Chine-Taïwan - La crise des missiles et la politique de l'impérialisme

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Avril 1996

Les récents tirs de missiles chinois dans le détroit de Taïwan sont venus rappeler que, en plus des nombreux conflits ouverts ou larvés qui se perpétuent aux quatre coins du monde, en plus de ces pays d'Afrique ou d'ailleurs qui sombrent dans d'interminables guerres civiles, il subsiste également bien des zones de tension qui, comme dans le cas de celle entre Taïwan et la Chine, pourraient, le cas échéant, devenir la cause de confrontations.

Sans doute ne s'agissait-il officiellement que de grandes manœuvres maritimes. Entre les missiles d'exercice qui sont allés se perdre ces derniers mois dans les eaux du détroit, et le pilonnage systématique infligé par l'artillerie chinoise à l'îlot taïwanais de Quemoy dans les années cinquante, il y a bien sûr une différence de taille que les médias n'ont pas jugé bon de rappeler. Néanmoins, les moments choisis par les dirigeants de Pékin pour les temps forts de ces manœuvres ne sont bien sûr pas le fait du hasard.

C'est à l'été dernier qu'a eu lieu le premier de ces temps forts, alors que le régime de Taïwan multipliait les démarches pour rehausser sa position sur le plan international et réaffirmer son indépendance, sous la forme d'une nouvelle demande officielle d'un siège aux Nations unies, ou encore d'une visite semi-officielle du président taïwanais aux États-Unis, sans parler de la signature de nouveaux contrats de fourniture d'armes par les grandes puissances, en particulier les USA.

Le deuxième temps fort est venu en mars, alors que se déroulait à Taïwan la campagne des élections présidentielles et que les deux principaux candidats, Lee Teng-hui le président sortant et leader du Kuomintang au pouvoir, et Peng Ming-min soutenu par le Parti progressiste démocrate, ponctuaient leurs discours électoraux de références à la souveraineté nationale de l'île.

Dans un cas comme dans l'autre, les dirigeants de Pékin n'ont pas caché qu'ils se servaient des missiles d'exercice pour marquer leur désapprobation du tour pris par la vie politique de l'île, tant sur le plan intérieur qu'international, et pour rappeler qu'en ce qui les concerne, l'existence indépendante de Taïwan au large des côtes chinoises n'est pas plus acceptable aujourd'hui qu'elle ne l'était lors de sa séparation en 1949 durant la guerre froide. Et on a pu voir l'impérialisme américain intervenir, de façon mesurée sans doute, en maintenant sa flotte loin du théâtre des opérations de façon à ne pas risquer un incident majeur dû à un tir de missile malencontreux, mais intervenir quand même.

Un camp retranché des protégés de l'impérialisme

Depuis 1949, en effet, cette petite île de 30 000 km² qu'est Taïwan, située à deux cents kilomètres des côtes méridionales de la Chine, abrite un régime formé par les débris du vieil appareil d'État de Chiang Kai-shek et de son parti, le Kuomintang, que les troupes de Mao Tsé-toung avaient chassés du pouvoir en Chine. Depuis, fort de la caution de l'impérialisme américain, ce régime n'a cessé de se prétendre le seul représentant de la Chine tout entière. Et ce fut au nom de cette fiction que pendant vingt ans la diplomatie américaine attribua au gouvernement de Taïwan le fauteuil de la Chine aux Nations unies et le fit même siéger aux côtés des grandes puissances au sein du Conseil de sécurité.

En fait, depuis 1895, Taïwan avait mené une existence complètement à l'écart de celle de la Chine continentale. Achetée à l'empereur de Chine par le Japon en 1895, celui-ci en avait fait une espèce de grenier agricole, mettant à profit les conditions climatiques de l'île et sa fertilité pour y développer une agriculture moderne, très en avance sur tout ce qui pouvait exister en Chine continentale.

