Les décrets d’application de la loi Le Gac ont été signés par le secrétaire d’État à la Mer le 19 mars. En juillet 2023, les parlementaires français avaient voté à l’unanimité ce texte, qui prétend garantir les conditions de travail et de salaire des marins sur les ferries opérant entre le continent et les îles Britanniques. Le Parlement britannique devant adopter le même type de loi, les deux auraient dû s’appliquer conjointement et protéger ces marins à partir du 1er janvier 2024.
Les parlementaires promoteurs de cette loi et ses défenseurs tant patronaux que syndicaux affirment répondre aux agissements des compagnies de ferries dites low-cost comme P&O. Cette dernière avait en effet, en 2022, licencié du jour au lendemain 800 marins, résiliant leur contrat de travail de droit britannique pour les remplacer par d’autres, qui divisaient leur salaire par deux, et leur imposaient un allongement des horaires quotidiens et des périodes en mer. En vertu de ces nouveaux contrats de travail, ils peuvent désormais être bloqués à bord jusqu’à dix-sept semaines d’affilée, même si le bateau touche terre dix fois par jour, pour un salaire équivalent à 5,50 euros de l’heure. Les effets de manche des députés ne garantissent pas que les équipages des autres compagnies ne seront pas traités de la même façon. La loi votée en France sera peut-être appliquée à partir du 1er juin aux compagnies qui voudront bien s’y soumettre. La politique de P&O, elle, pour scandaleuse qu’elle soit, s’applique. Dans la marine marchande, elle est en fait la règle, pas l’exception.
La destruction des statuts des marins des compagnies des pays impérialistes a en effet accompagné la croissance vertigineuse du commerce maritime depuis un demi-siècle. Alors que le commerce mondial était multiplié par six sur cette période, avec des navires de plus en plus gigantesques et des escales de plus en plus courtes, les marins, y compris ceux des compagnies multimilliardaires, sont redevenus des travailleurs à la tâche, soumis désormais à des trafiquants de main-d’œuvre modernes et informatisés.
De l’inscription maritime…
Pendant des siècles, les marins de la marine marchande française ont vécu sous le statut de l’inscription maritime. Ce système avait été imaginé et mis en place par Colbert, ministre des Finances et de la Marine de Louis XIV de 1665 jusqu’à sa mort en 1683. Il voulait une marine de guerre capable de résister à ses concurrentes pour la domination des routes du commerce colonial, pour la conquête et la défense des îles à sucre et à esclaves. Cette guerre quasi perpétuelle qui, sous des appellations et avec des alliés divers, opposa la France et la Grande-Bretagne plus de deux siècles durant, avait besoin de matelots. Colbert imposa donc l’inscription obligatoire de tous les professionnels de la mer et des fleuves – la partie des fleuves depuis l’embouchure jusqu’à la limite atteinte par la marée montante – et l’obligation de service dans la Marine royale, suivant les besoins de la guerre. En contrepartie, les matelots embarqués touchaient une solde, leur famille était soutenue en cas de décès, les invalides touchaient une pension et ceux qui arrivaient entiers à l’âge de 50 ans étaient mis en retraite avec demi-solde. Hors période de service à bord, les inscrits maritimes bénéficiaient de l’exclusivité des métiers de la mer, depuis la pêche côtière jusqu’à l’embarquement dans la marine de commerce. L’Angleterre, qui avec une population bien moindre disposait d’un effectif maritime bien plus nombreux, appliqua jusqu’en 1814 d’autres lois sociales. Les autorités des zones portuaires y donnaient aux travailleurs qu’ils jugeaient indispensables un certificat d’exemption. Tous les autres pouvaient être raflés et embarqués de force sur les bateaux de Sa Gracieuse Majesté.
En France, l’inscription maritime perdura au 19e siècle et dans la première partie du 20e. La conquête puis l’exploitation d’un empire colonial étendu à tous les continents nécessitait à la fois une marine de guerre digne de ce nom et des cargos en nombre suffisant, donc beaucoup de matelots qualifiés. Les puissances coloniales, la France tout comme la Grande-Bretagne, réservaient à leurs compagnies maritimes, c’est-à-dire à leurs capitalistes, un quasi-monopole du commerce entre la métropole et les colonies. Cela représentait la plus grande partie de ce trafic, même si, au cours du temps, le commerce entre puissances, en particulier la route Europe-Amérique du Nord, se développait et faisait l’objet d’une concurrence féroce.
Au tournant du 20e siècle, la marine de commerce française employait plus de 50 000 inscrits maritimes, obligatoirement de nationalité française, et dont un bon nombre commençaient à se syndiquer. Plusieurs vagues de grèves touchèrent les ports de commerce, arrachant des augmentations de salaire et la revalorisation de la pension des retraités et invalides. La grève de 1907 fit ainsi passer la pension de demi-solde de 204 à 360 francs par an. Ce n’était qu’une demi-victoire, les grévistes exigeaient 600 francs, et le kilogramme de pain valait alors, à Paris, 37 centimes. Adhérente à la CGT en 1906, la FNSM, la Fédération nationale des syndicats maritimes qui avait fini par regrouper presque tous les syndicats de marins, était minée par les divisions. Le développement des paquebots avait fait naître les « navigants civils », c’est-à-dire ceux, du cuisinier au blanchisseur, qui s’occupaient des passagers. N’étant pas jugés indispensables à l’État, ils n’avaient pas droit au statut d’inscrits maritimes ni à ses maigres avantages. Il fallut toute la volonté d’une poignée de militants pour qu’inscrits maritimes et navigants civils puissent adhérer au même syndicat, et défendre les mêmes revendications.
