeante de la "petite" fédération yougoslave, afin qu'en troquant une présidence serbe contre une présidence à ce niveau, Milosevic ne perde rien de son pouvoir.

Mais les résultats des élections municipales, organisées dans la foulée, le 17 novembre, ont administré à Milosevic un camouflet. La coalition d'opposition formée au printemps précédent seulement, en vue précisément de ces deux consultations électorales, et baptisée "Ensemble" ("Zajedno") remporta un succès qui a surpris ses propres dirigeants. 38 mairies auraient basculé du côté de l'opposition. Sur 189 mairies en tout, certes, mais il s'agit des grandes villes et notamment de Belgrade.

Ces seuls résultats électoraux n'auraient pas suffi en eux-mêmes à provoquer l'actuelle crise politique. La dictature de Milosevic est aussi rodée que d'autres à falsifier ou à nier ce genre de résultats. Son premier mouvement a d'ailleurs consisté à annuler tout simplement ceux qui ne lui convenaient pas.

Mais la falsification n'est pas passée. Et la revendication de la reconnaissance du résultat des élections municipales a offert à des oppositions fort disparates un plus petit commun dénominateur et un objectif minimum unificateur.

Les manifestations de rue commencées le 21 novembre 1996 se sont répétées, avec des hauts et des bas mais globalement sans faiblir. A Belgrade, elles réunissent chaque jour plusieurs dizaines de milliers de manifestants, avec des pics de participation dépassant les cent mille (ayant même atteint les deux cent mille). Des manifestations importantes ont également lieu, ou eu lieu, dans plusieurs villes de province.

Il y a en fait deux séries de manifestations : celles des étudiants principale catégorie sociale mobilisée et celles organisées par l'opposition. Mais, coordonnées ou pas du point de vue de leur organisation, elles confluent dans un mouvement unique, marqué par les mots d'ordre politiques de l'opposition, dont les chefs s'efforcent de prendre la tête.

Le mouvement des étudiants et de la coalition "Ensemble" n'est nullement radical dans ses méthodes (et encore moins dans ses objectifs). Il manifeste cependant ne serait-ce que par sa durée une certaine détermination. Les points d'appui du pouvoir de Milosevic donnent, les uns après les autres, des signes d'ébranlement. Les dirigeants du Monténégro ont pris des distances, au point que se dessine la menace, soit d'un blocage des institutions communes à la Serbie et au Monténégro, soit même de l'éclatement du dernier des avatars de la Fédération yougoslave. L'Eglise orthodoxe s'est publiquement démarquée. Plus grave pour Milosevic, après plusieurs régiments qui ont marqué leur distance à l'égard du président, c'est le chef de l'état-major lui-même qui a assuré aux contestataires que l'armée ne participerait pas à une éventuelle répression.

Encouragés par l'évolution des choses, certains dirigeants de l'opposition sont passés de la revendication d'origine du respect des résultats des élections municipales à celle du départ de Milosevic. La direction d'"Ensemble" est cependant prête à tous les compromis qui lui assureraient tout de même le bénéfice de ses conquêtes municipales. Mais même si Milosevic parvient à ne pas se laisser évincer et à se cramponner encore à la tête de l'Etat, son pouvoir personnel sortira de toute façon de cette crise largement déstabilisé.

Quels changements pourraient sortir pour la population serbe de la mobilisation actuelle, à supposer qu'elle ne s'épuise pas d'elle-même ou ne finisse pas par s'arrêter après la reconnaissance par le régime de la victoire de l'opposition dans quelques municipalités, ou encore après une tentative tout à fait concevable de Milosevic de prendre pour ministres certains chefs de l'opposition ?

L'éviction de Milosevic ? C'est peut-être dans les possibilités du mouvement.

Un changement dans le discours politique ? C'est encore possible, sans même d'ailleurs que Milosevic quitte le pouvoir. L'homme a su, au gré des circonstances, passer de la langue de bois pseudo-marxiste de ses débuts à l'ultra-nationalisme, puis se débarrasser de ses alliés ultra-nationalistes les plus encombrants pour se poser en défenseur de la stabilisation dans le cadre défini par les dirigeants américains.

Mais au-delà ?

Quels sont les ressorts de la mobilisation actuelle ? Quelles politiques proposent les organisations d'opposition qui se sont placées à sa tête ?

