La montée islamiste, les fruits amers de la politique impérialiste
La victoire des islamistes du Hamas aux élections législatives palestiniennes du 26 janvier a suscité surprise et émoi dans la presse et parmi les dirigeants occidentaux, ainsi qu'en Israël. Elle n'est pourtant guère surprenante, tant elle est le produit direct de la politique menée, depuis des années, par les dirigeants israéliens à l'égard des Palestiniens.
Le succès islamiste ne se limite pas à la Palestine, puisqu'il s'ajoute à celui des candidats des Frères musulmans aux élections législatives égyptiennes de l'automne dernier, et à d'autres faits montrant la progression des tendances intégristes dans divers pays du Proche et du Moyen-Orient. L'extension des manifestations de protestation contre la publication de caricatures de Mahomet par un journal danois en est aussi, dans une certaine mesure, l'expression.
Les raisons pour expliquer cette évolution ne manquent pas, avec la persistance du conflit israélo-arabe, l'intervention américaine en Irak et le chaos qui en résulte, les difficultés des différents régimes de la région. L'arrogance de la politique des puissances impérialistes, marquée par le pillage des ressources économiques du Moyen-Orient et le mépris à l'égard de ses peuples, tend à exacerber les tensions politiques et sociales et à renforcer les oppositions. Il reste cependant à expliquer pourquoi ce sont surtout des mouvements réactionnaires, essentiellement islamistes, qui réussissent à cristalliser celles-ci.
Dans toute la période qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale et jusqu'au milieu des années soixante-dix, c'était au contraire des mouvements nationalistes s'inspirant d'idéologies progressistes, voire des mouvements se référant explicitement au marxisme, qui avaient exprimé l'opposition croissante des peuples du Proche et du Moyen-Orient à l'emprise impérialiste et à ses représentants locaux. Il est évident que, de ce point de vue, une nouvelle période politique s'est ouverte depuis. À l'échelle mondiale, depuis trente ans, dans bien des pays et des contextes politiques et sociaux différents, on a assisté à un renforcement des idées et des mouvements les plus réactionnaires.
Au Proche et au Moyen-Orient, cela a coïncidé avec l'échec de plus en plus visible des mouvements et des régimes nationalistes nés dans la période précédente et s'inspirant du nassérisme et du baathisme, et avec la révolution iranienne de 1979 débouchant sur un régime islamique réactionnaire. Mais il faut ajouter que la plupart des mouvements islamistes que l'on voit aujourd'hui triompher ont été favorisés, à l'origine, par l'impérialisme lui-même. Ce sont souvent les agents de la Grande-Bretagne, des États-Unis, ou même d'Israël, qui ont fourni leur aide à ces mouvements, y voyant un moyen de combattre les mouvements communistes ou nationalistes qui menaçaient les intérêts impérialistes. Le cas du Hamas en Palestine est exemplaire de ce point de vue.
Avec la croissance des mouvements islamistes, et les problèmes qu'ils peuvent poser pour la stabilité de sa domination dans la région, l'impérialisme et avec lui Israël ne font donc en fait que récolter les fruits amers de ce qu'ils ont semé. Malheureusement, ceux-ci risquent d'être encore bien plus amers pour les peuples eux-mêmes.
Palestine : le Fatah dans l'impasse
En Palestine, si le Hamas a remporté la majorité absolue, gagnant 76 sièges sur les 132 qui composent le Conseil législatif palestinien, cela n'est pas pour autant un raz-de-marée électoral. Le parti islamiste n'a eu en effet que 45% de l'ensemble des votes, et c'est l'éparpillement des autres 55% entre les différents partis laïques qui a amplifié sa victoire en sièges.
Cette victoire n'apparaît pas non plus vraiment comme le résultat d'un courant religieux qui aurait balayé la société palestinienne, traditionnellement plus laïque et moderniste que celle de bien d'autres pays arabes. Différentes enquêtes montrent que les électeurs qu'a gagnés le Hamas ne sont pas pour autant devenus des partisans d'un État islamique appliquant la charia, et les dirigeants du parti lui-même évitent d'ailleurs pour l'instant toute proclamation dans ce sens.
En revanche, le discrédit frappant le parti jusqu'à présent au pouvoir, le Fatah, semble incontestable. Sous la direction de Yasser Arafat jusqu'à sa mort en novembre 2004, puis sous celle de Mahmoud Abbas, le Fatah n'a pu mettre à son actif aucun résultat justifiant sa recherche d'accords avec Israël pour parvenir à un État palestinien. En revanche, ses cadres, occupant les principaux postes à tous les niveaux de cet embryon d'État que constitue l'Autorité palestinienne, ont encouru de plus en plus l'accusation de corruption, apparaissant comme bien plus préoccupés de s'assurer des privilèges que de servir la population. Le fait était d'autant plus choquant dans la situation de détresse que connaît une grande partie de celle-ci.
