La Russie après les scrutins de décembre : une constitution autoritaire pour un pouvoir sans autorité

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Janvier 1994

Les élections du 12 décembre 1993 en Russie étaient destinées à parachever, sur le plan constitutionnel, la victoire remportée manu militari par Eltsine deux mois auparavant sur l'ancien parlement.

Ce dernier apparaissait, jusqu'au coup de force d'Eltsine le 4 octobre, comme le principal foyer de contestation au niveau du pouvoir central. Le président du parlement Khasboulatov et son allié Routskoï étaient des rivaux déclarés. Ce sont les troupes de choc de l'armée qui ont fini par régler, de la façon que l'on sait, la crise institutionnelle déclenchée alors par l'initiative d'Eltsine de dissoudre le parlement. Non sans plusieurs jours de tergiversations de la part de l'état-major dans le choix de son camp. L'assaut sanglant contre la Maison Blanche où siégeait le parlement pourtant élu, la mise en détention de son président et d'un certain nombre de députés, les centaines de morts et les milliers d'arrestations qui ont accompagné ce coup de force ont illustré à quel point le problème du président russe n'était pas la démocratie, mais le rétablissement d'un pouvoir central autoritaire à son propre profit.

Fort de s'être débarrassé de ses principaux rivaux et d'une institution qui le gênait, Eltsine a fait rédiger un projet de constitution sur mesure. "De type présidentiel", ont clamé les spécialistes ès constitution, dans les capitales occidentales tout acquises au président russe, qui ont disséqué savamment ledit projet pour le comparer tantôt à la constitution des États-Unis, tantôt à celle de la Ve République, histoire de démontrer que la constitution était, malgré tout, démocratique. Les dégâts des canons dans les murs du bâtiment du parlement n'étaient même pas réparés que le peuple russe fut donc convié à entériner le projet de constitution eltsinienne et à élire en même temps un parlement dont même le nom ne devait plus rappeler l'ère "soviétique".

Voilà qui est désormais chose faite. Mais le scrutin n'a nullement été un plébiscite en faveur d'Eltsine. Malgré une campagne électorale fort peu démocratique au cours de laquelle ceux qui étaient opposés à la constitution furent pratiquement interdits de parole à la télévision contrôlée par Eltsine - et certains partis en ont été carrément écartés - ; malgré le fait que certains résultats ont été notoirement manipulés, la participation au référendum sur la constitution n'a été que de 54,8 %, en recul très net par rapport au référendum d'avril 1993, destiné déjà à consolider la position d'Eltsine et où 64,2 % des électeurs s'étaient encore donné la peine de se rendre. Le quorum de plus de 50 % d'électeurs étant cependant dépassé, et Eltsine ayant obtenu le vote d'une courte majorité des votants, ses partisans criaient à la victoire une heure après la fermeture des bureaux de vote. En faisant mine d'ignorer que, même d'après leurs propres chiffres truqués, à peine un électeur sur trois avait plébiscité Eltsine et sa constitution. Et ce maigre résultat est une moyenne. Sur les 89 "sujets" - c'est le terme officiel - de la Fédération russe, c'est-à-dire ces subdivisions que constituent les républiques, les territoires, les régions autonomes, ainsi que Moscou et Saint-Pétersbourg, il n'y en eut que 48 pour approuver la constitution eltsinienne. Dans les autres, la constitution a été rejetée ou encore le quorum de participation n'a pas été atteint.

Les résultats du scrutin pour élire les députés à la Douma d'État - c'est désormais le nom de l'assemblée - ont été encore moins réjouissants pour Eltsine. Les députés devaient être élus pour moitié dans un scrutin proportionnel à l'échelle de la Russie, et pour l'autre moitié, au scrutin majoritaire à un tour par circonscriptions territoriales. Et voilà qu'au scrutin proportionnel, Choix de la Russie, la principale formation eltsinienne dirigée par le vice-premier ministre Gaïdar, n'arrive qu'en deuxième position, avec 15,38 % des votes, derrière le Parti libéral-démocrate du démagogue nationaliste Jirinovski (22,79 % des votes). Et Choix de la Russie est talonné par le Parti communiste de la fédération de Russie de Ziouganov - il existe plusieurs partis issus de l'éclatement de l'ancien PC de l'URSS, mais les autres étaient interdits de participation - avec 12,35 % des voix.