La base politique de l'ascension de Milosevic

Il est de bon ton d'attribuer à la seule personne de Slobodan Milosevic la situation désastreuse de la Serbie actuelle. Des politiciens occidentaux comme Jack Lang ou des membres du Congrès américain se sont montrés aux côtés des manifestants de Belgrade. Mais il n'en reste pas moins que, si Milosevic a réussi à préserver son pouvoir, en tout cas sur la Serbie, c'est parce qu'il a été le représentant admis d'une politique qui était largement partagée, pour ne pas dire unanimement, au sein des couches privilégiées : ex-apparatchiks de l'appareil du parti et de l'Etat titistes comme il l'était lui-même, notables et petits-bourgeois enrichis, bourgeois d'affaires, et y compris membres de l'intelligentsia qui ont largement contribué à sa propagande et à sa mise en selle.

Comme y ont contribué les grandes puissances. Car, pour reprendre l'expression d'un professeur de sciences politiques américain d'origine yougoslave (reproduite par Le Monde Diplomatique) : "Le dictateur serbe n'est jamais que le produit d'une époque, produit fabriqué à Washington et à Paris autant qu'à Belgrade" (ce en quoi, devrait-on ajouter, il ne se distingue en rien du Croate Franjo Tudjman ou du Bosniaque Izetbegovic).

C'est dans le contexte d'une Yougoslavie en crise crise économique profonde, crise du pouvoir au sommet depuis la mort de Tito en 1980 , d'une montée des tensions sociales face à l'effondrement du niveau de vie des masses travailleuses, d'une vague de luttes grévistes qui toucha, à des degrés divers, tous les secteurs et toutes les républiques de la Fédération, c'est donc dans un tel contexte que les cliques dirigeantes disposant de bases dans les différentes républiques pratiquèrent, toutes, symétriquement, une politique de fuite en avant sur le terrain des démagogies nationalistes antagoniques.

Milosevic inaugura en 1987, alors qu'il était membre de la Ligue des Communistes, le parti unique au pouvoir, ce qu'on a appelé le "réveil serbe". Il combina une démagogie populiste (pour une "révolution anti-bureaucratique" contre les privilèges et les abus des "incapables" et des "corrompus") avec le lancement d'une campagne de manifestations nationalistes serbes, pour retirer à la province du Kosovo peuplée à 90 % d'Albanais son statut de relative autonomie hérité du temps de Tito.

Dans sa politique de répression anti-albanaise au Kosovo, Milosevic ne rencontra pas d'opposition, ni de la part des dirigeants des autres républiques non plus qu'à l'intérieur de la république serbe elle-même. Et c'est dans une atmosphère d'exaltation du nationalisme serbe, englobant tous les milieux privilégiés, l'Eglise orthodoxe, les milieux d'extrême droite, mais aussi la quasi- totalité des intellectuels, qu'il a assuré sa position d'homme fort de Serbie, se bornant à rebaptiser la Ligue des Communistes de Serbie du nom de Parti socialiste de Serbie, sans autre fiction de changement même pour la forme, quand les circonstances l'exigèrent à la suite des premières élections de 1990.

Avec la proclamation de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie et l'éclatement de la Fédération yougoslave, en 1991, les différentes politiques nationalistes opposées entre elles se sont faites guerrières. Milosevic, pour sa part, s'est servi du prétexte tout trouvé de la défense des minorités serbes sur le territoire de la Croatie (et ensuite de la Bosnie-Herzégovine) pour utiliser l'armée, qui demeurait formellement une institution yougoslave mais qui était sous son contrôle, contre les villes de Croatie c'est-à-dire comme un instrument au service du seul pouvoir serbe.

Pendant les années décisives, Milosevic a bénéficié d'une complicité générale de toute la classe dominante et de ses représentants politiques sur le terrain du nationalisme guerrier. Il y a bien eu des manifestations étudiantes à Belgrade en 1991 et en 1992, mais ce n'est nullement pour contester la politique ultra-nationaliste que ces manifestations ont eu lieu.

Au cours des toutes dernières années, l'opposition à Milosevic est venue principalement de ses alliés de la première période : en Serbie même, des groupes et des chefs de bande ultra-nationalistes, voire fascisants comme Vojislav Seselj, et dans les "républiques autonomes" serbes sur les territoires de la Croatie et de la Bosnie, des dirigeants de celles-ci comme Karadzic (qui, par moments, s'est posé en rival de Milosevic pour le pouvoir à Belgrade).