Lorsque l'empire japonais s'effondra en 1945, l'île fut tout naturellement réintégrée à la Chine, où Chiang Kai-shek était encore au pouvoir, tandis que l'état-major américain en fit une base militaire importante à laquelle il assigna un rôle stratégique dans son dispositif en Asie du sud-est. Puis, lorsque les progrès des troupes de Mao Tsé-toung menacèrent la Chine du Nord, c'est à Taïwan que les USA équipèrent et entraînèrent les 57 divisions du Kuomintang qui furent ensuite envoyées sur place pour tenter d'endiguer l'avance de Mao Tsé-toung - en vain d'ailleurs.

Dans un premier temps, la population de l'île accueillit avec soulagement le départ des colonisateurs japonais. Mais à la place s'installèrent l'arbitraire, la corruption et la brutalité de l'appareil militaro-policier du Kuomintang, dont tous les rouages, des plus gradés aux simples soldats, n'avaient d'autre souci que celui de se remplir les poches en se payant sur l'habitant. A peine arrivés, les nouveaux maîtres entreprirent d'exproprier pour leur propre compte tout ce qui attirait leur convoitise. De colonie japonaise, Taïwan devint la colonie privée du Kuomintang. Et la population ne gagna certainement pas au change.

En Chine la corruption du Kuomintang avait causé l'effondrement de l'économie. A Taïwan elle ramena famine et épidémies, pourtant depuis longtemps disparues. En Chine, cette corruption avait poussé des couches sociales entières dans le camp de Mao Tsé-toung. A Taïwan, où les partisans de Mao Tsé-toung n'existaient guère, elle finit par acculer la population taïwanaise à la révolte. Le 27 février 1947, une exaction de plus de la police du Kuomintang mit le feu aux poudres. La population de Taipeh se répandit dans les rues pour exiger l'application à l'île des garanties démocratiques contenues dans la constitution que Chiang Kai-shek avait officiellement promulguée en Chine, sans d'ailleurs les appliquer là non plus. Pendant deux semaines, les milices mises en place par les insurgés tinrent en respect les nervis du Kuomintang, en attendant que Chiang Kai-shek fasse connaître sa réponse à leurs revendications. Celle-ci vint le 8 mars, sous la forme d'un débarquement massif de troupes fraîches du Kuomintang qui, pendant une semaine, nuit et jour, se livrèrent à des exécutions à la chaîne, passant par les armes tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin.

Ce bain de sang aurait fait, selon certaines estimations, plus de 20 000 morts. Les autorités américaines, qui auraient pu facilement s'y opposer, se contentèrent de regarder ailleurs, alors même que c'était vers elles que les insurgés, en désespoir de cause, s'étaient tournés en leur demandant d'arbitrer le conflit. Aux USA mêmes, les rares journalistes qui rapportèrent ces faits furent censurés sans autre forme de procès. Quelques rares entrefilets firent allusion à des "bandits communistes" qui auraient été mis au pas par la police du Kuomintang - la thèse officielle de Taipeh. En tout cas, on ne laissa rien filtrer qui puisse ternir en quoi que ce soit l'image "démocratique" que le président américain Truman entendait donner dans l'opinion publique à son vieil allié Chiang Kai-shek.

Deux ans plus tard, en 1949, lorsque la défaite de Chiang Kai-shek devint un fait accompli, ce fut sous la protection de la marine de guerre américaine qu'il se réfugia à Taïwan avec toute une partie de son appareil d'État, emportant avec lui non seulement un puissant armement mais aussi un vaste butin, dont la quasi-totalité des réserves en devises et en métaux précieux placées dans les banques chinoises. Si on pouvait parler de "bandits" à Taïwan, c'était bien à propos des pillards et des tortionnaires du Kuomintang qui avaient ainsi pris le pouvoir par la force dans l'île. Et si ces bandits en déroute ne furent pas poursuivis par les forces victorieuses de Mao Tsé-toung, ce fut uniquement grâce à la protection de la "grande démocratie" américaine.

Une création artificielle de la guerre froide

En effet, on était déjà dans l'ère de la guerre froide. Dès 1947 Truman avait annoncé le tournant des USA vers la politique dite du "containment". Les USA, avait-il déclaré, ne tolèreraient plus désormais que l'URSS et le "communisme totalitaire" élargissent leur sphère d'influence. Mais, pour la Chine, l'affaire était en voie d'être réglée : Mao Tsé-toung était déjà en marche vers le pouvoir, sans que les États-Unis y puissent grand chose. Les bornes derrière lesquelles il allait être question de "contenir" la sphère dite soviétique pendant la période à venir étaient déportées en Asie sur les frontières de la Chine. Et les deux zones de tension les plus brûlantes de toute la guerre froide, en dehors de Berlin, allaient être la Corée et le Vietnam, tous les deux mitoyens de la Chine.