Face au Fatah, le Hamas bénéficiait en revanche de la réputation de probité et de dévouement de ses membres. Nombre de ses militants sont morts dans des actions-suicides en Israël, menant un combat ressenti par la plupart des Palestiniens comme une juste réponse aux exactions de l'armée israélienne dans les Territoires occupés. En contact direct avec la population dans les quartiers, souvent présent à travers des organismes d'aide, de santé, par le biais de militants partageant le sort commun de la population, le Hamas bénéficiait aussi de cette auréole de parti de martyrs.
Le déplacement de voix en faveur du Hamas semble donc d'abord un désaveu du Fatah, de la corruption de ses cadres, de son désintérêt pour les problèmes immédiats de la population, et de sa politique qui paraît mener à l'impasse. Les dirigeants du Fatah, et en premier lieu Yasser Arafat, ont accepté les concessions demandées par Israël, signé les accords d'Oslo de 1993 et se sont prêtés à leur application. Israël n'en a pas moins poursuivi la colonisation des Territoires occupés et asphyxié de plus en plus, sur le plan économique, la société palestinienne.
Le gouvernement Sharon -et aussi les gouvernements travaillistes avant lui- ont demandé aux responsables palestiniens de s'engager de plus en plus loin dans la répression des organisations, dont le Hamas, qui poursuivaient la lutte armée contre Israël, sans consentir en retour la moindre concession significative à l'Autorité palestinienne. C'était acculer celle-ci dans une impasse et la décrédibiliser auprès de la population, avant, pour finir, que les dirigeants israéliens proclament qu'Arafat ne pouvait être un interlocuteur. Cependant, après la mort de celui-ci, en novembre 2004, et son remplacement par Mahmoud Abbas, un des dirigeants palestiniens les plus disposés à un accord et à des concessions à Israël, la politique du gouvernement Sharon à l'égard de l'Autorité palestinienne n'a pas changé sur le fond.
Ainsi l'évacuation de Gaza par l'armée israélienne, à l'été 2005, fut un geste unilatéral, sans aucune négociation avec les responsables palestiniens qui aurait pu constituer un engagement pour la suite. En quittant Gaza, les dirigeants israéliens voulaient dégager leur armée d'une situation devenue intenable, pour se donner les moyens de poursuivre plus tranquillement leurs projets en Cisjordanie et dans la partie orientale de Jérusalem. La colonisation se poursuit dans ces deux régions, si l'on excepte des évacuations symboliques de colonies isolées. En même temps se poursuit la construction du mur de séparation de huit mètres de haut derrière lequel Israël voudrait reléguer les Palestiniens et qui, dans l'immédiat, tranche encore un peu plus dans leurs terres et crée des situations de plus en plus invivables.
Les dirigeants et les responsables israéliens qui aujourd'hui se désolent -ou font mine de se désoler- pour le succès du Hamas portent donc en fait une grande part de responsabilité dans celui-ci. Ce sont d'abord eux qui ont, consciemment, ôté tout crédit aux dirigeants de l'Autorité palestinienne et à leur politique. Et il faut ajouter que ce sont les responsables israéliens qui ont favorisé, jusqu'à une période récente, l'émergence du Hamas en Palestine.
Quand Israel favorisait les islamistes
Le Hamas palestinien est lui-même issu de la branche palestinienne de l'organisation des Frères musulmans, fondée en 1928 en Égypte par Hassan Al Banna et que son gendre, Saïd Ramadan -père de Tariq Ramadan-, se chargea d'établir en Jordanie et à Jérusalem. En Égypte, les Frères musulmans disposèrent dès le début du soutien des services secrets anglais. Ceux-ci jugeaient habile de favoriser cette force religieuse conservatrice, y voyant un contrepoids possible aux partis nationalistes alors en plein essor dans ce pays qui restait une semi-colonie britannique. Les Frères musulmans bénéficiaient aussi du soutien des forces les plus réactionnaires, comme la monarchie égyptienne -avant son renversement par les "Officiers libres" en 1952- ou en Jordanie la monarchie hachémite. Le courant nationaliste qui, avec Yasser Arafat, aboutit à la fondation du Fatah au début des années soixante, fut lui-même issu d'une rupture avec les Frères musulmans. Ceux-ci dès lors n'eurent de cesse de le combattre.
