Ce texte a été récemment adopté par l’organisation trotskyste américaine The Spark.
La guerre en Ukraine : préparée par la politique criminelle constante de l’impérialisme américain
On ne peut comprendre la guerre en Ukraine sans examiner la politique de l’impérialisme américain, qui a établi le cadre dans lequel elle est menée aujourd’hui.
Poutine est certainement un responsable criminel de la guerre en Ukraine, comme le dit Biden. Mais les États-Unis, sous chacun de leurs présidents, depuis Woodrow Wilson jusqu’à lui, ont mené une politique continue qui a créé la situation menant non seulement à cette guerre, mais aussi à un bon nombre des catastrophes, militaires et autres, qui ont frappé l’Ukraine, la Russie et d’autres parties de ce qui fut l’Union soviétique.
Dès les premières années qui ont suivi la révolution d’Octobre 1917, la politique des États-Unis, comme celle de tous les autres impérialismes, a reposé sur l’invasion militaire, l’isolement économique et l’encerclement diplomatique du jeune pouvoir ouvrier fondé sur les soviets. Les puissances impérialistes n’ont pas réussi à détruire l’Union soviétique, mais leur politique ainsi que l’échec de la révolution dans des pays clés d’Europe se sont combinés pour amener la bureaucratie au pouvoir, ce que la population soviétique a payé très cher.
Au cours des 105 années qui se sont écoulées depuis Octobre, la politique américaine a varié, les États-Unis formant parfois une alliance provisoire avec cette bureaucratie, par exemple pendant la Deuxième Guerre mondiale et ses suites immédiates, ou en Syrie en 2015. Mais, même quand ils travaillaient en alliance avec la bureaucratie avec laquelle ils partageaient temporairement un intérêt commun, les États-Unis n’ont jamais cessé de chercher des moyens d’affaiblir l’Union soviétique. Celle-ci n’était plus le phare de la révolution de la classe ouvrière. Mais elle restait une épine dans le pied des impérialistes. Son économie planifiée et centralisée a été capable de ce que le capitalisme ne put réaliser dans aucun autre pays dans les années qui suivirent l’effondrement de 1929 : elle s’est industrialisée et, dans une certaine mesure, a développé au moins une partie de ce vaste territoire. Cela permit à l’Union soviétique de poursuivre une existence quelque peu indépendante, existence qui a représenté un encouragement aux révoltes nationales qui se sont répandues dans le monde à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Avec la guerre froide, les États-Unis sont revenus à une politique visant ouvertement à « contenir » l’Union soviétique. L’Otan fut créée en 1949 par un accord entre dix pays européens plus les États-Unis et le Canada. Le but de cette alliance militaire était assurément d’affirmer l’hégémonie des États-Unis sur le monde, mais sa création a également servi à rompre définitivement l’alliance des États-Unis et de la Grande-Bretagne avec l’Union soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale.
L’Otan, dirigée par les États-Unis, a positionné des troupes près des frontières soviétiques. Les États-Unis ont installé des batteries de missiles à portée de tir de l’Union soviétique. Des flottes américaines et britanniques ont patrouillé les océans auxquels l’Union soviétique avait accès.
L’Union soviétique, déformée par la bureaucratie, a néanmoins survécu à la Deuxième Guerre mondiale, traversé la guerre froide et perduré pendant près de quatre décennies supplémentaires.
Mais, en 1991, la bureaucratie elle-même a fini par arracher les derniers liens unissant les différentes républiques qui, pendant près de trois quarts de siècle, avaient constitué l’Union soviétique. Leurs économies se sont effondrées.
L’analyse de la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique, que Trotsky fit et affina dans les années 1920 et 1930, a conservé sa validité à travers toutes ces décennies. L’existence de cette bureaucratie – qui n’était pas une classe sociale distincte, mais un parasite se nourrissant de la propriété d’État – était une situation intrinsèquement instable, qui ne pouvait être résolue que par la reprise du pouvoir par la classe ouvrière dans son État, ou par la réintégration de l’Union soviétique dans le système capitaliste. Il n’y avait pas de nouvelle classe qui attendait dans les coulisses, prête à entrer sur la scène de l’histoire. Le fait que la dégénérescence ait continué plusieurs décennies plus longtemps que Trotsky ne l’avait imaginé ne change rien à la validité de son analyse. Cela témoigne plutôt de la décadence du système capitaliste lui-même, incapable jusqu’à présent de réintégrer pleinement la totalité de l’ancienne Union soviétique. C’est cette analyse qui nous permet de nous orienter dans l’interminable bras de fer entre la bureaucratie, représentée par Poutine, et les États-Unis, à la tête du monde impérialiste, un bras de fer qui entraîne d’autres pays, comme aujourd’hui l’Ukraine.