Pourtant, en ses débuts, le régime de Mao fit des efforts pour plaire à la bourgeoisie chinoise et ne pas déplaire à la bourgeoisie impérialiste. Ainsi que le notait en janvier 1950 un organe d'affaires britannique basé à Hongkong, la Far Eastern Economic Review, "ni les banquiers ni les négociants n'ont de raison de se plaindre, le commerce privé marche bien et les profits sont élevés". Mais ce régime était venu au pouvoir sans l'accord de l'impérialisme, pire même contre sa volonté, en infligeant une défaite humiliante aux troupes du Kuomintang dans lesquelles les dirigeants américains avaient placé tant d'espoirs et d'armements, qui plus est en s'appuyant sur un mouvement de mobilisation populaire dans la paysannerie, ce qui lui donnait les moyens d'une certaine indépendance vis-à-vis de l'impérialisme.

Le principal bénéficiaire des avatars de la politique de "containment" fut la caricature d'État qui s'était formée à Taïwan. De ce régime de gangsters, l'impérialisme américain fit le flambeau de la lutte des "démocraties" contre le "communisme totalitaire". Dès lors, et pendant deux décennies, les dirigeants d'une île dont la population représentait moins d'un cinquantième de celle de la Chine continentale, furent les seuls autorisés à parler dans les instances internationales au nom de la Chine tout entière. Le seul fait que les dirigeants américains cautionnaient cette tartufferie juridique a suffi à en faire oublier le caractère dérisoire. Du même coup Chiang Kai-shek et ses successeurs purent maintenir sans crainte du ridicule la fiction que leur régime était le seul gouvernement légitime de la Chine - puisque c'était ce qu'affirmaient les dirigeants de la puissance impérialiste dominante...

Soucieux de conserver cette tête de pont stratégique aux portes de la Chine, Washington ne lésina pas sur les subsides. En plus de ses propres bases militaires sur l'île, il finança l'entretien d'une armée ultramoderne et la transformation des chapelets d'îlots montagneux qui l'entouraient en forteresses souterraines imprenables. Mais il lui fallut faire bien plus. Ce furent les USA qui financèrent en grande partie le développement de la bourgeoisie locale et, jusqu'au début des années soixante, la quasi-totalité du déficit commercial de l'île. Cela se fit à coups de milliards de subventions directes, qui venaient s'ajouter à l'aide militaire américaine. Par la suite, vinrent s'ajouter également les retombées sonnantes et trébuchantes de la guerre du Vietnam, puisque Taïwan servit de base de repli permanente pour les troupes américaines pendant toute la durée du conflit, en même temps que d'atelier de pièces détachées pour ses équipements et de principal fournisseur de vivres - toutes choses qui justifièrent autant de paiements calculés largement.

Une zone de tension aiguë dans la guerre froide

L'éclatement de la guerre de Corée, en juin 1950, et la participation chinoise du côté de la Corée du Nord, donnèrent à l'impérialisme américain un prétexte pour imposer à la Chine de Mao un blocus économique et politique qui devait durer plus de vingt ans. Pendant ces deux décennies, le plus grand pays du monde fut ainsi complètement ignoré, privé de tout droit d'expression et de toute représentation sur la scène politique et diplomatique internationale. Son économie fut prise à la gorge par l'interruption brutale de toute relation commerciale avec le reste du monde, interruption que les échanges qu'il entretint avec le bloc soviétique pendant la première décennie, puis le maigre flux commercial passant par la colonie anglaise de Hongkong et celle, portugaise, de Macao, ne pouvaient en aucun cas compenser.

