Cet été, à peine douze mois après la sortie de la paralysie économique liée au Covid, les signes d’un nouveau ralentissement se sont multipliés. À la suite de la montée des prix des matières premières et de la guerre en Ukraine, la croissance de nombre d’économies, telle qu’elle est mesurée par les organismes internationaux, a reculé. La croissance du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis, du Royaume-Uni est négative au second trimestre 2022. Celle des États-Unis était déjà négative au premier trimestre, comme l’était alors celle de la France. Selon les calculs du Fonds monétaire international (FMI), et pour ce que ces chiffres valent, c’est l’ensemble du PIB mondial qui aurait reculé au deuxième trimestre 2022.
En avant dans le mur
Mais cela pourrait n’être qu’un avant-goût de la crise à venir. Le chef économiste du FMI affirmait ainsi le 26 juillet : « Il se peut très bien que nous soyons à la veille d’une récession mondiale ». Si, en octobre dernier, la prévision de croissance du FMI pour l’économie mondiale était de 5,9 % pour 2022, elle n’est plus à ce jour que de 3,2 %. Et pour 2023, le scénario central du FMI (c’est-à-dire l’estimation moyenne, pas la pire) prévoit une croissance de 1 % aux États-Unis et de 1,2 % dans la zone euro, c’est-à-dire des rythmes faibles. Le FMI constate… que l’inflation se généralise, et il approuve les banques centrales qui ont modifié leur politique ces derniers mois pour tenter de la ralentir. Leur principal levier d’action est l’augmentation de leurs taux directeurs, qui orientent les taux d’intérêt sur les marchés financiers, ou qui les suivent, selon les périodes. Selon la théorie qui sous-tend l’action des banques centrales, si les taux d’intérêt remontent sur les marchés, les entreprises et les ménages empruntent moins, la demande en biens de consommation et en investissement diminue et les prix baissent. La question qui agite les dirigeants des banques centrales est de savoir de combien ils peuvent ou ils doivent remonter leurs taux. Leur priorité affichée est de freiner l’inflation en durcissant les conditions d’accès au crédit des ménages et des entreprises, mais le risque est de refroidir la machine capitaliste au point de la paralyser. Ils cherchent une voie pour « atterrir en douceur », comme ils disent, et ne pas reproduire la situation du début des années 1980. En 1980 et 1981, après des années d’inflation, la banque centrale des États-Unis (la Fed) fit passer ses taux directeurs de 11 % à plus de 20 %. L’effet fut immédiat : l’accès au crédit étant freiné, la masse monétaire en circulation diminua, l’inflation décrut mais l’économie américaine, et celle du monde à sa suite, calèrent. Dans tous les pays industrialisés, en 1982 et 1983, la production chuta brusquement, comme au début de la crise en 1975. Une nouvelle vague de licenciements frappa la classe ouvrière et l’austérité fut de rigueur pour les couches populaires.
Aujourd’hui, du point de vue des intérêts de la classe capitaliste, les dirigeants des banques centrales ont à choisir entre freiner l’inflation ou soutenir l’activité. Du point de vue de la classe ouvrière et des couches populaires, cette alternative se résume à deux maux : davantage de chômage si l’activité se réduit, ou des revenus amputés si l’inflation se poursuit. Voilà tout ce que peut promettre le système capitaliste.
Si les banques centrales ont finalement décidé de remonter leurs taux, c’est qu’une inflation qui reste durablement à des taux élevés pose des problèmes à la classe capitaliste dans son ensemble. Cette classe fait supporter l’essentiel du poids de la hausse des prix à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie. Mais chaque capitaliste étant à la fois vendeur et acheteur, emprunteur et prêteur, l’instabilité des prix ralentit les affaires, les rend plus incertaines et moins profitables, comme dans les années 1970. Si, aujourd’hui, les trusts du pétrole et du gaz, des matières premières, si tous ceux qui ont des positions de monopole ou qui peuvent s’entendre affichent des profits records, la hausse des prix pose de nombreux problèmes à d’autres.