À partir de 1967, avec l'occupation de Gaza, de la Cisjordanie, du Golan et, à l'époque, du Sinaï, les dirigeants israéliens commencèrent à favoriser systématiquement le courant islamiste dans les territoires passés sous leur contrôle. L'hostilité des islamistes aux partis nationalistes plus laïques regroupés au sein de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine), et en premier lieu au Fatah de Yasser Arafat, créait un terrain commun entre eux et l'occupant israélien, lui aussi évidemment préoccupé de combattre l'influence croissante de l'OLP. En même temps, le massacre du "septembre noir" de 1970 en Jordanie, opéré par le roi Hussein de Jordanie contre les combattants palestiniens de l'OLP, bénéficia du soutien des Frères musulmans.
Les autorités d'occupation virent ainsi d'un bon œil l'aide financière apportée par les régimes arabes les plus réactionnaires, comme l'Arabie saoudite, aux islamistes palestiniens. C'est grâce à cet apport qu'à Gaza, entre 1967 et 1987, le nombre de mosquées put tripler, passant de 200 à 600. En 1978, le Premier ministre israélien Begin accepta la formation d'une Association islamique -Al moujama' al-islamiyya- se présentant comme une organisation humanitaire, créée par le cheikh Ahmad Yassine. Les années suivantes, la moujama' al-islamiyya put développer un réseau d'associations charitables, bénéficiant de fonds provenant des différents pays arabes, mais aussi d'Israël. Grâce à une bonne gestion, évitant la corruption, le courant islamiste put mettre en place non seulement des mosquées, mais aussi des cliniques, des garderies d'enfants, des institutions éducatives. Elles remplissaient évidemment une fonction indispensable auprès de la population. Mais en même temps elles permettaient un enracinement social des islamistes.
C'est encore grâce aux faveurs des Israéliens, toujours prêts à les appuyer contre les nationalistes de l'OLP, que l'Université islamique de Gaza -seule institution universitaire de la ville- put devenir un vivier de jeunes militants islamistes. Enfin, après cette longue gestation sous la protection de l'occupant, les Frères musulmans palestiniens se transformèrent en 1987 en un parti politique, le Hamas, nom correspondant aux initiales arabes de "Mouvement de la résistance islamique", avec pour chef le même cheikh Yassine.
La première Intifada éclata la même année, fin 1987, à partir de la révolte spontanée de jeunes Palestiniens de Gaza. Les occupants israéliens continuèrent encore pendant quelque temps à voir dans les islamistes l'instrument possible d'un contrôle des masses palestiniennes et un contrepoids aux nationalistes. Cependant, au cours de cette première Intifada, la concurrence s'exacerba avec les nationalistes de l'OLP et l'on vit les islamistes du Hamas prendre des positions de plus en plus radicales, alors que les dirigeants de l'OLP, eux, se montraient de plus en plus ouverts aux compromis. Cheikh Yassine fut emprisonné en 1989 par les autorités israéliennes, ce qui ne fit qu'accélérer la radicalisation du Hamas. En 1993, lorsque les dirigeants de l'OLP acceptèrent de signer les accords d'Oslo, le Hamas les rejeta. Quelques mois plus tard, après qu'en février 1994 un extrémiste israélien eut tué vingt-neuf Palestiniens rassemblés au caveau des Patriarches à Hébron, le Hamas organisa l'attentat à la voiture piégée d'Afula, le 6 avril 1994.
L'attentat fit neuf morts israéliens. Il s'agissait, selon le Hamas, de "venger les martyrs d'Hébron". Ce n'était que le premier d'une série d'attentats-suicides visant des Israéliens, auxquels recourait aussi parallèlement une autre organisation, le Jihad islamique, semble-t-il largement soutenue par l'Iran mais loin de disposer en Palestine de la même implantation que le Hamas.
En recourant à ces attentats, commis par de jeunes Palestiniens qui y laissaient leur vie et frappant aveuglément la population israélienne, le Hamas voulait désormais affirmer son caractère combattant et opposé aux compromis avec Israël signés par Arafat et les hommes de l'OLP. Ce rival de l'OLP, que les dirigeants israéliens avaient contribué à renforcer, se retournait désormais contre eux.