Au cours des trente ans qui ont suivi 1991, les États-Unis et leurs alliés européens se sont efforcés de démanteler l’ancienne Union soviétique. De nombreux pays d’Europe de l’Est situés dans la sphère d’influence de l’Union soviétique ont été intégrés à l’Union européenne, fournissant aux pays dominants de l’UE un réservoir de main-d’œuvre faiblement rémunérée. Les puissances impérialistes ont cherché à mettre la main sur les bénéfices qu’elles pouvaient tirer du pétrole et du gaz naturel russes, des réserves russes de matières premières, comme le nickel et le palladium, ainsi que du blé et des autres céréales cultivés en Ukraine et en Russie. L’Otan a organisé la menace militaire sous laquelle tout cela s’est déroulé. L’Otan a ensuite intégré la quasi-totalité des États d’Europe de l’Est qui constituaient autrefois un tampon entre l’Union soviétique et l’Europe occidentale, où les États-Unis avaient établi des dizaines de bases militaires. Enfin, l’Otan a englouti les républiques baltes, qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique et, pendant la guerre américaine en Afghanistan (2001-2021), l’armée américaine a établi des bases dans la partie asiatique de l’ancienne Union soviétique.
Représentez ces épisodes sur une carte, ajoutez les dates auxquelles divers pays et anciennes républiques entourant la Russie ont été associés ou intégrés à l’Otan en tant que membres, et vous obtiendrez une histoire visuelle du cordon sanitaire de plus en plus serré qui a été construit autour de la Russie, reliquat de l’effondrement de l’Union soviétique.
Pendant un certain nombre d’années, la Russie a accepté ce processus, et en a même ouvertement négocié certains tournants. Poutine, qui s’est hissé à la tête de la bureaucratie, a tendu des branches d’olivier et demandé l’intégration de la Russie dans l’Otan. Ses offres ont été accueillies par le déploiement de troupes supplémentaires de l’Otan et par une intensification des jeux de guerre menés aux frontières de la Russie. L’Otan a toutefois commencé à laisser entendre que la Géorgie et l’Ukraine pourraient, un jour, se voir acceptées comme possibles membres de l’Otan.
Comme un chien isolé, acculé par la meute de chiens enragés de l’Otan, la Russie a finalement bougé, en utilisant les seuls moyens que la bureaucratie connaissait : les moyens militaires. En 2008, par une démonstration de force armée, elle a arraché l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie à la Géorgie ; en 2014, elle s’est installée en Crimée, dont la population était majoritairement russe, l’arrachant ainsi à l’Ukraine. Et elle a soutenu les séparatistes russophones qui ont tenté de se séparer de l’Ukraine, emportant avec eux la partie la plus industrialisée du pays. Ces actions étaient des aventures purement militaires, visant à renforcer la Russie contre l’empiétement de l’Otan. Et elles ont été menées contre les intérêts des classes ouvrières de toutes ces nations.
Lorsque Poutine a envoyé des troupes russes en Ukraine en 2022, il a peut-être cru que cette incursion serait une répétition de ce qui s’était passé en 2008-2014. Mais l’armée ukrainienne avait été reconstruite et entraînée par l’armée américaine, qui a apporté avec elle du matériel provenant des arsenaux de l’Otan.
La finalité de cette guerre pour les États-Unis n’est pas claire. Le discours de Biden, avec sa menace d’une autre « guerre sans fin », dans laquelle la Russie serait prise, n’était peut-être qu’une tactique de négociation, ou bien il visait à affirmer les intentions des États-Unis. Quel que soit le résultat final du présent épisode de cette longue guerre, tous les acteurs, les États-Unis en premier lieu, ont utilisé la population de ces deux nations, la Russie et l’Ukraine, comme des pions dans une partie d’échecs mortelle.