C'est un désaveu, non seulement pour Gaïdar et pour la politique d'intégration rapide au système capitaliste qu'il veut incarner, mais aussi pour Eltsine. Le fait que les formations anti-eltsiniennes, une fois au pouvoir, ne mèneraient pas nécessairement une politique différente n'y change rien. Le capital politique que Jirinovski a fait fructifier dans ces élections est constitué d'une bouillie peu ragoûtante faite de démagogie nationaliste, d'antisémitisme, de gesticulations guerrières contre les républiques ex-soviétiques, les pays voisins, et par moments, contre le monde entier. Au démagogue Eltsine, démagogue et demi. Jirinovski tire avantage de la même situation que celle dont Eltsine a tiré en son temps avantage contre Gorbatchev, quand il n'était pas encore au pouvoir : celle précisément de ne pas y être et de pouvoir dire à peu près n'importe quoi. Mais, en dénonçant la chute de l'ex-empire dans la déchéance, la soumission au FMI, l'abdication devant l'Occident, la transformation de plusieurs millions de Russes en minorités dans les républiques ex-soviétiques devenues indépendantes, le démagogue fait vibrer des cordes sensibles. Comme le PC - qui ne s'oppose pas non plus au retour à l'économie capitaliste - en fait malgré tout vibrer, en dénonçant les inégalités sociales croissantes, la paupérisation dramatique de la majorité alors qu'une minorité s'enrichit par le vol à grande échelle.

Ces votes de désaveu sont contradictoires. Ils aboutissent cependant à ce que le nouveau parlement est, lui aussi, comme le précédent, un parlement d'opposition. Le scrutin majoritaire et les manœuvres consécutives ont certes atténué les conséquences du scrutin proportionnel. C'est quand même Choix de Russie qui, en fin de compte, aura à la Douma d'État le plus grand nombre de députés. Mais, même compte tenu des autres formations se réclamant plus ou moins d'Eltsine - comme celle du maire de Saint-Pétersbourg, Sobtchak, ou celle du vice-premier ministre, Chakhraï - les pro-eltsiniens n'ont pas la majorité absolue au parlement. Assez nombreux pour empêcher que l'assemblée vote des textes hostiles à Eltsine, ils ne sont pas assez nombreux pour faire passer les textes de lois au gré du président. Le PC, de son côté, même avec les partis de sa mouvance - le Parti agraire et Femmes de Russie (respectivement 7,9 % et 8,1 % des votes au scrutin proportionnel) - ne constitue pas une majorité. Personne n'écarte cependant l'hypothèse qu'il puisse s'allier avec Jirinovski. Qui, de son côté, peut aussi bien s'allier avec Eltsine... Avant même que l'État se consolide, la vie politique russe connaîtra les charmes des combinaisons parlementaires à géométrie très variable. Avec, pour corser le tout, le Conseil de la Fédération, sorte de Chambre haute composée des représentants des entités territoriales, qui peut jouer les arbitres et voler au secours d'Eltsine au cas où la Douma parviendrait tout de même à voter des textes qui déplairaient au président. Mais les membres de ce Conseil de la Fédération sont pour la plupart des chefs de ces "baronnies bureaucratiques" plus ou moins indépendantes et, en tout cas, rétives aux empiétements du pouvoir central que sont devenus la plupart des "sujets" de la Fédération russe. Ils n'accorderont leur soutien à Eltsine dans ses démêlés probables avec la Douma qu'à leurs conditions et en contrepartie de concessions...

Voilà donc Eltsine à peine plus avancé avec le nouveau parlement qu'avec l'ancien. Et, en prime, ces élections ont suscité un nouveau rival potentiel pour lui en la personne de Jirinovski. Un rival qui peut se prévaloir non seulement des votes en général, qui ont fait de son parti le parti électoralement le plus influent, mais aussi des votes parmi les militaires encasernés qui, en bien des endroits, frisent ou dépassent la majorité absolue.