Aux attentats du Hamas répondirent alors la répression et les attaques ciblées de l'armée israélienne contre ses dirigeants, et pour finir l'assassinat du cheikh Yassine, le 22 mars 2004, au cours d'un raid israélien. Cependant, tout cela ne pouvait que conforter l'image de parti de combattants et de martyrs qu'avait conquise le Hamas auprès de la population palestinienne, tandis que les provocations d'Israël, l'absence de toute concession notable aux dirigeants palestiniens en place, accéléraient le discrédit frappant la politique d'Arafat, puis de son successeur Mahmoud Abbas.
Les élections du 26 janvier dernier n'ont donc fait que confirmer une évolution. Cependant, dans l'immédiat, les répercussions de la victoire électorale du Hamas sur l'évolution du conflit israélo-arabe lui-même pourraient être limitées, et cela d'abord parce que cette évolution ne dépend que très peu de la politique des dirigeants palestiniens. La victoire du Hamas permet seulement aux dirigeants israéliens de brandir le prétexte qu'il s'agit d'une organisation "terroriste" pour refuser toute discussion avec le nouveau gouvernement palestinien. Mais avec ou sans prétexte, c'était déjà ce qu'ils faisaient auparavant, que ce soit avec Yasser Arafat ou avec Mahmoud Abbas.
De ce point de vue, tout dépend en réalité des dirigeants israéliens. Il est probable que, pour leur part, et malgré quelques surenchères verbales, les dirigeants du Hamas seraient prêts à avoir vis-à-vis de l'occupant israélien une attitude pragmatique pouvant conduire à des accords avec celui-ci. Les dirigeants israéliens sont d'ailleurs les premiers à le savoir, du fait d'un long passé de relations avec le courant islamiste palestinien, au cours duquel celui-ci s'est montré longtemps prêt à collaborer, avant de se radicaliser. L'opportunisme des dirigeants islamistes pourrait aussi leur faire parcourir le chemin inverse. Mais il faudrait pour cela qu'il y ait un chemin, c'est-à-dire que les dirigeants israéliens souhaitent rechercher un accord avec les dirigeants palestiniens.
Pour le moment, il semble qu'au contraire, avec l'accord des États-Unis, les dirigeants israéliens s'orientent vers un gel des aides versées à l'autorité palestinienne, ou même des reversements de taxes encaissées par Israël sur des marchandises destinées au marché palestinien. Le but serait de mettre rapidement le nouveau gouvernement palestinien aux abois en lui coupant ses ressources financières.
Visiblement, l'expérience n'a rien appris, ni aux dirigeants américains, ni aux dirigeants israéliens. Il n'est pas difficile de prévoir que toutes leurs attaques, cette négation des droits des Palestiniens qui va donc maintenant jusqu'à envisager d'affamer ce peuple parce qu'il aurait "mal voté", ne peuvent que le rendre encore un peu plus solidaire de ses dirigeants, et en l'occurrence de son nouveau gouvernement. Mais dans l'immédiat, les dirigeants israéliens et américains se servent de la victoire du Hamas pour justifier encore une fois leur propre politique.
Le succès des frères musulmans égyptiens
Le succès islamiste cependant n'est pas limité aux élections palestiniennes. Deux mois auparavant, c'est aux élections législatives égyptiennes que les candidats des Frères musulmans ont fait une percée remarquée, malgré tous les barrages que leur opposait le parti au pouvoir. Et ce succès a bien des points communs avec celui du Hamas, même si le contexte palestinien est très particulier.
En Égypte aussi, face à un pouvoir discrédité, s'appuyant sur des politiciens corrompus, le parti des Frères musulmans a su développer un réseau de militants proches de la population, présents dans les quartiers et sachant rendre à celle-ci de nombreux services. Les Frères musulmans entretiennent des cliniques et des centres de soins, des associations d'entraide et d'éducation, distribuent des aides aux familles en détresse. Leur réseau a pu se construire autour des mosquées et des centres religieux. Cela a été rendu possible par l'arrivée de fonds provenant, tout comme en Palestine, des riches monarchies du Golfe, mais aussi d'une véritable fraction "islamiste" de la bourgeoisie égyptienne. Mais aux yeux de la population, ce réseau apparaît d'abord comme porté par des militants islamistes mus par leur dévouement et leur foi et non par l'intérêt personnel, et s'intéressant en tout cas aux besoins de la population, à la différence des politiciens en place.
À des degrés divers, les divers courants islamistes utilisent les mêmes recettes dans bien d'autres pays. Même hors des pays arabes, le succès du parti dit "islamiste modéré" d'Erdogan en Turquie s'est appuyé sur une politique d'implantation sociale analogue, grâce à laquelle les islamistes pouvaient donner l'image d'un parti proche de la population et attentif à ses intérêts. Et même en Iran, l'élection récente d'Ahmadinejad à la présidence de la République, qui a surpris nombre de commentateurs, s'explique aussi en grande partie par une telle implantation sociale.