Il ne s’agit pas de narrer l’histoire en quelques mots – elle est racontée de manière beaucoup plus précise et complète dans diverses publications de l’UCI (notamment les deux articles de Lutte de classe, n° 223, avril 2022). Mais tracer ce schéma est une façon de dire que nous fondons notre compréhension de la guerre actuelle sur l’examen du cadre dans lequel la politique américaine l’a circonscrite. Combinée avec l’analyse de Trotsky sur l’Union soviétique et sa dégénérescence, cette histoire de l’activité américaine nous donne les moyens de nous orienter dans une situation sur laquelle une grande partie de l’extrême gauche, y compris le Socialist Workers Party, a trébuché. La gauche américaine – la partie qui existe encore – s’est surtout précipitée pour s’aligner sur l’appel à « se tenir aux côtés de l’Ukraine ». Cela révèle une fois de plus que ces organisations ne partent pas de la perspective de la classe ouvrière et de ses intérêts de classe.
Nous compatissons avec le peuple ukrainien, en particulier avec ses travailleurs, mais pas avec le régime ukrainien, réactionnaire comme il l’a toujours été et oppresseur de la classe ouvrière, ni avec les États-Unis qui soutiennent l’Ukraine aujourd’hui. « Se tenir aux côtés de l’Ukraine », comme Biden voudrait que nous le fassions, signifie appeler à une plus grande implication des États-Unis dans cette guerre déjà meurtrière. Agiter un drapeau bleu et jaune, c’est se faire le complice des politiques de l’impérialisme américain.
Le pays dans la politique duquel nous sommes pris est la principale puissance impérialiste du monde ; celui qui a plongé le monde dans plus de guerres que tout autre, directement et indirectement ; celui qui dépense plus d’argent pour l’armée que les douze autres plus gros budgets militaires réunis ; celui qui a envoyé plus de missiles et de bombes sur Bagdad le premier jour de sa guerre de 2003 contre l’Irak que la Russie n’en a expédié au cours des quatre premières semaines de sa guerre actuelle contre l’Ukraine ; celui qui a directement organisé la destruction complète de Falloujah, en utilisant les armements les plus horribles, y compris des missiles « intelligents » modernisés remplis d’un napalm plus efficace. Les États-Unis sont responsables des ravages subis par Hiroshima et Nagasaki. Ils sont le seul pays à avoir utilisé de telles armes ; le seul à avoir mené à une telle échelle des attaques dont le but ne pouvait être que de terrifier une population civile, comme l’ont été les bombardements américains de Dresde et de certaines villes italiennes.
Notre devoir est de révéler et de combattre les machinations de l’impérialisme américain, qui continue à s’imposer brutalement aux peuples du monde, dans la guerre actuelle et dans celles qui ne manqueront pas de se produire. Notre objectif doit être de donner aux travailleurs de notre milieu, et à ceux que nous touchons par nos activités, des armes idéologiques et historiques avec lesquelles ils puissent s’orienter dans ce qui ne peut être qu’une évolution constante vers une guerre plus large. Cette guerre est rendue inévitable par le fonctionnement du capitalisme lui-même.
Les travailleurs de ce pays font partie de la même classe ouvrière que les travailleurs de Russie et d’Ukraine. C’est cette classe ouvrière, notre classe, qui a la possibilité de renverser le pouvoir des capitalistes et de se débarrasser de cette abomination persistante qu’est la bureaucratie qui a détruit l’Union soviétique. C’est notre classe à l’échelle du monde qui pourra créer la possibilité pour les êtres humains de réaliser un développement social qui servira finalement toute l’humanité.
Le Covid-19 et la situation de la classe ouvrière
Près d’un million de personnes sont mortes du Covid aux États-Unis, ce qui se traduit, officiellement, par le pire taux par habitant parmi les pays développés. De nombreuses autres personnes souffrent encore de ses effets à long terme. L’espérance de vie aux États-Unis a diminué de près de deux ans en 2020 et a continué à baisser en 2021, contrairement à l’Europe, où le déclin de l’espérance de vie causé par le Covid, beaucoup plus faible la première année, a été inversé. Tout cela montre la faiblesse de l’effort américain. Aussi minuscules que nous soyons, aussi peu influents que nous soyons sur la population, nous avons vu la mort et les maladies graves traverser notre milieu au cours des deux dernières années.