Mis à part tous ces cas possibles de surenchères sur le terrain du nationalisme "pan- serbe", l'opposition ne s'est traduite, au mieux, finalement, que par l'existence de petits cercles fluctuants, notamment à Belgrade (où cependant pas mal de jeunes de la petite bourgeoisie ont dès le début signifié leur refus de la guerre en désertant ou en s'exilant), mus par un pacifisme anti-guerre et/ou par une nostalgie "yougoslaviste", aussi sincères sans doute que dépourvus de perspectives politiques, voire tout simplement, pour certains politiciens, par une hostilité à la personne de Milosevic.

C'est ainsi que celui-ci a pu s'imposer et se maintenir comme le porte-parole tout-puissant du nationalisme serbe, y compris sous sa forme guerrière, parce qu'il a su et pu se débrouiller pour apparaître comme l'incontournable meneur d'une politique qui convenait en fait à l'ensemble des couches dominantes. Quant à la majorité de la population, elle ne s'est jamais vu proposer des perspectives différentes par quelque force politique que ce fût.

Le bilan désastreux de la politique nationaliste

Aujourd'hui, une année après l'arrêt de la guerre, le désastreux bilan de cette politique nationaliste guerrière est là.

La jeunesse étudiante de 1996 n'a connu pour l'essentiel que l'ambiance de guerre et d'intoxication chauvine.

Combien cette guerre a-t-elle fait de morts non dénombrés, de victimes de toutes sortes : blessés, mutilés, exilés, familles dispersées ? Combien de victimes parmi les combattants serbes partis, ou expédiés, faire la guerre aux populations croate et bosniaque ? Combien de victimes parmi les populations serbes chassées de la Krajina croate, de Slavonie, de différentes zones en Bosnie, contraintes aux exodes elles aussi... ? Même si le tribut payé par le peuple serbe peut être jugé moins lourd, dans cette sinistre comptabilité, que celui qu'ont dû payer les peuples croate et surtout musulman-bosniaque, plus de quatre années de guerre ont creusé des cicatrices terribles dans la chair de tous ces peuples.

Et le bilan, c'est aussi la misère noire dans laquelle doivent vivre aujourd'hui la plus grande partie des classes populaires.

Dans ses premières années de pouvoir, entre 1987 et 1989, Milosevic assaisonnait sa démagogie nationaliste de la promesse d'un niveau de vie "à la suédoise". Aujourd'hui, c'est la débâcle économique : nombre de grandes usines ne produisant plus, ou à seulement 10 ou 20 % de leur capacité, des salaires qui ont chuté d'environ 4 000 F par mois à souvent moins de 500 F (d'après le journal International Herald Tribune) et qui ne sont pas toujours versés, 60 % de la population active au chômage avec des indemnités qui sont des aumônes, un niveau de vie qui a catastrophiquement régressé, une population de réfugiés atteignant entre 600 000 et 700 000 personnes, tout un peuple réduit à des conditions de survie, en particulier dans les villes...

Avec, en plus, en face, une minorité qui s'est enrichie : les profiteurs de guerre arrogants, les nouveaux riches du marché noir, les corrompus des sphères qui gravitent autour du pouvoir.

Le populisme "socialisant" de Milosevic et de sa femme, qui préside la deuxième formation de la coalition gouvernementale, l'Union de la gauche yougoslave, couvre un affairisme débridé lié à la détention du pouvoir. Sur les 29 ministres du gouvernement serbe, 13 sont PDG d'entreprises parapubliques ou privées. La contrebande, le commerce des armes, les trafics en tout genre alimentent une économie largement mafieuse.

Un mouvement aux aspirations mêlées

Reste la question de savoir comment ce constat de fait est perçu et se traduit dans les sentiments et la conscience des masses, ce qui est difficile à apprécier.

Le mouvement en cours, qui mobilise essentiellement la petite bourgeoisie citadine, et particulièrement la jeunesse étudiante, a démarré avec l'affaire du résultat électoral de l'opposition contesté par le régime, mais cela a semble-t-il été surtout le facteur déclenchant d'un mouvement de "ras-le-bol" plus largement anti-Milosevic.

On conçoit bien que l'absence de liberté politique, notamment les menaces sur les médias non liés au pouvoir, apparaissent moins supportables maintenant que la guerre s'est arrêtée et que la justification par l'union sacrée du silence dans les rangs ne s'impose plus, mais la durée du mouvement et son caractère relativement massif attestent que la cible est plus profondément le pouvoir de Milosevic lui-même.