L'affaire des "caricatures de Mahomet"
C'est donc dans ce contexte que se place l'affaire dite "des caricatures de Mahomet" et la vague de manifestations qu'elle a entraînée dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, et plus généralement dans le monde musulman.
Publiés fin septembre 2005 dans un quotidien danois de droite à fort tirage, le Jyllands-Posten, les dessins incriminés étaient censés répondre à une initiative du journal visant, selon la rédaction, à "tester le degré d'autocensure parmi les dessinateurs danois" ; un certain nombre de ceux-ci avaient été invités par le quotidien "à donner chacun sa version picturale" de Mahomet, la rédaction ayant antérieurement, à plusieurs reprises, publié dans ses colonnes des "reportages" concernant les déboires d'un écrivain danois contemporain dans ses tentatives pour faire illustrer une biographie de Mahomet.
Naturellement, et quelles que soient les références à la sacro-sainte liberté de la presse et au droit de celle-ci de critiquer la religion qui aient été faites par la suite, l'initiative du Jyllands-Posten n'avait que peu de rapport avec un tel combat. Comme pour d'autres journaux réactionnaires, elle s'inscrivait dans une tentative de banalisation d'un climat xénophobe qu'illustre et entretient la présence au Parlement de Copenhague de 24 députés du Parti du peuple danois. Ce parti d'extrême droite, qui a recueilli 13% des voix aux élections législatives de février 2005, soutient l'actuel gouvernement, libéral-conservateur, d'Anders Rasmussen.
À la suite de la publication des dessins, la rédaction du quotidien aurait immédiatement reçu des protestations, émanant en grande partie de musulmans du Danemark, ainsi que des menaces. À la suite d'un dépôt de plainte, les auteurs des menaces auraient été arrêtés. Trois semaines plus tard, onze ambassadeurs de pays musulmans sollicitaient du Premier ministre danois un entretien pour lui demander d'intervenir contre le Jyllands-Posten. L'entretien fut refusé par Rasmussen, qui répondit que c'était l'affaire des tribunaux.
C'est en novembre et décembre 2005 que l'affaire commença à être connue dans les pays du Moyen-Orient, avant que, fin janvier, le boycott des produits danois y soit lancé par des réseaux islamistes. Il allait être suivi quelques jours plus tard par l'organisation de manifestations plus ou moins importantes. Ce délai de quelques mois était sans doute le délai nécessaire, non seulement pour que l'affaire soit connue, mais pour que les organisations islamistes des différents pays mesurent le parti qu'elles pouvaient en tirer.
L'utilisation de sujets religieux pour provoquer, ou tenter de provoquer la cristallisation d'une colère populaire est évidemment fréquente de la part des organisations islamistes. En l'occurrence elle permet de jouer sur une confusion entre le sentiment d'être l'objet d'une oppression et d'un mépris de la part des pays occidentaux et de leurs dirigeants, qu'éprouvent à juste titre les peuples des pays du tiers-monde à majorité musulmane, et l'idée fausse qu'il s'agit principalement d'un mépris à l'égard de leur religion et de leurs coutumes. Protester contre "l'insulte à la religion" permet à la fois d'exploiter ce sentiment d'être opprimé et méprisé, qui repose sur une réalité sociale, et de le dévoyer sur un autre terrain. Cette protestation pour le respect de la religion a bien peu de chances de se déplacer vers des revendications sociales concrètes. Au lieu de risquer de les déborder, elle renforce le pouvoir des organisateurs qui, en tant que dirigeants religieux patentés, sont tout désignés pour en avoir la direction et le contrôle, et pour décider de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas.
Dans cette multiplication des manifestations d'un pays à l'autre et dans les surenchères qui les accompagnent, il est difficile de démêler ce qui est à l'initiative d'autorités religieuses, d'organisations islamistes ayant pris leur relais, voire ce qui est le fait de services gouvernementaux estimant habile de souffler sur le feu. Pendant la campagne électorale de l'automne dernier en Égypte, un film sur DVD, émanant de chrétiens coptes et propre à démontrer leur propension à "insulter" la religion musulmane, fut très opportunément copié et répandu dans les quartiers pauvres d'Alexandrie, sans qu'on puisse savoir si l'initiative en revenait aux Frères musulmans ou à des policiers à la recherche d'une provocation. Toujours est-il que les Frères musulmans reprirent la protestation à leur compte et que la diffusion de ce DVD provoqua des heurts sanglants entre musulmans et chrétiens coptes.