La même logique de ce système basé sur le profit sévit partout. Il semble évident que, dans les pays sous-développés, ses conséquences seraient proches d’une catastrophe. Mais ce qui est frappant, c’est de voir que les États-Unis, l’incarnation même du développement capitaliste, s’en sortent si mal par rapport à presque tous les autres pays développés.
Cela reflète tout d’abord le fait que le système médical américain est presque entièrement géré sur une base lucrative et, au-delà, que si peu de services nécessaires à la population sont, d’une quelconque manière, socialisés.
Un système de santé publique de base, confronté à une maladie contagieuse comme le Covid, aurait consisté dans l’organisation des tests, du traçage, de la collecte des données, de leur analyse en temps réel, et des moyens d’atteindre directement la population. Quelques mois avant l’apparition du Covid, le système américain avait été salué au niveau international, désigné par les Nations unies comme le premier système de santé publique au monde. Néanmoins, la principale mesure prise par la santé publique américaine, sous l’administration de Trump et de Biden, a été de rejeter la responsabilité de vaincre le virus sur la population, c’est-à-dire sur chaque individu. Même la vaccination dépendait de demandes individuelles, et non d’une mobilisation sociale. Les États-Unis, qui avaient accaparé le marché des vaccins, n’étaient pas en mesure de fournir ces vaccins au même rythme que les autres pays.
Le virus était bien réel. Mais les conséquences des mesures, reposant sur tout un chacun, prises pour bloquer la propagation du virus l’étaient tout autant. Toute une partie de la population âgée a été coupée pendant près de deux ans de la plupart des contacts humains, ce qui a contribué, dans de nombreux cas, à un vieillissement rapide. Une grande partie des enfants scolarisés dans des établissements populaires, notamment dans les zones les plus pauvres, ont été condamnés à un apprentissage à distance, en l’absence de toute organisation technique qui aurait pu en poser les bases. Les résultats de ces deux années de scolarité perdues sont payés en ce moment même par les enfants concernés. La garde des enfants a été abandonnée aux foyers, c’est-à-dire essentiellement aux femmes, dont beaucoup ont ainsi été écartées de la vie active.
En effet une grande partie de la population ouvrière a été confinée à domicile, même les travailleurs dits essentiels ; les couches plus privilégiées pouvaient, elles, s’échapper dans leurs résidences secondaires, loin à la campagne. Les conséquences de cet enfermement imposé, sans aucune perspective de sortie, n’auraient pas surpris quelqu’un qui a observé la façon dont le désordre social se développe dans les prisons. Dans une société où les femmes sont de toute façon maltraitées, l’enfermement dans les foyers a entraîné une augmentation de la violence domestique. Les meurtres intrafamiliaux ont augmenté. La violence contre les enfants a augmenté. La consommation d’alcool a augmenté. La consommation de drogues aussi, et avec elle, les décès par overdose.
Les êtres humains ont besoin de contacts humains permanents, de contacts multiples. Les masques, dont le port a fait l’objet de nombreuses protestations, étaient pour une partie importante de la population à la fois un symbole de ce contact perdu et un véritable obstacle physique à la communication, que ce soit en raison de problèmes d’audition chez les personnes âgées, de problèmes de langue pour une grande partie des populations immigrées et natives, ou de la dégradation pelucheuse des masques, que les gens portaient des semaines durant, sans pouvoir s’en offrir de nouveaux – peu de gens ont reçu ne serait-ce qu’un masque gratuit.
L’impact du Covid est symptomatique de la réalité du capitalisme américain, qui a non seulement accaparé les vaccins, mais aussi la richesse du monde. Cette Amérique, ce sommet du capitalisme, affiche un taux de pauvreté supérieur à celui de presque tous les autres pays développés, et un taux de mortalité maternelle supérieur à celui d’un certain nombre de pays sous-développés. La richesse inégalée à une extrémité du spectre social américain reflète simplement l’exploitation féroce des travailleurs à l’autre extrémité, une exploitation qui prend la forme non seulement de ce qui se passe sur le lieu de travail, mais aussi de l’absence de ce qui est fourni plus ou moins socialement à la population dans d’autres pays, par exemple les transports en commun ou même les vacances. En 2020, un peu plus de 35 % de toutes les personnes appartenant à des familles travailleuses vivent dans la pauvreté, ou à la limite, selon le misérable seuil de pauvreté gouvernemental (voir le rapport d’Oxfam). Le problème n’est pas du tout le même pour les sociétés du S & P 500. Leur taux de profit global a atteint un record historique en 2021, malgré la poursuite de la pandémie. En fait, leurs énormes profits expliquent en partie cette inflation accrue.