Globalement, une revendication de "démocratie", d'instauration d'un "Etat de droit", émerge, mais ce sont des expressions qui recouvrent des motivations diverses, voire contradictoires. Ce qui caractérise en effet avant tout ce mouvement, c'est qu'il est composite, disparate, au niveau des aspirations qu'il charrie.

Les manifestants étudiants ont mis en avant des revendications de type "corporatiste", comme la démission de tel recteur d'université, et ils tiennent manifestement à se démarquer de l'opposition politique regroupée dans "Zajedno". Une "Proclamation des étudiants de l'université de Kragujevac", significative à cet égard, proteste en ces termes : "Nous ne sommes attachés à aucun parti politique, mais nous sommes contre ce pouvoir qui nous force d'aller, une fois qu'on a obtenu les diplômes, supplier dans les ambassades des pays étrangers pour qu'ils nous donnent les visas avec autorisation de travailler. Opposons-nous à ce pouvoir qui n'est pas capable de nous fournir le minimum de conditions pour notre éducation".

Des courants plus politiques se manifestent. Certains expriment une condamnation de la guerre menée contre les peuples voisins, par simple pacifisme, ou parfois peut-être par remise en question des politiques nationalistes. Mais d'autres rejettent Milosevic aujourd'hui pour des raisons inverses. Car, depuis qu'il s'est rallié à la politique des dirigeants occidentaux qui a mené aux accords de Dayton, il est considéré par ceux-là comme ayant trahi le parti de la guerre et de l'union de tous les Serbes dans un seul Etat, comme celui qui a lâché les Serbes de Bosnie regroupés derrière Karadzic à Pale, abandonné les Serbes de la Krajina face à l'offensive de l'armée croate dans l'été 1995, et qui s'apprête à rétrocéder lâchement la Slavonie orientale à l'ennemi de Zagreb, etc.

Sur ce terrain, les surenchères "ultra" sont loin d'être éteintes.

Ainsi, depuis les étudiants en mal d'avenir jusqu'aux nationalistes déçus et frustrés en passant par des anti-guerre et quelques anti-nationalistes, comme par ceux qui aspirent simplement à davantage de liberté d'expression ou ceux qui voient dans Milosevic l'homme d'un "pouvoir communiste" anachronique qui refuse "la transition", on trouve de tout dans ce mouvement. Quelle est l'importance relative des uns et des autres ? Quel degré de sympathie rencontrent-ils dans l'ensemble de la population et sur quelles bases ? Nous ne le savons pas. Mais on constate en tout cas que la mobilisation n'exprime pas plus une colère unanime contre la politique belliciste passée du président serbe que en sens inverse une colère unanime contre la "trahison" de la cause de la Grande Serbie ; seul le sentiment anti-Milosevic mobilise unanimement au sein de la petite bourgeoisie, de la jeunesse en tout cas.

Et on peut constater aussi que, jusqu'à présent du moins, la classe ouvrière est demeurée en-dehors du mouvement actuel.

Les travailleurs ont toutes les raisons d'être mécontents du pouvoir en place. Mais il semble qu'ils aient aussi bien des raisons d'être réservés vis-à-vis de l'opposition qui est sur le devant de la scène politique.

Un reportage publié dans l'International Herald Tribune du 6 décembre dernier, donne à ce sujet quelques indications qui ne sont pas sans intérêt : "Des travailleurs interviewés à Novi Sad, Belgrade et dans la ville minière de Bor, ont souvent exprimé de la sympathie pour les revendications de la coalition. Beaucoup ont dit qu'ils avaient voté pour l'opposition, mais en ajoutant qu'ils n'ont pas assez confiance dans sa direction pour risquer leur emploi". (...) "Les dirigeants de l'opposition ne sont pas des gens sur qui on puisse compter pour rester à nos côtés en cas de véritable coup dur", a déclaré un ouvrier de Belgrade, qui a demandé à rester anonyme".

Le passé politique des chefs de l'opposition a en effet de quoi inciter à la méfiance.

Une opposition divisée et qui n'offre aucune perspective de changement

Un bref rappel du passé de ses trois dirigeants est éloquent.