Le rôle des différents régimes
En tout cas, les manifestations provoquées par l'affaire des "caricatures de Mahomet" ont pris une ampleur telle qu'il est évident qu'elles ont été, soit simplement tolérées, soient carrément soutenues, voire téléguidées par les différents régimes.
À Damas, c'est en brandissant des portraits du président Bachar Al Assad que des milliers de manifestants ont défilé, puis incendié des bâtiments vides laissés sans protection policière : les représentations danoise, norvégienne, chilienne et suédoise. L'absence de réactions de la police, dans un pays comme la Syrie, s'apparente à un feu vert donné aux manifestations par les autorités. En même temps, elle apparaît comme une tentative d'Assad de désamorcer l'opposition des Frères musulmans, en la débordant sur son propre terrain. Enfin, elle est de la part du régime syrien une façon de répondre aux pressions dont il est l'objet de la part des différentes puissances occidentales qui l'accusent d'être impliqué dans l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Elle démontre qu'à ces pressions, le régime syrien peut répondre par des contre-pressions, par exemple en se servant de "l'affaire des caricatures" pour encourager les manifestations anti-occidentales.
L'influence du régime de Damas n'est probablement pas absente non plus dans les démonstrations qu'un "Mouvement pour la défense du Prophète" a organisées à Beyrouth, où deux cents personnes ont pu piller et brûler le consulat du Danemark, au sein même du quartier chrétien d'Achrafiyeh. Alors que l'influence de la Syrie au Liban est dénoncée par les dirigeants occidentaux, c'était visiblement l'opportunité de démontrer aux dirigeants libanais, en particulier chrétiens, qu'ils pourraient avoir besoin de nouveau de la protection du régime syrien, tout comme lors de la guerre civile de 1975-1990 où le régime de Damas intervint pour maintenir l'équilibre entre les communautés en faveur de la communauté chrétienne.
Sur ce plan, la politique du régime syrien coïncide avec celle du régime iranien. Confronté aux pressions occidentales pour lui faire abandonner son projet industriel d'enrichissement de l'uranium, le président iranien Ahmadinejad a sauté sur l'occasion offerte par "l'affaire des caricatures" pour apparaître en tête des protestations contre "l'insulte à la religion". Les manifestations ont opportunément visé, non seulement l'ambassade danoise mais aussi celle de l'Autriche, pays qui a justement hébergé les réunions de l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique) consacrées à condamner la politique de Téhéran. Pas avare de démagogie nauséabonde, Ahmadinejad a proposé, en réponse aux caricatures de Mahomet publiées dans les pays occidentaux, d'ouvrir un concours de caricatures touchant à l'extermination des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, dont Ahmadinejad a déclaré qu'il s'agissait "d'un mythe".
On le voit, si dans les pays européens l'affaire des caricatures a pu être l'occasion d'une propagande douteuse à relents xénophobes, dans les pays musulmans c'est aussi une démagogie douteuse qui a présidé à l'organisation des manifestations "anti-caricatures", répondant soit à des appels d'organisations islamistes, soit à des manipulations gouvernementales. Dans la plupart des cas, ces manifestations sont d'ailleurs restées numériquement très limitées, même si elles étaient sans doute largement approuvées au-delà des quelques milliers de manifestants. Elles restaient bien loin de donner l'image d'une population musulmane se sentant dans son ensemble insultée au point de descendre dans la rue pour protester.
En revanche, en Libye, entre les 17 et 19 février, elles ont pris un caractère explosif, allant au-delà de la protestation initiale. Après que les manifestations, commencées contre le consulat italien de Benghazi en protestation contre les provocations imbéciles faites à la télévision italienne par le ministre de la Ligue du Nord Calderoli, se furent heurtées aux balles de la police libyenne et eurent laissé onze morts sur le terrain, elles se sont transformées en une mise à sac du consulat italien et en une protestation contre le régime libyen lui-même. La provocation du ministre italien exhibant à la télévision un tee-shirt orné des caricatures de Mahomet, la présence d'une importante opposition islamiste à Benghazi, l'existence d'un profond mécontentement social dirigé en partie contre le régime, et pour finir les tirs de la police libyenne sur une foule désarmée, ont visiblement créé le mélange détonant conduisant, cette fois, à l'explosion.