Pour défendre sa classe capitaliste obscènement riche, et maintenir son ordre dans une société construite sur une dure exploitation, le gouvernement américain a recours à un système florissant de prisons et de policiers qui ont un permis de tuer. Un chiffre illustre à quel point les États-Unis dépassent tous les autres pays dans le domaine carcéral : le seul État du Michigan, avec ses 10 millions d’habitants, a incarcéré en 2019 plus de personnes que le Canada, la France et l’Italie réunis, avec leur population totale de 164 millions d’habitants. Les États-Unis comptent plus de personnes condamnées à mort que tous les autres pays développés réunis. Ses forces de police, équipées de matériel et d’armement militaires de pointe, tuent des gens à un rythme que même les politiciens bourgeois qualifient d’alarmant. Ces victimes d’agressions policières sont majoritairement jeunes, mais pas seulement ; majoritairement masculines, mais pas seulement ; et, proportionnellement, elles sont plus nombreuses à être noires, mais pas toutes. La seule chose que toutes ces victimes de violences policières ont en commun est qu’elles sont presque toutes issues de familles situées dans les rangs inférieurs de l’échelle des revenus. En d’autres termes, il existe un niveau de violence policière qui touche toutes les nuances de l’éventail de la population active.
Enfin, à mesure que la pression visant à supprimer l’accès à l’avortement gagne du terrain, nous entendrons sans aucun doute parler d’un record du nombre de femmes qui meurent à la suite de tentatives ratées d’auto-avortement ou d’avortements tentés dans des établissements illicites mal équipés. Cette volonté de criminaliser l’avortement, et dans certains cas de criminaliser les femmes qui se font avorter, est en soi un moyen d’oppression. Les femmes de la classe ouvrière, doublement opprimées et doublement exploitées, sont repoussées deux siècles en arrière.
Tango entre deux partis bourgeois
Il semble que Biden ait perdu une partie notable du soutien qu’il avait lors de l’élection. Les démocrates se consoleront peut-être en constatant que Trump n’a jamais dépassé les 40 % dans les sondages. Mais les mêmes sondages montrent également que Biden, moins d’un an après son élection, est descendu à moins de 30 %, pire que ce que Trump a jamais obtenu dans ses plus mauvais jours.
Dans l’état actuel des choses, il se pourrait que les démocrates, qui ne contrôlent le Sénat que grâce au vote décisif de la vice-présidente Harris, et qui contrôlent de justesse la Chambre des représentants, ne contrôlent aucun des deux à l’issue des élections de novembre 2022. Biden n’a pas à se représenter avant 2024, mais même cela ne semble pas prometteur.
La guerre peut changer tout cela, mais ce n’est pas évident pour l’instant. Quoi qu’il en soit, en l’état actuel des choses, il semblerait que nous suivions le schéma bien connu où un parti remporte la majorité lors d’une élection, pour commencer à en perdre une partie presque aussitôt après son accession au pouvoir. Ce qui est vraiment traditionnel avec les démocrates c’est que, même au cours de leur première année, ils n’ont pas été capables de maintenir la discipline de vote parmi leurs membres.
Biden avait joué son élection sur le fait d’être le candidat « non-Trump » en plein milieu d’une pandémie liée aux attitudes socialement irresponsables de Trump. Et ses chiffres dans les sondages au cours des premières semaines de sa présidence reflétaient les espoirs fugaces qu’il mènerait la lutte pour éliminer le Covid. Mais les semaines ont passé, un nouveau pic est arrivé, et encore un autre pic. Et la campagne de vaccination de la population s’est heurtée à des vents contraires. Biden a réagi en blâmant la partie non vaccinée de la population, et il l’a dit ouvertement : « Nous avons un problème, et vous en êtes la cause. »
Dans une société qui n’était pas organisée pour fournir le vaccin à des personnes qui devaient travailler pour vivre, le reproche de Biden a fait vibrer une corde sensible.