Cet embargo intégral, qui permettait au régime de Taipeh de se proclamer, en s'abritant derrière l'autorité des USA, comme le seul représentant légitime de toute la Chine, conduisit celui de Pékin à affirmer ses droits légitimes sur le territoire de Taïwan et à traiter ses dirigeants comme des usurpateurs, mercenaires de l'impérialisme - ce qu'ils étaient.

Une fois la guerre de Corée terminée, et jusqu'à ce que l'impérialisme américain se lance dans l'aventure vietnamienne, Taïwan fut en quelque sorte le seul point de contact entre le régime chinois et l'impérialisme et donc le seul point où le régime chinois pouvait exercer une pression directe sur les USA, et espérer sinon provoquer un revirement d'attitude de leur part, du moins obtenir certains assouplissements dans leur politique, voire l'ouverture de négociations en vue d'un règlement politique à la fois de la situation régionale et des relations sino-américaines.

C'est ainsi que, de la fin de guerre de Corée jusqu'au milieu des années soixante, les îlots taïwanais les plus proches de la côte chinoise - Quemoy, Matsu et Tachen - furent la cible de bombardements intermittents mais réguliers. A deux reprises cela conduisit à des crises aiguës qui firent craindre, à l'époque, la menace imminente d'une nouvelle guerre dans le sud-est asiatique entre la Chine et l'impérialisme américain - même si, a posteriori au moins, il paraît évident que l'un et l'autre des deux camps étaient déterminés à ce que les hostilités ne dépassent pas certaines limites.

Il y eut d'abord la crise de 1954-1955 qui commença en septembre 1954 par un pilonnage systématique de Quemoy et Matsu par les batteries côtières chinoises. Les USA réagirent en faisant monter la température dans les discours mais en montrant, en même temps, qu'ils ne tenaient pas à se laisser entraîner dans une aventure militaire sous des prétextes aussi futiles. C'est ce que souligna le traité d'assistance mutuelle signé en novembre 1954 par les USA et Taïwan, où il était nettement dit que Taïwan s'interdisait toute opération de représailles militaires, en cas d'attaque chinoise sur les îlots, sans l'accord préalable des États-Unis.

Deux mois plus tard, Pékin faisait monter la pression d'un cran en débarquant des troupes sur l'îlot de Tachen, le plus éloigné de Taïwan. Une fois encore, le président Eisenhower se déroba, déclarant que Tachen n'était pas "vital pour la défense de Taïwan", tout en réclamant le feu vert du Congrès américain pour une riposte militaire immédiate au cas où des débarquements se produiraient sur d'autres îles.

Pendant deux mois, la crise fut à son apogée, ainsi que les spéculations sur la possibilité d'une nouvelle attaque chinoise et la probabilité de représailles américaines. Et ce fut Pékin qui détendit l'atmosphère lorsqu'en avril, profitant de la conférence des pays non-alignés à Bandoeng, le représentant chinois Chou En-lai déclara que le peuple chinois "ne voulait pas faire la guerre aux USA" et que Pékin était "prêt à négocier avec eux sur la détente dans le sud-est asiatique et plus particulièrement dans la région de Taïwan". Aussitôt les USA reprenaient la balle au bond, déclarant qu'ils étaient prêts à négocier les conditions d'un cessez-le-feu et suggérant un sommet à Genève dans ce but. Quelques semaines plus tard, le pilonnage de Quemoy était suspendu. Et si la conférence de Genève ne se tint pas cette fois-là, ce fut parce que, recourant à sa pirouette habituelle, la diplomatie américaine fit capoter les choses en exigeant la présence des dirigeants de Taïwan en tant que représentants légitimes de la Chine.

Dans les deux années qui suivirent, la Chine fit une série d'ouvertures au régime de Taïwan, allant même jusqu'à dire, par la bouche de Chou En-lai, que "toute solution pacifique au problème de Taïwan devra inclure le retour du général Chiang Kai-shek sur le continent pour y occuper une position d'un rang supérieur à celui de ministre". L'intéressé ne prit pas même la peine de répondre à ces avances. En revanche, en décembre 1957, un nouvel accord de coopération militaire américano-taïwanais donnait le feu vert aux USA pour installer sur l'île des missiles à ogives nucléaires Matador - dont les cibles ne pouvaient qu'être chinoises. En même temps, les USA bloquaient toute discussion à l'ONU sur l'admission hypothétique de la Chine. Entre temps, la situation mondiale s'était de nouveau tendue. L'année 1956 avait été marquée par la déroute du corps expéditionnaire français en Indochine puis par la crise de Suez. L'année suivante vit un resserrement ostensible des relations sino-soviétiques. Sans doute l'impérialisme tenait-il à marquer le coup en raidissant son attitude.