Ainsi les industries de transformation métallurgique, les producteurs de zinc, d’aluminium, gros consommateurs d’électricité, ont stoppé ces dernières semaines les usines les moins rentables. Et comme ils anticipent aussi la récession à venir, c’est au total, selon Les Échos du 20 août, 50 % des capacités de production européennes qui seraient à l’arrêt. Si certaines entreprises, comme ArcelorMittal, ont réussi à compenser le recul de la production en vendant plus cher, annonçant même des bénéfices records, ce n’est pas le cas de toutes.
L’envolée des prix de l’électricité reflète aussi la crise du secteur de l’énergie, qui ne date pas de la guerre en Ukraine mais qui s’approfondit avec la hausse du prix du gaz. Si Poutine coupe le gaz à l’Allemagne, son économie sera en bonne partie à l’arrêt. Cela fait partie du pire scénario envisagé par le FMI. Mais si la guerre aggrave tant les choses, c’est aussi parce que le secteur de l’énergie est un peu partout au bord de l’épuisement, sur fond de sous-investissement généralisé, comme en témoignent en France les centrales nucléaires à bout de course pour beaucoup, à l’arrêt pour une bonne partie d’entre elles, même quand il y a assez d’eau dans les rivières.
Les banques centrales dans le brouillard
La hausse des taux directeurs soulève des discussions entre les dirigeants des banques centrales, les économistes, les journalistes. Trop ou pas assez, telle est la question sur laquelle ils s’écharpent. En réalité, personne ne maîtrise grand-chose. Il y a un an, tous pariaient sur le fait que la hausse des prix était transitoire et qu’il n’y avait pas lieu d’intervenir. Un an après, il s’avère qu’elle n’est pas un phénomène transitoire lié au redémarrage de l’économie post-Covid mais un phénomène durable. Les économistes imputent ce phénomène à une « surchauffe » de l’économie, une demande trop forte en biens de consommation et en biens d’investissement.
Mais de quelle surchauffe parlent-ils ? Les indicateurs de croissance qu’ils donnent sont au plus bas. Les salaires réels régressent du fait de l’inflation dans les pays industrialisés, obligeant les consommateurs à puiser dans leur épargne. La Chine ne sort pas de la paralysie. Les entreprises diffèrent leurs investissements… En réalité, ils font comme si l’économie était en surchauffe, parce que la hausse des prix s’est imposée à eux. L’inflation se ramène en premier lieu à la capacité d’une poignée de trusts de sauvegarder leurs marges, voire de les augmenter, en imposant des hausses de prix significatives malgré un recul de leur production, ou grâce à celui-ci. C’est-à-dire qu’elles mènent une politique malthusienne, en particulier dans le cas des trusts du pétrole et du gaz. Dans ces conditions, quelle est l’efficacité de la montée actuelle des taux d’intérêt contre l’inflation ? Ce qui est certain, c’est que la facture est présentée aux couches populaires.
Derrière la remontée des taux, il y a une autre raison que la volonté affichée de lutter contre l’inflation. Il s’agit pour les banques centrales de se donner des moyens d’action face à la crise qui vient. C’est là même un indice de ce que pensent les banques centrales sur la situation économique à relativement court terme. Pour limiter les conséquences des crises, les États et les banques centrales ont pris pour habitude de déverser des quantités toujours plus grandes d’argent dans les circuits financiers, offrant aux capitalistes des liquidités pour qu’ils survivent malgré la crise. La baisse des taux joue ce rôle. Une baisse des taux revient à prêter de l’argent gratuitement, ou presque. En 2001, 2008, 2020, les taux ont été ramenés à près de zéro dès le déclenchement de la crise. En 2008, la baisse des taux n’a pas suffi. Les banques centrales ont dû inventer d’autres mécanismes pour injecter dans les circuits financiers des centaines de milliards. Depuis 2020 pour la Fed, depuis 2014 pour la Banque centrale européenne (BCE), les taux étaient restés au plus bas. Il semble donc urgent aux dirigeants des banques centrales de les relever avant que la tempête arrive, au risque de la déclencher.
De la crise monétaire à la crise de la dette ?