Enfin, l’appel de Biden à l’obligation vaccinale sur le lieu de travail, lié à la menace de perte d’emploi, a ajouté à la frustration populaire, non seulement parmi les électeurs de Trump, mais aussi parmi certains des siens. Peut-être le plus marquant dans tout cela, c’était le nombre de personnes qui avaient été vaccinées une première fois, voire deux, mais qui n’avaient pas tenu compte de l’invitation à un rappel.
Piqués par la campagne électorale de 2020, qui a fait porter la responsabilité du virus sur la tête de Trump, les républicains ont pris position en se concentrant sur les difficultés créées pour la population par les différentes mesures de santé publique, et ils s’en sont servis pour lancer un appel à la démocratie.
Le Covid est devenu la base d’une guerre politique entre les deux partis, les démocrates prétendant défendre la science et la santé publique, et les républicains la liberté individuelle et les droits démocratiques – affirmation intéressée et aussi extravagante que l’autre, toutes deux étant des subterfuges électoraux.
Au pic de ce qui était vraiment une grave épidémie, personne n’avait les moyens de s’adresser à la population pour dénoncer la bourgeoisie et son État, qui avaient dépouillé le système de santé publique, ne laissant à la population que des restrictions comme moyen pour combattre le virus. Aucune organisation ayant du poids dans la classe ouvrière ne s’est adressée à la population laborieuse pour expliquer la valeur de la vaccination – tout en reconnaissant que les gens n’avaient pas tort de s’inquiéter d’un vaccin développé par les compagnies pharmaceutiques – et dire qu’ils avaient des raisons valables de se sentir traités comme des cobayes.
Nous avons dit tout cela dans notre propagande, dans nos bulletins, notre journal, et dans les discours de nos candidats, qui ont continué à s’exprimer après l’élection de 2020. Mais, sur ce vaste continent-océan, nous ne pesons guère plus qu’une goutte d’eau.
Le pire dans tout cela, c’est que la colère ressentie par la population face à leur situation ne trouve aucune expression, si ce n’est dans des querelles. Dans ce cas, les démocrates, et derrière eux une grande partie de la gauche qui suit le même axe qu’eux, cèdent un boulevard aux républicains ou à des organisations plus à droite.
Le grand capital et l’extrême droite
Globalement, l’humeur politique aux États-Unis semble aujourd’hui plus favorable à la droite.
Quoi que le 6 janvier ait révélé au grand jour, l’extrême droite qui existe aux États-Unis est encore quelque peu marginale. Mais il existe un milieu beaucoup plus large, assez cohérent, excessivement réactionnaire, et son influence pèse sur différentes couches de la population laborieuse.
Bon nombre des groupes et des forces qui se sont opposés aux vaccins, aux masques et aux autres mesures de santé publique avaient déjà fait pression sur toute une série d’autres questions. Ils veulent privatiser les écoles publiques. Ils font pression pour que les assemblées des États adoptent des mesures anti-avortement. Ils s’opposent à l’immigration. Ils soutiennent le droit des individus à porter des armes. Ils s’opposent aux mesures environnementales, notamment aux restrictions sur l’exploration pétrolière et l’exploitation du charbon. Ils soutiennent la police qui tire sur les civils. Ils s’attaquent aux livres scolaires, cherchant à les censurer.
En l’absence de toute perspective qui incarne les intérêts de la classe ouvrière, nombre de ces causes bénéficient du soutien de certaines parties de la population ouvrière, sans doute davantage parmi les travailleurs blancs, mais pas seulement. Ces objectifs réactionnaires n’ont pas surgi tout faits de l’esprit de la population. Pendant longtemps, certains d’entre eux ont été propulsés par les Églises fondamentalistes. Mais, de plus en plus, ces causes ont été financées par le grand capital.
Pendant très longtemps, l’argent a afflué des grandes entreprises vers des fondations qui ont financé des actions juridiques visant à bloquer les campagnes de syndicalisation, ou à financer une propagande destinée à ternir la réputation des syndicats, et qui ont cherché à limiter les réglementations concernant notamment la sécurité sur le lieu de travail.