Et ce raidissement conduisit à la deuxième crise dans le détroit de Taïwan. Le 22 août 1958, le pilonnage continu de Quemoy reprit. Quelques jours plus tard, les USA ripostèrent en augmentant leurs fournitures militaires à Taïwan et en envoyant la VIIe flotte croiser dans le détroit, tandis que Chiang Kai-shek lançait un ultimatum à la Chine menaçant de bombarder les installations côtières chinoises et mobilisait massivement ses troupes sur l'île. De nouveau, on parla de menace de guerre et la presse populaire d'Occident agita le spectre du "péril jaune". Mais, ayant ainsi adopté une position délibérément belliqueuse, la diplomatie américaine se fit conciliante. Le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Foster Dulles, commença par déclarer qu'en cas de cessation du pilonnage, les USA pourraient envisager un retrait complet de leurs troupes des îlots taïwanais proches des côtes chinoises. Quelques jours plus tard, il déclarait au détour d'un discours que, tout bien pesé, il ne croyait plus à la capacité de Chiang Kai-shek de retrouver sa place en Chine - l'histoire ne dit pas ce que fut la réaction de Chiang à un tel affront, mais sans doute les mercenaires de l'impérialisme prennent-ils vite l'habitude des humiliations que leur imposent leurs maîtres.

Pour symboliques qu'elles étaient, ces déclarations étaient probablement tout ce que Pékin pouvait souhaiter obtenir à ce stade, à savoir que les États-Unis n'avaient pas l'intention de soutenir leur mercenaire local au point de s'engager dans une escalade contre la Chine. Moins de deux semaines plus tard la crise prit fin, après quarante-quatre jours de pilonnage continu.

Les conséquences de la détente

Bientôt, tandis que la Chine prenait ses distances vis-à-vis de l'URSS à partir de 1960, ce fut finalement l'enlisement des troupes américaines dans la guerre du Vietnam qui entraîna un changement de politique de la part de l'impérialisme. Le succès de l'offensive vietcong du Têt de janvier 1968, au cours de laquelle les unités de la guérilla parvinrent à s'emparer, même si ce n'était parfois que pendant quelques heures, de quartiers entiers dans une cinquantaine de villes occupées par l'armée américaine, convainquit les dirigeants impérialistes qu'ils ne pourraient pas gagner. Face à leur population de moins en moins disposée à accepter cette guerre qui s'éternisait, les dirigeants américains cherchèrent à s'en dégager, sans trop perdre la face, et surtout, sans que la perte du Vietnam en entraîne d'autres, de proche en proche, dans la région. Pour cela, la caution et la coopération de la principale puissance régionale, la Chine, leur était devenue indispensable.

Dès lors le sort de la politique de "containment" était réglé. On entra dans l'ère de la détente. A l'occasion des interminables négociations sur le règlement du conflit vietnamien qui s'ouvrirent à Genève à partir de 1969, la Chine se vit offrir pour la première fois un strapontin sur la scène diplomatique internationale. Deux ans plus tard, en 1971, les dirigeants américains faisaient ouvrir les portes de l'ONU aux dirigeants chinois et, du même coup, en chassaient les représentants de Taïwan.

Car la même fiction juridique qui avait permis à Taïwan de prétendre représenter la Chine tout entière dans les instances internationales pendant deux décennies, jouait maintenant dans l'autre sens, à ceci près que l'impérialisme tenait à conserver, en réserve, la carte de Taïwan comme moyen de pression sur ses interlocuteurs chinois. Et si l'aide économique et militaire américaine à Taïwan se fit plus parcimonieuse - comme d'ailleurs ce fut le cas pour tous les régimes dont l'existence dépendait de l'aide financière américaine, car l'impérialisme américain cherchait en même temps à réduire ses coûts -, elle n'en continua pas moins, tout comme d'ailleurs demeura la menace permanente que constituaient pour la Chine les missiles nucléaires des bases américaines de Taïwan. Bref, le tournant politique de l'impérialisme n'apporta aucune solution politique au problème de Taïwan, il ne fit qu'en changer les termes.