Des partis bourgeois réactionnaires
Face au discrédit des gouvernements en place, à la corruption de partis et de politiciens avant tout soucieux de leur carrière et de leur enrichissement personnel, à la crise sociale entraînant un appauvrissement des masses face aux fortunes scandaleuses d'une minorité, les courants islamistes peuvent apparaître comme composés d'hommes honnêtes, attentifs aux besoins de la population et défendant ses intérêts. Ces partis se gardent pourtant bien de défendre la moindre revendication de classe, ou un programme correspondant un tant soit peu aux aspirations des couches les plus pauvres.
Et pour cause, ces partis ne sont du point de vue social que des partis bourgeois. Politiquement, ils défendent un programme réactionnaire, sur le plan des mœurs, de l'emprise de la religion, de la famille et des droits des femmes. Sur le plan économique, ils sont partisans d'un libéralisme laissant libre cours aux appétits d'enrichissement des capitalistes. Loin de l'image de terroristes barbus que répand la presse occidentale, du moins celle qui mise le plus ouvertement sur la xénophobie, leurs dirigeants sont souvent des politiciens prêts à se faire les gestionnaires du pouvoir et de la société. Loin d'eux l'intention de remettre en cause l'emprise des grandes compagnies capitalistes et impérialistes.
On est loin là aussi d'une ferveur religieuse qui porterait subitement une fraction de la population vers les partis s'appuyant sur les préceptes islamiques. C'est le discrédit des politiciens en place face au dévouement des militants islamistes d'une part, les aides matérielles que perçoivent et peuvent redistribuer les partis religieux d'autre part, qui permettent le renforcement et le succès des islamistes sous leurs différentes moutures.
Mais c'est d'abord et surtout la politique de l'impérialisme, dont finalement la politique menée localement par Israël n'est qu'un aspect, qui contribue à rejeter les masses des pays arabes et musulmans du côté des politiciens islamistes. Aux conséquences sociales dévastatrices de la mainmise de l'impérialisme, à commencer par celle de ses compagnies pétrolières, s'ajoutent la brutalité et le mépris affichés dans les opérations militaires, celles des États-Unis ou de leurs alliés en Irak comme celles d'Israël en Palestine. En même temps, les courants nationalistes nés dans les années cinquante et soixante sont arrivés l'un après l'autre dans une impasse. Ils se sont montrés incapables, non seulement de secouer vraiment la mainmise impérialiste sur le Proche et le Moyen-Orient, mais même de mettre en place des régimes qui soient autre chose que des dictatures sur leur population et qui améliorent un peu les conditions de vie de celle-ci.
C'est l'usure politique de ces régimes qui fait donc aujourd'hui la fortune de courants islamistes qui, pour la plupart, ont été portés sur les fonts baptismaux par l'impérialisme, comme les Frères musulmans égyptiens, ou même par Israël, comme le Hamas. Mais cela est également vrai de la mouvance d'Al Qaïda, d'Oussama Ben Laden et des anciens groupes de combattants islamistes d'Afghanistan, mis sur pied en grande partie par la CIA au moment où il s'agissait de combattre l'URSS dans ce dernier pays. Après avoir été de simples créatures de l'impérialisme, ils peuvent maintenant acquérir une audience dans les masses en se livrant à de violents discours contre les États-Unis, Israël et les différentes puissances occidentales.
Le discours religieux, un substitut aux revendications réelles
Mais cette radicalisation sur le plan du langage, ou sur le plan des méthodes avec notamment le recours aux attentats ou les assauts de manifestants contre des ambassades, ne correspond en rien à une radicalisation sur le plan social. Au contraire, le combat sur le terrain religieux permet d'éviter toute revendication concrète exprimant, même de loin, les besoins réels des masses, auxquelles les politiciens islamistes ne promettent, et n'ont à offrir rien de concret. Partis réactionnaires bourgeois, ils ne veulent pas s'en prendre aux privilèges des classes possédantes autochtones. Sans doute, pourraient-ils chercher à remettre en cause, au moins partiellement, les privilèges des compagnies occidentales, ou évidemment celles d'Israël. Mais il faudrait pour cela qu'ils en aient les moyens, et dans ce cas ce serait seulement à leur propre bénéfice et à celui des possédants locaux dont ils représentent les intérêts.