Vuk Draskovic, qui dirige le Mouvement pour le renouveau serbe, et qui tente de se poser en "primus inter pares" du trio, en attendant mieux, a commencé sa carrière d'homme politique en vue de l'opposition à Milosevic, en se revendiquant de la tradition tchetnik et royaliste. Au début des années 1990, il faisait la paire avec Seselj, le chef de file aujourd'hui de l'extrême droite serbe, autour de l'idée de la "Grande Serbie". La formule revendiquant pour les Serbes "tous les territoires où se trouvent des cimetières serbes" est de lui. Il a ensuite viré pour s'affirmer contre la guerre en Bosnie. Même à l'époque où Seselj a flirté quelque temps avec Milosevic et a mis ses milices au service de ce dernier, au nom de "l'intérêt national", Draskovic est resté fermement dans l'opposition mais dans cette opposition dont le "démocratisme" monarchiste se résumait à réclamer le départ du "bolchévik antidémocratique Milosevic".

Son rival, Zoran Djindjic, leader du Parti démocrate, a pratiqué lui aussi la démagogie ultra- nationaliste et s'est distingué par des voyages d'appui à Karadzic à Pale.

Vesna Pesic, dirigeante de l'Alliance civique, elle, a longtemps été opposée au nationalisme serbe au point d'être la cible de menaces en tant que "traître à la patrie" et "vendue à l'étranger", mais son organisation est marginale et elle a choisi en tout cas d'apporter sa caution à ses deux compères-ennemis.

Si quelque chose caractérise cette coalition de circonstance, par rapport au Parti socialiste de Milosevic et à la Gauche yougoslave (JUL) de sa femme, Mirjiana Markovic, c'est sans doute qu'elle apparaît plutôt comme plus pro-occidentale, partisan d'une rupture plus nette avec le passé titiste et d'une politique de privatisation plus rapide (ce qu'elle ferait une fois au pouvoir est encore autre chose). De toute façon, nul ne formule un programme ou des promesses, et tout le monde se cache derrière la revendication de la reconnaissance des succès municipaux du 17 novembre.

Autant dire que, sur le plan social, l'opposition ne représente pas le moindre espoir de changement positif pour les classes populaires. La presse fait état de temps à autre du soutien de "syndicats indépendants" aux manifestations. Mais outre que ces syndicats ne semblent pas disposer d'une influence significative parmi les travailleurs, même pour ce qui est des revendications matérielles élémentaires, ils ne défendent pas plus les intérêts des travailleurs que les syndicats officiels, subordonnés au régime (héritage de l'époque titiste).

Il semblerait même qu'une partie au moins des classes populaires redoute une aggravation de sa situation en cas de victoire de l'opposition. Malgré sa politique de chauvinisme grand-serbe et ses prises de distances avec l'ère Tito, parmi les dirigeants politiques des Etats issus de la décomposition de la Yougoslavie, c'est encore Milosevic qui passe pour incarner le plus la continuité avec le titisme. Or, la réforme agraire est liée à l'ère titiste et Milosevic semble encore en tirer bénéfice dans les campagnes. Et il n'est pas impossible que si l'opposition ne trouve pas l'oreille des travailleurs, cela soit en partie lié à la crainte de perdre même les quelques protections sociales minimales que le régime continue à maintenir à travers les syndicats officiels qui sont parmi les piliers du pouvoir du couple Milosevic.

L'opposition ne représente pas plus une rupture sur le terrain de la politique ultra-nationaliste. Elle n'a plus le langage guerrier du passé récent, certes, mais Milosevic ne l'a plus non plus.

Le changement de langage est plus récent encore pour l'opposition que pour le président en place. Dans leur meeting de clôture de la campagne électorale, en novembre 1996, les ténors de l'opposition, Draskovic et Djindjic, ont fait encore acclamer la femme de paille qui a officiellement remplacé Karadzic à la tête des jusqu'au-boutistes bosno-serbes de Pale. C'est seulement ensuite, devant le succès des manifestations de rue qui leur a donné l'ambition de se rendre présentables aux yeux des dirigeants occidentaux, que la coalition "Zajedno" a approuvé les accords de Dayton et la paix américaine (un an après leur signature, cependant !). Mais un Draskovic a su, comme Milosevic, ne pas toujours mettre tous ses oeufs dans le même panier et jouer sur différents tableaux.

Et il va presque sans dire que ces gens-là ne sont pas plus tendres pour la population albanaise opprimée du Kosovo que Milosevic.