Là où ce tournant politique changea les choses néanmoins, ce fut dans le domaine des relations économiques. A partir de 1978, pour profiter des nouvelles possibilités que lui offrait l'ouverture relative du marché mondial à l'économie chinoise, les dirigeants de Pékin se lancèrent dans une libéralisation économique qui visait à offrir une place croissante au profit, au milieu d'une économie toujours largement étatisée. Et pour provoquer le développement rapide de nouveaux secteurs productifs, les dirigeants chinois créèrent les fameuses "zones économiques spéciales", dans lesquelles les compagnies étrangères furent invitées à construire de nouvelles usines, en apportant leur savoir-faire et leurs devises, en échange d'une main-d'œuvre d'un coût dérisoire. Et il est significatif que si la première de ces zones fut établie à Shenzhen, en bordure de la colonie britannique de Hongkong, la suivante fut créée à Xiamen, juste en face des côtes de Taïwan.

Bien sûr, il n'était pas question pour le régime de Taïwan d'autoriser la moindre brèche au blocus qu'il continuait à imposer à la Chine. Pourtant, dès 1983, la bourgeoisie taïwanaise entreprit d'investir massivement en Chine par le biais de compagnies plus ou moins fictives dont le siège était le plus souvent à Hongkong ou à Singapour. En fait, on s'aperçut vite que parmi ces investisseurs occultes et illégaux se trouvaient les sept holdings financières géantes qui concentrent entre leurs mains tous les biens du Kuomintang, et cette constatation ne put qu'encourager les timorés. Parallèlement, le commerce avec la Chine se développa. Là aussi, comme il n'était pas question de commerce direct - le florissant secteur de la contrebande y pourvoyait déjà, mais à une échelle trop faible pour satisfaire les appétits de la bourgeoisie taïwanaise - les entreprises taïwanaises durent en passer par Hongkong. Mais dans un cas comme dans l'autre, les relations économiques se développèrent d'autant plus vite que la bourgeoisie taïwanaise eut vite fait de renouer les liens familiaux ou d'amitiés qui avaient été rompus en 1949, d'autant plus vite qu'en Chine même, les privilégiés du régime recherchaient avidement les contacts avec l'extérieur, source indispensable de précieuses devises.

L'année 1987 marqua un tournant dans le développement de ces relations économiques avec la Chine. Cette année-là Taïwan, à son tour, fut gagnée par la libéralisation. Sous l'impulsion d'une nouvelle génération de dirigeants du Kuomintang, mais aussi sous la pression d'une agitation sociale dans la classe ouvrière qui semblait de plus en plus difficile à contenir, une série de réformes furent introduites. D'abord il fut mis fin à l'état de siège qui avait été en vigueur sur l'île depuis la rébellion de 1947. Ensuite, les partis politiques furent formellement autorisés sous réserve d'obtenir l'agrément du régime - de sorte qu'à une exception près, les seuls partis effectivement autorisés furent formés par des factions du Kuomintang choisissant de quitter son giron. Enfin et surtout, les investissements indirects en Chine furent légalisés, bientôt suivis l'année suivante par le commerce indirect.

Aujourd'hui, la bourgeoisie taïwanaise contrôle à elle seule 10 % des investissements étrangers en Chine et, par le jeu des filiales mixtes créées avec des entreprises d'État chinoises, elle contrôle 7 % de la production industrielle chinoise. Parmi les plus gros investisseurs taïwanais figurent, outre les holdings appartenant au Kuomintang déjà citées, quelques-unes des grandes entreprises étatiques de Taïwan, telles que la Chinese Petroleum Corporation ou la Taïwan Power Corporation. Des secteurs entiers de l'industrie taïwanaise ont de fait d'ores et déjà déménagé de l'autre côté du détroit. Le cas le plus spectaculaire étant sans doute celui de l'industrie de la chaussure, qui fabrique, par exemple, l'intégralité des produits de grandes marques comme Reebok, Nike ou Payless. En effet, en l'espace de deux ans, entre 1991 et 1993, la quasi-totalité des usines de production de cette branche ont été transférées dans les zones économiques spéciales de Chine, pour profiter bien sûr des bas salaires en vigueur en Chine.