Pour les États-Unis, la remontée des taux a pour conséquence de faire progresser le dollar face aux autres monnaies, l’euro en particulier qui, facteur aggravant, doit faire face à la guerre en Ukraine et à la hausse des prix du gaz. La hausse du dollar permet aux capitalistes américains de faire baisser le coût des importations et de conforter leurs marges. La baisse de l’euro permet aux industriels européens d’exporter plus facilement mais elle renchérit les importations en dollars, en particulier l’énergie, le pétrole et le gaz, au cœur de l’inflation actuelle. En Europe, la BCE a suivi, avec un temps de retard, en juillet, la remontée des taux de la Fed. Ce retard peut s’expliquer par le fait qu’en Europe, du fait de l’absence d’unité politique, la BCE doit compter avec les tensions sur la dette de certains pays. En décembre 2021, l’État allemand pouvait emprunter sur les marchés financiers à dix ans à des taux négatifs de -0,38 %. L’État italien empruntait à la même époque à +1,04 %. Pendant que ceux qui prêtaient à l’Allemagne étaient prêts à payer pour cela, l’Italie devait déjà débourser des intérêts élevés pour chaque emprunt. La remontée des taux à dix ans qu’on peut observer sur les marchés depuis le début de l’année 2022 – signe que les spéculateurs parient sur une dégradation de la conjoncture et sur une inflation qui dure — a amplifié cette divergence : en juillet, l’Allemagne empruntait à dix ans à 1,08 % tandis que l’Italie le faisait à 3,36 %. La charge de la dette italienne a ainsi plus que triplé en quelques mois. Or, le fait que le taux d’endettement de l’Italie soit déjà très élevé remet d’actualité la possibilité d’un emballement de la spéculation sur la dette, comme en 2011. On se doute que la remontée des taux décidée fin juillet par la BCE, qui va encore pousser les taux des marchés à la hausse, a dû être diversement appréciée par le gouvernement allemand et par le gouvernement italien. Pour tenter d’éviter le déchaînement de la spéculation, qui menacerait la zone euro, la BCE a dû inventer un instrument « antifragmentation », promettant la solidarité européenne aux États en difficulté sur les marchés financiers, sous condition de « discipline budgétaire », ce qui fait dire aux Échos que la portée du dispositif est limitée et que les tensions à l’intérieur de la zone euro ne sont pas près de se terminer.
La récession qui vient pourrait donc se conjuguer à une crise de la dette. Un banquier, Nouriel Roubini, affirmait dans Les Échos le 14 juillet : « Les niveaux de dette privée et publique étant passés de 200 % en 1999 à 350 % en part de PIB mondial, une rapide normalisation de la politique monétaire et une hausse des taux d’intérêt pousseront vers la faillite et le défaut de paiement les ménages, entreprises, institutions financières et gouvernements hautement endettés et déjà en difficulté. » Pour lui, la prochaine crise associera stagflation (stagnation et inflation) et crise de la dette, empêchant les États de recourir à des mesures budgétaires supplémentaires pour soutenir l’économie capitaliste.
L’économie mondiale ne pourra pas non plus s’appuyer sur la Chine, comme elle l’avait fait en 2008, profitant des investissements massifs de l’État chinois dans l’immobilier et les infrastructures. En Chine, la Banque centrale vient de diminuer un peu ses taux, considérant que l’économie chinoise est déjà dans la crise et qu’il faut la relancer. En particulier, au-delà des confinements à répétition, la crise immobilière perdure, ce qui se perçoit par la baisse des prix de l’acier sur les marchés internationaux. Cette crise, conjuguée à la conjoncture mondiale en berne qui prive les entreprises chinoises d’un certain nombre de débouchés, va amener selon le FMI le pays à son niveau de croissance le plus faible depuis quarante ans, hors 2020.
La guerre en Ukraine pèse aussi par le retrait de la Russie du marché mondial et par la crise économique qui s’y propage. Les pays pauvres sont de plus en plus nombreux à demander une aide au FMI, une aide que les peuples paieront cher. Dernier en date, le Bangladesh a demandé 4,5 milliards de dollars. Le Sri Lanka est en défaut de paiement, la Tunisie négocie un programme d’aide, le Ghana vient officiellement de demander du secours, et le Pakistan et le Laos sont eux aussi en difficulté. La reprise économique en sortie du Covid n’aura duré que quelques mois pour les pays industrialisés. Et elle a été inexistante pour de nombreux pays, qui sont passés directement de la crise sanitaire à la famine et à la faillite économique.