Pour le moment, la seule originalité de l'opposition est... d'être l'opposition à Milosevic. C'est au nom de cette opposition qu'elle tente, apparemment avec quelque succès, de chevaucher toutes les colères et tous les ressentiments. C'est cette insipidité qui assure son unité. C'est aussi cela, tout autant que la mobilisation elle-même, qui explique la bienveillance de l'appareil d'Etat à son égard. C'est encore cela qui lui vaut la compréhension des dirigeants des grandes puissances et l'oeil attendri de l'intelligentsia pseudo-démocratique d'Occident. Si l'actuel cours des choses continue, Draskovic, dont les téléspectateurs d'Europe ont pu voir à plusieurs reprises la barbe significative à la tête de la manifestation du moment, remplacera bientôt ces autres "grands démocrates" qu'ont été successivement Tudjman et plus encore Izetbégovic, dans le coeur de tous les Bernard-Henri Lévy du monde.

Les grandes puissances et la crise politique en Serbie

L'attitude des grandes puissances a consisté surtout à attendre et voir venir même si les dirigeants américains se sont offert le luxe de formuler quelques protestations verbales contre Milosevic au nom du "nécessaire respect de la démocratie", et même si, au fil des semaines, leurs vagues pressions se sont faites plus marquées.

Mais c'est qu'avec Milosevic, les dirigeants occidentaux savent à qui ils ont affaire, un partenaire qu'ils pratiquent depuis des années, qu'ils ont intronisé en connaissance de cause à travers la politique de Dayton dans le rôle d'homme fort dans la région. Milosevic était devenu l'inévitable pilier avec son acolyte Tudjman à Zagreb de l'ordre et de la stabilité qu'ils recherchent dans les Balkans.

Dès lors que le pouvoir de Milosevic donne des signes sérieux d'ébranlement, les dirigeants des grandes puissances n'ont cependant aucune raison d'être gênés pour regarder vers cette opposition si sage et si ouvertement pro-occidentale. Le problème qu'elle pose cependant aux gardiens de l'ordre international, c'est qu'elle est déchirée par des ambitions rivales. Ils ont des raisons de redouter que l'éviction éventuelle de Milosevic ne mette pas fin à la crise, et amène seulement au premier plan la rivalité entre Draskovic et Djindjic. Or, la situation d'une Serbie déstabilisée aggraverait celle de la Bosnie.

* * * * *

Une fois de plus, on ne voit pas, dans le contexte actuel, quiconque représenter les intérêts des travailleurs et des peuples de l'ex-Yougoslavie. Non seulement la direction politique visible du mouvement ne représente pas les intérêts de la population travailleuse, mais elle n'est pas plus apte à mener une politique vers une cohabitation sans oppression entre les différents peuples, à l'heure où la politique nationaliste vient pourtant de confirmer sa faillite sanglante.

Dans tous les pays de l'Est, la "démocratie" a été le maître-mot brandi pour assurer la transition des régimes soumis naguère à la domination de la bureaucratie soviétique vers des régimes soumis à la domination et au pillage de l'impérialisme occidental. Transition qui, bien souvent, ne s'est même pas traduite par le remplacement des crapules en place par d'autres, mais seulement par la perpétuation du pouvoir de la même caste politique par la grâce d'un changement d'étiquette. Après une certaine dose d'illusion concernant le changement, les classes populaires n'ont pas eu à attendre longtemps pour voir ce qu'il en était.

Il est possible que la Serbie, noyau de la Yougoslavie de naguère, connaisse aujourd'hui, avec quelques années de retard et une guerre civile atroce en plus, la mue que ses voisins ont connue plus tôt. Telle qu'elle s'annonce, elle ne sera pas d'une nature différente de celle des voisins.

Ce que l'on peut espérer de cette crise, quelle qu'en soit l'issue, c'est tout au plus qu'elle permette à certains, en particulier parmi la jeunesse, étudiante ou prolétarienne, de mûrir politiquement et de tirer une expérience utile de ce mouvement sans autre perspective que le remplacement éventuel d'une équipe dirigeante par une autre. Et qu'en tirant le bilan du nationalisme guerrier, la jeunesse n'en arrive pas seulement au pacifisme ou au "démocratisme" à la Draskovic, mais qu'au moins une partie d'entre elle parvienne à rompre radicalement avec le nationalisme, retrouve l'aspiration à une société où les différentes nationalités vivraient ensemble dans la fraternité, et qu'elle cherche à y parvenir de la seule façon possible : dans le combat de classe pour une société débarrassée de l'exploitation.