Le succès électoral de Jirinovski ne fait certes pas que desservir Eltsine. Les divagations démagogiques du premier permettent au second de se poser en rempart de la démocratie. Le jeu n'est certes pas nouveau, même si les faire-valoir changent au fil du temps. L'assaut fort peu démocratique contre l'ancien parlement avait déjà été justifié par l'existence d'un "putsch communisto-fasciste". L'axe principal de la campagne d'Eltsine dans le référendum pour la constitution a été : "c'est moi ou le chaos". Mais pour le moment, c'est Eltsine et le chaos. La configuration du nouveau parlement est tentante pour qu'Eltsine dénonce la concomitance de "la menace fasciste", représentée d'un côté par Jirinovski, et la "menace communiste", représentée de l'autre par Ziouganov, et qu'il s'en serve afin de justifier la complète mise à l'écart du parlement et s'octroie ce pouvoir présidentiel fort qu'il aurait voulu obtenir par la constitution. Mais n'est pas Bonaparte qui veut. L'équilibre des menaces ne permet pas de se passer d'appareil d'État, au contraire. Et, à en juger par les résultats des dernières élections, la politique plébiscitaire utilisée par Eltsine pour se donner une autorité suffisante pour rétablir un appareil d'État en déliquescence et s'en faire respecter marche de moins en moins. Deux tiers des électeurs inscrits ne voient apparemment pas les menaces contre lesquelles Eltsine affirme vouloir les défendre... ou ne croient pas qu'Eltsine soit l'homme à les défendre contre quelque menace que ce soit.

Les dirigeants politiques de l'Occident font semblant de croire aux menaces brandies par Eltsine pour justifier l'appui qu'ils lui accordent (comme les journalistes, voir ce titre catastrophe du Monde : "La Russie menacée d'un Führer"). Comme ils feignent de prendre au sérieux la menace qu'un Jirinovski, en parvenant au pouvoir, mène une politique de reconquête non seulement contre les républiques ex-soviétiques devenues indépendantes, mais en prime, contre la Finlande et la Pologne, anciennes possessions des tsars. (Et qui d'autre encore ? Puisque Jirinovski brandit, aussi, la menace de la bombe atomique contre l'Allemagne et promet aux soldats russes de laver un jour leurs pieds dans l'Océan indien).Mais le problème des puissances impérialistes n'est pas pour le moment que la Russie redevienne une super-puissance et parte à la conquête du monde. Ce serait même plutôt le problème inverse. La Russie n'en est pas à reconstituer l'URSS par la force des armes (même si ses armées sont encore présentes dans la plupart des républiques ex-soviétiques et pèsent sur la politique de celles-ci). Elle en est à se décomposer, comme s'est décomposée l'URSS avant de disparaître en tant que telle. Et pour les mêmes raisons.

La bureaucratie, cette couche sociale qui domine toujours l'ex-URSS, continue à être engagée dans une course échevelée à l'enrichissement rapide et à la conquête - ou la consolidation - de pouvoirs et de positions individuels qui le permettent. Progressivement débarrassée de toute bride de la part du pouvoir central - du fait au départ de la crise de succession au sommet - la bureaucratie oublie père, mère et même ses propres intérêts généraux pour se ruer à la curée sur l'économie qu'elle est en train de détruire par ses pillages, ses vols et plus encore par l'éclatement politique du pays qui entraîne la dislocation du système planifié.

La multiplication des pouvoirs locaux, politiques ou économiques, conséquence du délabrement croissant du pouvoir central, est devenue la raison principale de ce délabrement. Elle participe au même mouvement social qui fait bouger toute la couche privilégiée et qui se concrétise par la mainmise croissante de coteries bureaucratiques sur les entreprises devenues de plus en plus autonomes, par la naissance de petites entreprises privées, par des tentatives de privatisation de quelques grandes mais, surtout, par le détournement privé de la production, des liquidités, des stocks des entreprises d'État.