… à la marine coloniale
Le remplacement de la voile par la vapeur changea radicalement le métier. Il faut évidemment beaucoup moins d’hommes pour un même tonnage de marchandises sur un vapeur que sur un clipper. Des métiers et des qualifications devinrent inutiles, et ne furent pas compensés par les nouveaux. Le travail ressemblait de plus en plus à celui de l’usine et il fallait désormais des bras pour pelleter du charbon dans la chaudière, même sous les tropiques. Les soutiers, véritables damnés de la mer, étaient donc recrutés partout où des hommes avaient faim. Il n’était pas besoin d’avoir son livret d’inscrit maritime ni même de parler français pour se tuer à la tâche à fond de cale dans un bateau de la Compagnie générale transatlantique. Comme à terre, les travailleurs et les militants étaient partagés entre ceux qui croyaient se défendre en défendant un statut, en l’occurrence l’inscription maritime liée au monopole et à la prospérité des compagnies françaises, et ceux qui, voyant plus loin et plus juste, défendaient l’ensemble des travailleurs et une perspective révolutionnaire. Cette division était évidente face aux marins « coloniaux » : soit on refusait leur embarquement, sous prétexte de défendre le statut et le salaire des inscrits maritimes, soit on se battait pour que tout le monde travaille sur un pied d’égalité. Comme à terre, la question traversa les syndicats. En France, elle remonta jusqu’au bureau de la CGT en 1910, alors que des responsables syndicaux voulaient appeler à la grève contre l’embauche de marins coloniaux sous-payés. En Grande-Bretagne, elle contribua à faire échouer une grève générale des marins dans tout l’Empire. Comme à terre également, les dirigeants syndicaux finirent par demander aux marins d’aller mourir pour la patrie en 1914, puis en 1939, et de se dévouer pour reconstruire l’Empire à partir de 1944.
Mais l’empire en question était bien mal en point. Les colonies, les unes après les autres, devenaient indépendantes, ruinant ainsi le monopole des compagnies maritimes françaises, pour qui, en 1957, le commerce colonial représentait 60 % de l’activité, assurée et rentable. Parallèlement, l’avion remplaçait rapidement le paquebot, aussi luxueux fût-il, et l’État, même sous de Gaulle, ne prétendait plus régner sur les mers. Aussi l’inscription maritime fut-elle abolie en 1965. Les compagnies maritimes étaient en faillite, le paquebot France, sous perfusion étatique, fut désarmé en 1974 et, en 1977, les compagnies subsistantes fusionnèrent avec l’aide de l’État pour former la CGM. De rachats subventionnés en subventions sans rachat, celle-ci finit par devenir la CMA CGM actuelle.
Des pavillons de complaisance…
En 1965, un cargo sur cinq dans le monde naviguait sous pavillon de complaisance. Cela signifie, aujourd’hui comme hier, que, quelle que soit la nationalité de son armateur et de ses actionnaires, le navire peut relever d’un État qui ne connaît ni impôt sur les bénéfices, ni Code du travail, ni même obligations de sécurité. Les directions syndicales ont continué à demander des lois pour protéger de la concurrence les compagnies et, disaient-elles, les marins. Les armateurs ont été beaucoup plus réalistes. Ils ont obtenu en 1986 la création d’un pavillon de complaisance français, le pavillon des Kerguelen, autrement nommées les îles de la Désolation, ce qui allait s’appliquer parfaitement aux équipages.
Sous ce pavillon, les armateurs pouvaient employer jusqu’à 65 % de marins hors Union européenne, payés aux conditions de leur pays d’origine. Le reste de l’équipage, dont le capitaine et le second, devait être européen. L’immatriculation aux Kerguelen comprenait également de larges allègements fiscaux et s’appliquait aux navires transportant du vrac sec ou liquide, à l’exception du pétrole brut, et aux navires de croisière. Les marins, suivis par les officiers, paralysèrent alors les ports français du 11 décembre 1986 au 3 janvier 1987 pour défendre leurs emplois. Mais le décret fut promulgué le 20 mars 1987. Il revenait à autoriser un capitaliste à diviser par trois ou quatre, du jour au lendemain, les salaires de ses ouvriers, sans même avoir à déplacer son usine au bout du monde !