En fait, aux masses qui les suivent, les organisations islamistes n'ont à offrir, outre les œuvres charitables que l'Arabie saoudite, l'Iran et quelques autres soutiens intéressés peuvent leur permettre de financer, que des discours religieux. Et avec ceux-ci, le seul point sur lequel ils peuvent peut-être tenir leurs promesses est ce qu'ils nomment le retour aux traditions et le respect de la religion. Et en effet, imposer le port du voile aux femmes, le respect d'une morale islamique rigoriste définie par quelques imams, le rejet des vêtements à l'occidentale, des campagnes contre les feuilletons télévisés comportant des scènes trop osées, sont des thèmes qui ne coûtent pas cher et ne risquent en aucun cas d'écorner les intérêts des classes possédantes locales, ni même en fait de l'impérialisme.
En revanche, ce sont les masses populaires elles-mêmes qui risquent de les payer par un profond recul de leurs conditions sociales et politiques. Le régime iranien en fournit l'exemple. La chute du régime du chah, un régime de dictature particulièrement inféodé à l'impérialisme et généralement haï, a laissé la place à celui de la République islamique. Celui-ci répond au souhait d'une partie de la bourgeoisie iranienne de pouvoir mener un jeu plus indépendant. Mais c'est lui aussi un régime de dictature, pas moins féroce que celui du chah, exerçant une répression violente contre les syndicats, les organisations ouvrières et en particulier les organisations communistes, et s'opposant à toute tentative d'organisation indépendante des masses populaires. Il y ajoute un régime d'ordre moral, imposant à toute la société son obscurantisme, accompagné de règles de vie et de comportements d'un autre âge, et notamment le terrible recul de la condition des femmes dont le port obligatoire du tchador est le symbole.
Sans doute, là où les organisations islamistes restent dans l'opposition, elles peuvent choisir par tactique d'apparaître comme des mouvements démocratiques n'opposant aucune exclusive aux autres tendances. C'est le cas des Frères musulmans en Égypte qui, en protestant contre les persécutions dont ils sont l'objet de la part du pouvoir, cherchent aussi à se faire admettre par les autres organisations d'opposition. Mais c'était aussi le cas des mollahs iraniens qui, avant qu'ils ne prennent le pouvoir, se présentaient comme les fédérateurs de l'opposition démocratique au régime du chah. On a vu par la suite, après leur prise du pouvoir, ce qu'il en était. Et le fait d'être encore des opposants politiques n'empêche pas les Frères musulmans égyptiens de réussir déjà à imposer leur dictature sociale, par exemple en imposant de fait le port du voile aux femmes dans presque toute la société. C'est également ce que fait le Hezbollah libanais dans les zones qu'il contrôle au Sud-Liban. Ajoutons que celui-ci tend déjà à y exercer sa dictature politique, ayant déjà éliminé des militants communistes par l'assassinat. Cela donne une idée du type de régime que pourraient instaurer de tels partis, si cela ne dépendait que d'eux.
Par ailleurs, les divisions et les surenchères entre organisations islamistes peuvent avoir des conséquences aggravantes. Elles ont de multiples causes. Les unes tiennent aux forces qui accordent leur soutien aux différentes organisations : l'Arabie saoudite, l'Iran, la Syrie notamment le font pour telle ou telle organisation en entretenant par cet intermédiaire leurs rivalités. Ces rivalités se greffent à leur tour sur celles qui séparent les groupes religieux sunnites, chiites, voire druzes ou alaouites, préparant les voies pour dévoyer d'éventuelles explosions de mécontentement vers des affrontements communautaires. Sur ce plan-là aussi, les masses populaires risquent de payer cher le recul que représente l'emprise des diverses organisations islamistes.
Alors que toute la politique de l'impérialisme -et celle d'Israël- créent dans bien des pays du Proche et du Moyen-Orient les conditions d'une explosion sociale, il n'est certes pas dit que les discours religieux réactionnaires et la démagogie communautaire réussissent bien longtemps à tenir lieu, auprès des masses populaires, de satisfaction à leurs aspirations. Mais, dans leurs luttes pour faire aboutir celles-ci, elles auront immanquablement à combattre l'emprise de ces organisations, qui peuvent s'avérer des instruments très efficaces de la dictature de la bourgeoisie contre les masses. Et elles ne pourront le faire qu'en se dotant de partis capables de défendre jusqu'au bout les aspirations et les revendications des masses ouvrières et populaires.
Alors que l'oppression économique, politique voire militaire du système impérialiste devient de plus en plus insupportable, cela nécessitera de faire renaître, contre les démagogues islamistes et communautaires, de tout autres partis : des partis défendant un véritable programme de revendications et de transformations sociales ; des partis défendant une perspective de classe, communiste, révolutionnaire et internationaliste.
23 février 2006