Le capitalisme, qui régule l’activité humaine par le profit et les marchés, démontre encore une fois, avec la peau des peuples, quelle impasse il représente pour l’humanité.
Emplois, inflation, salaires
Pour justifier la dernière remontée, limitée, des taux de la Fed, Jérome Powell, son président, affirmait que, bien que leur PIB recule, les États-Unis n’étaient pas en récession. Il avançait comme preuve le grand nombre d’emplois créés par l’économie américaine et le fait que celle-ci flirte avec le plein-emploi. Aux États-Unis, le plein-emploi n’est une réalité que dans les statistiques. 99,8 millions de personnes de plus de 16 ans sont exclues des statistiques du chômage, 5 millions de plus qu’à la veille de la crise sanitaire, considérées comme non labour force (population non active). En réalité, le taux d’emploi aux États-Unis, 60,2 %, arrive progressivement à celui de début 2020.
Aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, l’économie capitaliste rattrape progressivement le niveau d’emploi d’avant la crise sanitaire. Mais les salaires n’augmentent pas, ils reculent même. Selon les derniers chiffres de la Dares (service de statistique qui dépend du ministère du Travail), le salaire moyen de base a perdu en France 3 % de sa valeur réelle sur un an. Aux États-Unis, les salaires horaires ont augmenté en juillet sur un an de 5,2 % alors que l’inflation annuelle s’élève à 8,8 % ; le recul du salaire horaire réel non agricole est de 1,7 % sur un an. N’en déplaise à un certain nombre de professeurs d’économie et de journalistes, le chômage baisse, mais les salaires reculent, à l’inverse de leurs théories.
C’est qu’il n’y a pas de lien automatique entre emplois et salaires, et il n’y en a pas plus entre salaires et inflation. En dehors des situations de monopole, les prix des marchandises représentent la quantité de travail socialement nécessaire à leur production. La répartition de cette valeur entre salaires et profits dépend du rapport de force entre les classes sociales, en particulier de la capacité pour les travailleurs de s’opposer aux capitalistes pour imposer des salaires plus élevés. C’est ce rapport de force qui fixe le taux d’exploitation, c’est-à-dire la proportion de quantité de travail que volent les capitalistes aux travailleurs. La baisse du chômage n’est donc pas une condition nécessaire et suffisante à la hausse des salaires, d’autant plus que les effectifs des demandeurs d’emploi, officiels et non officiels, de l’armée industrielle de réserve, restent très nombreux et relativisent cette baisse du chômage. D’autant plus encore que les gouvernements se chargent de faire pression sur les chômeurs pour qu’ils acceptent les salaires que les patrons sont prêts à payer, en témoignent les réformes du chômage qui durcissent les conditions d’indemnisation.
Il n’y a pas plus de lien automatique entre emploi et inflation qu’entre inflation et salaires. Encore une fois, « la chose se réduit à la question du rapport des forces des combattants », comme écrivait Marx. La lutte de classe est aujourd’hui d’autant plus tendue qu’elle se fait dans un contexte où la productivité du travail progresse de plus en plus lentement. Les emplois créés dans les pays riches le sont dans le tertiaire, dans des secteurs où cet accroissement de la productivité du travail est moindre, en particulier dans les services à la personne et aux entreprises. Et ils le sont avec des salaires réels toujours plus bas. Les salaires bas deviennent la condition des emplois. C’est d’ailleurs une tendance de fond. Dans ce monde capitaliste où les marchés restent globalement saturés depuis la fin des années 1960, où les capitaux se détournent de la production pour aller dans la finance, le ralentissement des progrès de la productivité du travail est une constante. Dans ces conditions, la classe capitaliste ne maintient ses profits qu’en étant en permanence à l’offensive contre les travailleurs, en faisant pression sur les salaires mais aussi pour accaparer toutes les richesses, tous les secteurs qui lui échappent encore.
C’est pourquoi, tout en luttant pour les salaires et les emplois, les travailleurs « ne doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu’ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu’ils n’appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par les escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiétements ininterrompus du capital ou les variations du marché. Il faut qu’ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d’ordre conservateur : “Un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : “Abolition du salariat”. »
6 septembre 2022
Karl Marx, Salaire, prix et profit, 1865.
Ibid.