Le problème de Taïwan aujourd'hui

C'est dire que, depuis 1971, bien du chemin a été parcouru par le biais de la libéralisation économique et que des liens d'interdépendance et d'intérêts se sont créés entre les classes privilégiées des deux côtés du détroit de Taïwan, liens qu'aucun des régimes concernés n'a intérêt à entraver et encore moins à briser. La bourgeoisie impérialiste a elle-même également tout intérêt à protéger ces liens et à les encourager. Après tout, ne dispose-t-elle pas ainsi dans la bourgeoisie taïwanaise d'interlocuteurs éprouvés qui peuvent lui servir d'intermédiaires sur le marché chinois ?

Et pourtant, malgré tous ces liens et tous ces milliards qui circulent entre les deux rives du détroit, même si c'est par Hongkong interposé, il n'y a toujours pas de relation directe entre les États des deux pays, sans même parler de négociations visant à normaliser leurs relations (il n'y a par exemple toujours pas de voie directe pour envoyer du courrier d'un pays à l'autre, pas plus que de moyen de transport direct, même si 3,5 millions de Taïwanais visitent la Chine chaque année... en passant par Hongkong). Quant à de réelles négociations visant à créer un cadre qui mette un terme à cette division aberrante entre une île microscopique surpeuplée par ses 22 millions d'habitants et un pays géant qui en compte 60 fois plus, d'autant plus aberrante que l'économie de Taïwan en est aujourd'hui au point de devenir étroitement dépendante de celle de la Chine, il n'en est bien sûr même pas question. A ce jour, la seule forme de relations semi-officielles entre les deux États passe par deux associations "privées" mises en place par des "bénévoles" dans les deux pays, mais quand même présidées par des dignitaires politiques de tout premier plan, qui entretiennent des relations permanentes et règlent les affaires courantes - un subterfuge commode qui permet aux deux gouvernements de maintenir la fiction selon laquelle aucun d'eux ne reconnaît la légitimité de l'autre.

Dans ce contexte, les rodomontades des politiciens taïwanais à propos de la souveraineté nationale de l'île lors des récentes élections présidentielles apparaissent comme un jeu de poker menteur, sinon de pure démagogie politicienne. Il est à noter d'ailleurs que sur ce plan, le président Lee Teng-hui s'est toujours montré plus prudent, évitant d'employer le mot "indépendance" et assortissant les déclarations faites dans ses discours d'autres, plus discrètes, où il annonçait son intention de développer les relations existantes avec les "autorités économiques" de Chine, et cela en pleine crise des missiles. Et si son principal adversaire, le candidat du Parti démocratique progressiste, s'est montré plus ouvertement partisan de proclamer unilatéralement l'indépendance de l'île, c'est peut-être aussi parce qu'il avait de toute façon peu de chances d'être élu.

Mais, en usant de ce langage, ces politiciens expriment sans doute les inquiétudes des couches privilégiées taïwanaises. Celles-ci voudraient sans doute obtenir des garanties sur le sort qui leur serait réservé dans le cadre d'une éventuelle Chine réunifiée. Parmi elles, en particulier, la vieille garde des émigrés de 1949, qui représente aujourd'hui 10 à 15 % de la population, mais occupe encore une bonne partie des postes-clés dans l'appareil d'État et l'économie, a quelques raisons de craindre des règlements de compte ou simplement d'être mise sur la touche. Les dirigeants de l'appareil du Kuomintang, dont on dit qu'ils sont à la recherche d'une façon de privatiser à leur profit les immenses biens du parti, ont eux aussi des raisons de ne pas être pressés et de reculer les échéances. D'autres, ou les mêmes, peuvent simplement vouloir renforcer par avance leur position à la table des futures négociations, et viser à réclamer pour Taïwan un statut au moins aussi favorable sur le plan économique que celui que Pékin s'est engagé à reconnaître aux intermédiaires locaux des multinationales opérant à Hongkong lorsque la colonie anglaise réintégrera la Chine en 1997, avec en plus un statut politique particulier, qui garantisse aux castes privilégiées qui vivent à l'ombre de l'appareil d'État taïwanais qu'elles conserveront une place de choix dans la Chine réunifiée.