Mais, aujourd’hui, les fondations financées par les entreprises ont pénétré l’ensemble du spectre politique. Non seulement elles sont derrière les campagnes destinées à privatiser les écoles publiques et à rendre l’avortement illégal, mais elles sont aussi à l’origine de la législation visant à réduire le droit des agences de santé publiques à intervenir en cas d’urgence sanitaire, comme pour le Covid, ainsi que de la privatisation de la poste. Elles ont payé les frais de justice pour défendre un milicien tueur comme Kyle Rittenhouse, ou pour fournir des avocats grassement payés à plusieurs policiers accusés de meurtres de civils.
Une grande partie de l’argent de la campagne Stop the Steal de Trump, après l’élection de 2020, provenait de quelques-unes de ces mêmes fondations, qui ont également versé de l’argent à des organisations qui ont participé à la conduite de l’attaque du 6 janvier, comme les Oath Keepers (gardiens du serment) ou les Proud Boys (fiers gars), ou les milices qui ont comploté pour kidnapper la gouverneure démocrate du Michigan.
Certes, toute la bourgeoisie n’est pas derrière ces actions, et absolument pas ses principales composantes. Mais les multimilliardaires qui sont derrière ces initiatives ne sont pas non plus quantité négligeable. Pour ne citer qu’un exemple : l’Institut Charles-Koch a versé de l’argent, à un moment ou à un autre, pour la plupart de ces causes de droite. Ses fonds proviennent des bénéfices réalisés par Koch Industries, dont les usines produisent entre autres des gobelets en papier, des produits chimiques, du kérosène, des engrais, des appareils électroniques et du papier toilette. L’argent destiné aux causes d’extrême droite provient également d’autres fondations, créées par Robert Mercer, le fondateur d’un fonds spéculatif ; ou par le PDG d’une entreprise sidérurgique ; ou par la famille Walton, qui tire son argent des supermarchés Walmart ; ou par Harry Bradley, un fabricant de produits électroniques ; ou par la famille Uline, dont l’argent provient du transport maritime ; ou par la famille DeVos, qui tire son argent d’Amway. Presque toutes les compagnies pétrolières et AT & T ont donné leur argent directement, sans même s’embarrasser de la formalité de créer une fondation par laquelle l’argent pourrait être acheminé. Et il y en a d’autres. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que certaines personnes très riches ont poussé à cette évolution réactionnaire.
Les États-Unis ont toujours compté des forces comme celles qui ont mené l’invasion du Capitole, le 6 janvier. Le Klan, les milices et autres forces de type militaire et les suprémacistes blancs ont toujours été là, plus ou moins visibles, plus ou moins violents. Ils n’ont jamais disparu. Si la bourgeoisie ne fait pas davantage appel à eux, c’est parce qu’elle n’en voit pas la nécessité, pour l’instant. Si elle les tient en échec, comme elle l’a fait avec certains des participants les plus en vue au 6 janvier, c’est parce qu’elle n’a pas encore décidé de les lancer dans l’action. Mais, quand elle le décidera, des forces comme celles-ci seront prêtes à agir.
Mais, plus important que ces groupements marginaux, il y a ce milieu réactionnaire beaucoup plus large qui, après tout, est ce qui a donné aux Proud Boys et autres la force dont ils avaient besoin pour envahir la capitale.
Le danger sous-jacent et fondamental est le fait qu’il n’y a pas dans la classe ouvrière d’organisation politique basée sur les intérêts et les capacités de celle-ci ; rien qui ait un quelconque poids et qui offre aux travailleurs une perspective en accord avec leurs propres intérêts de classe. Sans une telle organisation, l’argent des entreprises sera libre d’alimenter leur vision réactionnaire du monde.
Quelle perspective aujourd’hui pour que la classe ouvrière soit entendue ?
Certes, la situation politique n’est pas aujourd’hui totalement dominée par la droite. Même si le vaste mouvement d’envergure nationale qui a déferlé en 2020 après l’assassinat de George Floyd a reflué aujourd’hui, son expérience perdure dans une partie importante de la population. De plus, ils existent encore, tous ceux qui ont toujours été actifs localement, organisant la résistance et les manifestations qui permettent à la population de s’exprimer, comme les manifestations régulières pendant un an, dans les petites villes rurales de Géorgie, qui ont conduit au procès et à la condamnation des trois racistes qui ont assassiné Ahmaud Arbery.
