Dans le livre Seuls les fous n’ont pas peur (Syllepse, 2002), que vont rééditer prochainement les éditions Les bons caractères et Syllepse, Georg Scheuer (1915-1996) relate ses souvenirs de militant dans une période difficile, de 1930 à 1945, marquée par la crise économique mondiale, la montée du fascisme et la guerre. Pendant toute cette période Scheuer poursuivit le combat pour la révolution sociale, en Autriche puis en France, où il se réfugia juste avant l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie). Il connut les arrestations, les prisons, les camps en France, et la clandestinité.
D’origine juive, ses parents étaient membres du SDAP, le Parti social-démocrate autrichien. Celui-ci s’était formé dans les années 1860-1870. Il avait été en butte à la répression pendant une dizaine d’années, entre 1883 et 1891. Puis il était devenu un parti de masse, influençant des centaines de milliers de travailleurs, directement organisés en son sein ou dans une des multiples associations qu’il animait, depuis les secouristes ouvriers jusqu’aux partisans de la crémation. Mais derrière un marxisme de façade, il était rongé par un profond réformisme. En 1914, comme celles de presque tous les partis de la Deuxième Internationale, la direction du parti avait soutenu la guerre, passant dans le camp de l’empereur et de sa propre bourgeoisie. Elle fut totalement surprise lorsque la classe ouvrière, après avoir subi le choc de la guerre, avec son cortège de tueries, de destructions et de misère, se mobilisa à partir de 1916, dans des vagues de grèves successives. Le SDAP fit tout pour contenir cette poussée et pour empêcher le prolétariat d’intervenir consciemment lorsque l’empire des Habsbourg s’écroula en novembre 1918. Pour maintenir la paix sociale, il développa un programme de réformes sociales, édifiant de nombreux logements sociaux, en particulier dans la capitale, ce qui valut à cette dernière le surnom de Vienne la Rouge.
Né en pleine guerre, Georg Scheuer était trop jeune pour avoir vécu consciemment toute cette époque. À peine commence-t-il, à 15 ans, à s’engager dans les organisations de jeunesse du SDAP, que cette période s’achève. La crise économique mondiale, qui a éclaté en 1929 avec le krach de Wall Street, a atteint l’Autriche en 1931 ; avec elle les moyens pour développer des programmes sociaux se tarissent. Et surtout la réaction donne de plus en plus de la voix. L’heure n’est plus à construire tranquillement des HLM mais à préparer la classe ouvrière au combat. Ce n’est pas la politique du parti. Cela conduira à la défaite de février 1934 et à l’instauration d’un régime dictatorial. Scheuer chercha une autre politique du côté du PC, qui tenait certes un discours plus radical, mais était déjà gangrené par le stalinisme et allait rapidement prendre le tournant d’une politique d’alliance avec les démocraties bourgeoises baptisée Front populaire. C’est dans ce contexte qu’il s’engage dans un groupe de militants liés à l’Opposition de gauche trotskyste. Il rompit ensuite, au cours de la guerre, avec les analyses de Trotsky mais continua à militer dans une perspective internationaliste.
La déportation et la mort de ses parents dans un camp de concentration nazi, l’exécution de plusieurs de ses camarades par la Gestapo, l’arrestation par le KGB et la déportation en Sibérie de son plus proche compagnon de lutte, la consolidation du stalinisme, vont profondément l’affecter et, après la guerre, il aura essentiellement une activité d’écrivain et de journaliste. Il nous reste son témoignage émouvant et instructif sur son activité militante dans une époque de profond recul du mouvement ; un engagement internationaliste, qui a contribué, avec celui de bien d’autres et malgré toutes les vicissitudes, à ce que les idées révolutionnaires ne disparaissent pas, et que le flambeau puisse être repris.
8 septembre 2022