La dislocation croissante du système planifié ne signifie pas seulement le naufrage du contrôle centralisé, c'est-à-dire la mise en sommeil ou la disparition d'un nombre croissant d'organismes centralisateurs, Gosplan, ministères, etc. (pas tous, cependant : la Banque centrale de Russie et sa politique de prêts et de subventions joue un rôle majeur dans le fait que la grande industrie reste, aujourd'hui encore pour l'essentiel, étatique). Elle signifie, aussi, affaiblissement des liens entre entreprises, entre fournisseurs et clients, etc. particulièrement grave et parfois complet, lorsque les entreprises, auparavant liées par la division du travail à l'intérieur de l'URSS, se retrouvent aujourd'hui dans des républiques devenues indépendantes. Tout cela conduit à un recul catastrophique de la production.

Un certain nombre de bureaucrates bâtissent des fortunes en des temps records. Mais en même temps, la bureaucratie est en train de tuer la poule aux œufs d'or. Le paradoxe n'est qu'apparent. Les intérêts individuels des bureaucrates, sont, de façon de plus en plus visible, en contradiction avec quelques-uns des intérêts généraux de la bureaucratie. Les forces motrices de la contre-révolution sociale qui œuvrent pour l'enrichissement individuel et pour la consolidation de celui-ci par le rétablissement de la propriété privée sont les mêmes que celles qui affaiblissent en même temps ce pouvoir central dont la contre-révolution aurait pourtant besoin pour être parachevée.

Il y a là une situation potentiellement dangereuse aussi bien pour la bureaucratie ex-soviétique - même si elle ne s'en rend pas compte - et pour la bourgeoisie mondiale. Pas seulement en raison de la menace d'une évolution à la yougoslave (évolution d'ailleurs largement entamée dans et entre plusieurs républiques ex-soviétiques, voire dans certaines régions périphériques de la fédération russe). Mais même après l'éclatement de l'URSS, en particulier après la séparation de l'Ukraine et de ses grandes zones minières et industrielles d'avec la Russie, cette dernière à elle seule demeure parmi les pays du monde qui comptent la classe ouvrière la plus nombreuse. Jusqu'à présent, celle-ci ne s'est pas numériquement affaiblie en proportion de l'écroulement de la production industrielle. La bureaucratie - ses représentants du pouvoir central et, probablement plus encore, ses coteries dirigeantes aux niveaux locaux ainsi que les "managers" des entreprises d'État - a toujours reculé jusqu'à présent devant des licenciements massifs. Mais la dégradation des conditions de vie, la démolition du système central de protection sociale et surtout le contraste révoltant entre le sort de la majorité travailleuse et celui de la minorité qui s'enrichit de façon affichée et provocante sont lourds de la menace non seulement d'explosions sociales ponctuelles, mais d'une crise sociale grave.

Une crise sociale à laquelle, si elle se produisait, il n'est pas dit que l'État en délabrement croissant soit capable de faire face. Ce qui comporterait alors le risque, pour les couches privilégiées ex-soviétiques comme pour la bourgeoisie, que la contre-révolution sociale, engagée dans l'anarchie des égoïsmes individuels, suscite des réactions de la part de la classe ouvrière que le pouvoir ne parviendrait pas à maîtriser.

Voilà pourquoi les ambitions d'Eltsine de rétablir un pouvoir central fort à son propre profit - après avoir fortement contribué, faut-il le rappeler, à affaiblir le pouvoir central - rejoignent les préoccupations des chefs des puissances impérialistes et, en fin de compte, les intérêts généraux de la couche privilégiée ex-soviétique.

Mais rétablir le pouvoir central, c'est s'imposer aux pouvoirs locaux et, le cas échéant, briser leur résistance. Ce sont les armes qui ont vaincu le parlement de Khazboulatov et Routskoï, pas les arguments. C'est par la dictature, et pas par la démocratie, que le pouvoir central pourrait s'imposer non seulement à un, mais aux milliers de pouvoirs locaux qui disloquent l'appareil d'État. Par une dictature qui en serait une, par destination, contre la classe ouvrière. Mais qui en serait une également pour la couche privilégiée, dont il faudrait démolir bien des prérogatives acquises au cours des dernières années.