Il y a également eu quelques grèves, pas encore très nombreuses, mais d’un genre propre à montrer la détermination des travailleurs à ne pas se laisser faire face à l’intransigeance des entreprises. En 2020, au pire moment des fermetures dues au Covid, il n’y a pratiquement pas eu de grandes grèves. Mais, à l’automne dernier, il semblait que les grèves chez Kellogg’s, Frito Lay et John Deere – parmi les entreprises considérées par le ministère du Travail comme des « grandes entreprises », c’est-à-dire employant 1 000 travailleurs ou plus – semblaient suivre les traces des grévistes de General Motors en 2019. Il y eut beaucoup plus de grèves dans de petites entreprises, souvent parmi les travailleurs des services. Mais tout cela réuni ne correspond en rien au niveau d’activité des années beaucoup plus anciennes.
Pourtant, si la mobilisation des camionneurs montre quelque chose – outre le fait que la droite a trouvé le moyen de toucher les travailleurs, en leur donnant des objectifs qui contredisent leurs propres intérêts –, c’est qu’il existe un énorme ressentiment, qui ne demande qu’à s’exprimer.
Cette montée en pression dans la classe ouvrière, même si ce n’est qu’un début, peut apporter une réponse non seulement aux problèmes immédiats d’emploi et de salaire, mais aussi aux dangers soulevés par une extrême droite organisée qui diviserait la classe ouvrière. Et, comme l’a montré le vaste sursaut de 2020 au beau milieu du confinement lié au Covid, les étapes peuvent être franchies plus vite que nous ne pouvons l’imaginer.
En tout cas, c’est sur cela que nous comptons. Cette année, alors que nous prévoyons d’essayer de mener des campagnes électorales dans trois États sous le même nom, Working Class Party (Parti de la classe ouvrière), notre objectif est de permettre aux travailleurs d’exprimer, par leur vote, leur accord avec l’idée qu’ils en ont assez d’être attelés derrière l’un ou l’autre des deux grands partis, dont aucun ne les représente ; qu’ils veulent leur propre parti politique et qu’ils veulent une politique qui reflète leurs intérêts de classe, une politique qui s’attaque aux problèmes de l’emploi, des salaires et de l’organisation du travail ; qu’ils veulent prendre le contrôle de la situation dans laquelle ils se trouvent ; et qu’ils veulent une société qui représente leurs besoins et leurs préoccupations, qui ne peut être que celle qu’ils construisent.
C’était l’axe de nos campagnes des années précédentes. Mais nous devons prendre note du changement de situation aujourd’hui, alors que la bourgeoisie se dirige de manière plus évidente et accélérée vers une guerre généralisée, et que nous pouvons voir, au travers de l’Ukraine, combien la bourgeoisie travaille à diviser la classe ouvrière. La guerre n’est pas nouvelle, pas plus que le fait de diviser la classe ouvrière. Mais ces choses sont plus immédiates aujourd’hui. Notre campagne devra y prêter attention. Nous devons approfondir l’idée que, dans la guerre, il y a un problème spécifique concernant la classe ouvrière, au-delà de l’évidence que des travailleurs sont tués dans la guerre.
29 mars 2022
Indice boursier similaire au CAC 40 français, mais d’assiette plus large : basé sur 500 grandes sociétés américaines cotées en Bourse, il couvre 80 % de la capitalisation boursière des États-Unis (cette note, et celles qui suivent, sont de la rédaction de Lutte de classe).
L’assaut le 6 janvier 2021, par une foule d’émeutiers réactionnaires et à l’instigation de Donald Trump, du Capitole, siège du pouvoir législatif des États-Unis, avait pour but d’empêcher que le Congrès alors réuni valide la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle.
Kyle Rittenhouse, jeune milicien blanc, a abattu deux hommes et en a blessé un autre lors d’émeutes antiracistes, le 25 août 2020, à Kenosha dans le Wisconsin. Devenu un héros de la droite et de l’extrême droite, il a été acquitté en novembre 2022.
« Arrêtez le vol » – de bulletins de vote s’entend – est le mot d’ordre d’une campagne qui présentait, théories complotistes à l’appui, la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle comme le résultat d’une fraude électorale.
Le Convoi de la liberté (Freedom Convoy 2022), mouvement de camionneurs démarré mi-janvier 2022 au Canada, qui a ensuite bloqué un pont frontalier important, pour s’opposer à l’extension de l’obligation vaccinale aux chauffeurs routiers qui pénètrent au Canada.