Mais quoi qu'il en soit, dans tous les cas, parler d'indépendance ou même d'autonomie, et prétendre ainsi que les dirigeants taïwanais pourraient être les maîtres du jeu, relève du bluff. Car ces dirigeants sont bien placés pour savoir que ce dont les privilégiés de l'île ont le plus besoin aujourd'hui, c'est d'une normalisation des relations avec la Chine qui mette un terme aux obstacles et à l'insécurité qui entravent encore la réalisation du profit capitaliste, et qu'ils n'ont pas les moyens d'imposer à la Chine à leurs conditions.

C'est d'ailleurs à un bluff symétrique que s'est livré Pékin avec ses tirs de missiles. Ce n'est pas par hasard si leur "démonstration de force" s'est limitée à d'inoffensifs tirs de missiles dans la mer, sans même faire par exemple le geste symbolique d'occuper l'un des nombreux rochers inhabités qui font partie du territoire taïwanais. Preuve, sans doute, qu'ils ne voulaient surtout pas compromettre les chances de voir s'ouvrir bientôt les négociations qu'ils réclament. Sans doute les dirigeants chinois ont-ils haussé le ton, montrant ainsi que sans un règlement politique dûment négocié avec eux, il ne pourra y avoir de normalisation des rapports entre les deux pays. Mais ce n'est sûrement pas sur de tels arguments militaires que les dirigeants chinois comptent pour imposer une solution à leur goût. Ne serait-ce d'ailleurs que parce qu'ils souhaitent que cette solution ait l'agrément, au moins tacite, de l'impérialisme. Mais en revanche, ils peuvent aussi avoir voulu répondre aux gestes d'allégeance des dirigeants taïwanais envers les USA, en leur rappelant que le règlement politique, s'il doit être durable, devra être conclu avec Pékin avant tout, et que la protection américaine ne suffira pas au régime taïwanais pour imposer n'importe quoi dans la négociation.

Et c'est avec quelque raison que les dirigeants chinois pourraient souligner ce point. Car cette fois encore, on a vu les États-Unis intervenir dans ce conflit bénin. Ils l'ont fait, comme au temps de la guerre froide, au nom de la "démocratie", ce qui ne manque pas de cynisme compte tenu de leur soutien passé et présent à un régime taïwanais certainement pas plus démocratique que celui de la Chine continentale. Si les dirigeants américains ont tenu à rapprocher leurs porte-avions des lieux du conflit, c'est pour les mêmes raisons qu'ils tiennent à souligner périodiquement l'aide militaire qu'ils continuent à donner à Taïwan, pour marquer leur territoire en quelque sorte et affirmer que, s'ils ne s'opposeront pas à un règlement politique en vue d'une réunification, ils comptent bien le superviser et y mettre certaines conditions. L'impérialisme américain tient à se garder des moyens de pression sur la Chine, et le maintien d'un certain degré d'autonomie pour Taïwan est précisément l'un de ces moyens qu'il entend conserver.

La récente crise de Taïwan relève donc surtout du bluff, et aucun des protagonistes ne tient à l'escalade militaire. Mais, d'un autre côté, le fait que la tension puisse monter aussi soudainement et mettre en jeu, symboliquement pour l'instant mais pas forcément pour toujours, des moyens militaires aussi puissants, montre comment dans un autre contexte - celui d'une aggravation de la crise économique, par exemple, qui ferait monter les enjeux d'une telle situation - on pourrait voir un problème en suspens comme celui de Taïwan devenir un pôle de tension lourd de risques de conflit. Et les interventions de l'impérialisme américain dans la région, sa responsabilité passée et présente dans le maintien de la division de la Chine contribuent à maintenir un foyer de tension.