L'impuissance visible d'Eltsine, malgré sa constitution taillée sur mesure et son parlement tout neuf, montre que l'établissement d'un pouvoir fort n'est pas une question de constitution. Depuis plusieurs années, plus Gorbatchev puis Eltsine se sont attribué de pouvoirs juridiques, moins ils ont eu de pouvoir réel. Plus ils multipliaient les décrets, moins ces décrets étaient appliqués. La constitution de Staline puis celle de Brejnev ont été, dans leur forme, des modèles de démocratie en comparaison de la constitution eltsinienne. Et pourtant...

Le rétablissement du pouvoir central passe par la reconstitution des appareils de l'État. L'apparatchik Eltsine le sait suffisamment pour que, parallèlement au cirque public de ses élections-plébiscites périodiques il essaie de se subordonner les services de sécurité, c'est-à-dire l'ancien KGB rebadigeonné aux couleurs de la démocratie eltsinienne. La plupart de ces services ont été, au cours des tout derniers mois, rattachés à la présidence. L'armée doit être également réorganisée et son état-major dépendre de la présidence et non plus du ministère de la Défense et du gouvernement.

Il ne suffit cependant pas à Eltsine de contrôler la tête - si tant est qu'il parvienne à la contrôler. Il faudrait que le reste du corps suive. Les deux sont d'ailleurs liés. Il faudrait que tous les niveaux intermédiaires des appareils militaires, policiers, administratifs obéissent à leurs chefs du centre, et par leur intermédiaire, au pouvoir central. Mais là est le problème : ces niveaux intermédiaires, ces centaines de milliers de cadres de l'administration étatique, de l'armée, de la police, constituent précisément l'ossature de la bureaucratie. L'anarchie bureaucratique actuelle, le pullulement de pouvoirs locaux et tout ce qui en découle, viennent précisément d'elle.

Le pouvoir central ne pourra se rétablir qu'avec le consentement de ces fractions de la bureaucratie qui sont responsables de son éclatement actuel. Voilà pourquoi, bien que les chefs de la quasi-totalité des formations politiques présentes dans les dernières élections par exemple, d'Eltsine à Jirinovski en passant par Ziouganov, aient réclamé un pouvoir fort, ce pouvoir fort ne s'établit pas.

Personne ne peut prévoir quel danger, intérieur ou extérieur, apparaîtra suffisamment grave, suffisamment menaçant aux yeux de la bureaucratie pour entraîner la conviction qu'il lui faut un sauveur suprême pour se défendre ; et une conviction suffisamment forte pour que les tenants des pouvoirs locaux acceptent d'abandonner leur autonomie et se soumettent de nouveau au commandement, aux arbitrages et éventuellement, aux coups du centre. Il est tout au plus loisible de constater que l'éclatement de l'URSS et ses conséquences ; que la transformation de la Russie, héritière de cette superpuissance qu'avait été l'ex-URSS, en puissance de seconde zone ; que l'effondrement économique actuel, etc. ne sont pas perçus en eux-mêmes comme susceptibles de représenter un tel danger.

Mais cette situation, cette faiblesse du pouvoir en Russie qui inquiètent tant les chancelleries occidentales comme, d'une certaine façon, les dirigeants politiques de la bureaucratie, pourraient constituer un avantage pour la classe ouvrière.

Jusqu'à présent, la classe ouvrière a été la spectatrice passive de transformations qui, dans l'ensemble, vont à l'encontre de ses intérêts. De ses intérêts matériels immédiats, car la course à l'enrichissement individuel dans la bureaucratie et dans la bourgeoisie renaissante, et surtout les conditions dans lesquelles elle se fait, ont pour contrepartie la paupérisation galopante de la fraction de la classe ouvrière la moins en situation de se défendre et le recul du niveau de vie de la majorité des travailleurs. De ses intérêts politiques fondamentaux, car la contre-révolution sociale en marche menace de liquider les derniers restes des conquêtes de la révolution d'Octobre 1917 que la bureaucratie n'a pas osé liquider auparavant : en premier lieu, la grande industrie étatisée.