En 2005, le RIF, registre international français, étendit le dispositif à tous les navires de plus de 24 mètres. Il exclut toujours, jusqu’à aujourd’hui, les navires occupés au cabotage national, à la pêche, à l’assistance portuaire et les transports de passagers intracommunautaires, dont les ferries de la Manche. En 2019, 97 % de la flotte française, en tonnage, était au RIF, autrement dit toute la marine marchande, avec les avantages que cela représente pour les compagnies. Une grande partie des équipages des compagnies multimilliardaires comme la française CMA CGM, les matelots de pont en particulier, sont censés toucher au moins 658 dollars américains par mois, soit 620 euros, depuis le 1er janvier 2024. Le temps de travail ne doit pas excéder 14 heures par jour et 72 heures sur 7 jours, mais le marin est évidemment à la disposition du bateau. L’embarquement est généralement de douze mois, c’est un maximum conseillé mais pas obligatoire. Le marin n’est pas recruté par la compagnie, qui ne lui doit plus rien une fois qu’il a quitté le bord, mais par une société de manning, une agence de placement comme il en existe plusieurs dans chaque grand port, héritières des trafiquants de main-d’œuvre du passé. Nul ne sait quelle partie de la paye des matelots tombe dans la poche des marchands d’hommes. Les matelots n’ont ni congés payés ni retraite assurés par l’armateur et, comme les livreurs de pizza, sont payés à la course. Ce minimum, négocié entre armateurs, États et organismes internationaux, s’appliquerait à 10 000 navires et 250 000 marins de par le monde. Ce sont ces marins qui assurent la circulation permanente des marchandises et des produits semi-finis indispensable à la continuité de l’économie mondiale, eux qui maintiennent en état de fonctionnement ces cathédrales modernes que sont les cargos géants, eux qui tentent d’éviter les incendies, les naufrages, les échouages aux conséquences catastrophiques. Ils permettent les profits éhontés des compagnies géantes qui se partagent le marché, CMA CGM, Maersk et MSC, et l’explosion des fortunes des familles Saadé, Maersk et Aponte, leurs propriétaires.
… à l’uberisation de tous les matelots
Les principales agences de manning se trouvent dans les ports de l’Inde et des Philippines, pour les matelots, en Pologne et en Ukraine, pour les officiers et mécaniciens rescapés de la mise à l’encan par les bureaucrates de la flotte de l’ex-bloc de l’Est.
Lors de la pandémie de Covid, lorsque les navires étaient immobilisés, les équipages n’avaient pas le droit d’aller à terre. Et 400 000 marins n’eurent alors aucun moyen d’être rapatriés, alors que certains étaient en mer depuis deux ans. L’ITF, la Fédération internationale des ouvriers du transport, écrivit alors que les marins revendiquaient de l’eau potable en quantité suffisante et une connexion pour parler à leur famille.
Cela va sans dire, les marins des grandes compagnies, qui travaillent sur des bateaux ultramodernes et extrêmement coûteux, sont les moins mal lotis de la corporation. C’est évidemment bien pire sur les bateaux fantômes, changeant de pavillon et de capitaine tous les six mois, et dont l’armateur disparaît parfois brusquement, laissant navire, équipage et cargaison à quai, au bout du monde. Il y a ainsi, dans chaque port, un bateau qui pourrit et un équipage sans le sou, nourri par la solidarité de la population locale. C’est la cargaison d’un tel navire abandonné qui, stockée dans un coin du port, a explosé et ravagé Beyrouth en 2020.
L’ITF, qui a négocié le salaire minimum, a aussi obtenu le droit d’envoyer des inspecteurs sur les navires à l’escale. Outre le fait que les escales ne durent que quelques heures et que les navires peuvent faire 400 mètres de long, la fédération ne dispose que de quelques inspecteurs. Un État comme la France, qui aurait les moyens de faire respecter certaines lois sur les bateaux qui abordent dans ses ports, ne le fait pas, ayant lui-même contribué à créer la situation.
Les armateurs et l’État ont donc consciencieusement transformé les conditions de salaire et de vie des équipages de la marine marchande, piétinant les illusoires protections nationales, comme l’inscription maritime et les maigres privilèges qui l’accompagnaient en France. Le peu qui subsiste aujourd’hui ne protégera pas plus les marins de la Manche, dont les emplois sont aujourd’hui menacés, qu’il n’a protégé les marins au long cours. Mais les équipages des ferries, qui sont plusieurs milliers, de divers corps de métiers, diverses compagnies, diverses nationalités, s’ils ne se laissent pas aveugler par les statuts et les règlements qui divisent, peuvent, ensemble, défendre leurs emplois, leurs salaires et leurs conditions de travail.
Dans le monde entier, les armateurs géants n’ont pas seulement détruit les vieilles conditions d’exploitation de leurs équipages. Ils ont aussi détruit les illusions dont elles s’entouraient. CMA CGM et ses concurrents ont placé au cœur de leur dispositif des centaines de milliers de matelots, précaires, venus du monde entier et le parcourant, sachant quelles fortunes ils transportent et amassent pour d’autres. En plus de leurs dollars, les armateurs accumulent ainsi les raisons et les ferments humains d’une explosion révolutionnaire.
1er avril 2024
Ronan Viaud, Le syndicalisme maritime français, Presses universitaires de Rennes, 2005.
Claire Flécher, À bord des géants des mers, La Découverte, 2023.