Pour le moment, les transformations politiques et économiques en cours sont encore loin d'être allées jusqu'au bout. Les "réformes" à la Eltsine-Gaïdar, déjà chèrement payées par la classe ouvrière, n'ont cependant pas encore réduit, par des licenciements massifs depuis longtemps envisagés mais pas encore exécutés, une fraction importante d'entre elle en chômeurs destinés à sombrer dans le lumpenprolétariat. Toutes les batailles pour transformer les conditions de propriété et les relations sociales en Russie dans le sens de l'établissement et de la consolidation d'un ordre bourgeois n'ont pas encore été livrées. La bourgeoisie qui pousse sur les ruines de l'économie planifiée est encore faible et peu confiante elle-même dans la solidité de son implantation en Russie.

En l'absence d'intervention politique du prolétariat, que la crise politique finisse par se dénouer en faisant émerger de nouveau un pouvoir central autoritaire ou que, comme plus probable, elle se prolonge en accentuant la balkanisation de la Russie et la ruine de son économie, l'évolution sera de toute façon néfaste pour la société comme pour la classe ouvrière. Un retour à la forme autoritaire du pouvoir de la bureaucratie, quels que soient les objectifs de ce pouvoir - le maintien d'un niveau important d'étatisme dans l'économie et un certain retour en arrière dans la démission face à l'impérialisme ou, au contraire, l'accélération des privatisations, l'abdication définitive devant l'impérialisme - rendrait évidemment plus difficiles les conditions de renaissance d'un mouvement ouvrier organisé et capable d'intervenir sur la scène politique. Mais l'évolution de l'anarchie bureaucratique actuelle vers une "yougoslavisation" croissante, allant de pair comme en Yougoslavie avec une démagogie nationaliste forcenée de la part des castes dirigeantes, aggraverait la division, voire l'éclatement de la classe ouvrière. En outre, la destruction de l'appareil productif que cela impliquerait inévitablement affaiblirait la classe ouvrière même sur le plan numérique.

Face à une bureaucratie déchirée et à une bourgeoisie encore faible, seule la classe ouvrière peut incarner une perspective susceptible de sauver l'économie ex-soviétique de la ruine et la société de la déchéance. Mais il lui faudrait aller jusqu'au bout, au-delà de la défense de ses intérêts matériels : disputer à la caste dirigeante le pouvoir politique par des moyens révolutionnaires, le conquérir et l'exercer pour son propre compte.

Il lui faudrait chasser cette caste bureaucratique qui, après avoir trahi la révolution en a longtemps usurpé les conquêtes, et dont les dirigeants politiques tentent aujourd'hui de se faire l'instrument du rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie. Il lui faudrait se constituer en pouvoir fort, car il faut qu'il en soit un pour briser toutes les satrapies bureaucratiques locales, pour déraciner la bourgeoisie avant que ses racines poussent vraiment dans l'économie, pour détruire la propriété privée renaissante des moyens de production. Il lui faudrait prendre la direction de l'économie étatisée et rétablir la planification, mais sous le contrôle de la classe ouvrière. Tout cela, pas par la "démocratie" à l'eltsinienne qui n'est que le dernier avatar du vieil autoritarisme de la bureaucratie sans les moyens de l'exercer, mais par la dictature révolutionnaire du prolétariat. C'est-à-dire par le retour au pouvoir des soviets, des conseils ouvriers, démocratique pour les travailleurs, mais autoritaire vis-à-vis des bureaucrates, des bourgeois et de ceux qui aspirent à le devenir.

Une Russie de nouveau révolutionnaire, sous la direction du prolétariat, exercerait, comme au lendemain d'Octobre 1917, une puissante attraction sur les travailleurs des républiques ex-soviétiques. D'autant plus que ceux-ci ont eu le temps de constater à leur détriment que "l'indépendantisme" de leurs castes dirigeantes ne signifie nullement une plus grande liberté pour leurs peuples. Là encore, le prolétariat seul incarne la perspective d'une réunification des peuples de l'ex-URSS, sans que celle-ci se transforme de nouveau en prison des peuples.

Alors, la véritable question déterminante pour l'avenir de la Russie n'est pas de se demander si elle évolue vers la démocratie ou vers la dictature. Elle est de savoir si le prolétariat se révélera capable de profiter de la faiblesse du pouvoir de la couche dirigeante pour imposer son propre pouvoir.