Le 5 février, une majorité des membres de la commission des thons de l’océan Indien (CTOI) se prononçait pour l’interdiction annuelle, trois mois durant, de la pêche industrielle au thon dans leur région. Il s’agit évidemment de tenter de protéger une ressource, et même une espèce, menacée par la surpêche.
Chaque année, 4,5 millions de tonnes de thon sont capturées. Dans un marché mondial partagé entre quelques groupes, les armateurs européens, principalement français et espagnols, ont un quasi-monopole sur les th ons de l’océan Indien. Pour y faire passer leurs captures annuelles de quelques dizaines de tonnes dans les années 1990 à 400 000 aujourd’hui, ces capitalistes des mers ont usé de tous les moyens, techniques comme politiques.
Les thons sont attirés par des dispositifs de concentration du poisson (DCP), des radeaux dérivants équipés de balises, voire de dispositifs signalant l’arrivée du poisson. Lorsqu’une masse suffisante est réunie, attirée par la présence du plancton concentré par le radeau, le navire fait route vers le DCP, l’entoure d’un filet géant, une senne, et remonte des dizaines de tonnes d’un seul coup. Dans l’opération, d’autres espèces de poissons, des cétacés et des thons juvéniles, c’est-à-dire qui ne se sont pas encore reproduits, sont sacrifiés allègrement. On comprend que, dans ces conditions, l’océan Indien se dépeuple rapidement. De plus, chaque navire larguant plusieurs centaines de DCP à chaque campagne, l’océan est envahi de milliers de ces déchets flottants, éventuellement dangereux pour la navigation des petits bateaux.
Les thons sont débarqués dans les conserveries des Seychelles, de l’île Maurice et de Madagascar, qui emploient 20 000 travailleurs, payés naturellement au tarif local – le salaire moyen varie de l’équivalent de 60 euros à Madagascar à 470 euros aux Seychelles, îles dont le niveau de vie, le plus élevé de la région, ne repose que sur le tourisme et le thon. Les exportations de ces usines vers l’Union européenne sont détaxées, car le poisson est pêché par des armements européens. L’Union européenne a en fait organisé elle-même ce marché, ses règlements et la CTOI où, jusqu’ici, elle imposait sa loi et l’exclusivité de la ressource pour ses armateurs. Elle a subventionné les armements, envoyé un représentant permanent dans les îles de la région, balisé le terrain dans les moindres détails. Pour plus de sûreté, le syndicat des armateurs européens au thon, Europêche, avait recruté comme porte-parole l’ancienne fonctionnaire responsable des pêches à la Commission européenne et fait savoir que les crédits de l’UE aux États riverains dépendaient de leurs votes. Ces États riverains constituent en effet, avec l’Union européenne et les territoires français, l’essentiel des membres de la CTOI. Mais, visiblement, ils n’ont pas réussi à tous les acheter cette fois-ci, et leur type de pêche est, sinon proscrit, du moins mis publiquement en accusation.
Les ONG de défense de l'environnement, au premier rang concerné Bloom et Greenpeace, dénoncent depuis des années le massacre des thons de l'océan Indien, la ruine de la petite pêche locale et, avec un peu moins de fougue toutefois, les conditions de travail des travailleurs de ce secteur. C'est grâce à leur travail que de grands médias, comme la télévision publique française ou le journal Le Monde,ont fait connaître cette situation. Ces ONG, présentes sur place mais surtout dans les grandes métropoles, auprès des États, de l'ONU et de la Commission européenne, crient victoire. C'est prématuré et surtout très hypocrite. En effet, pour les 100 000 petits pêcheurs de l'océan Indien, rien n'est réglé, car l'interdiction temporaire ne concerne que les eaux internationales, bien au-delà des zones de pêche de leurs embarcations. Leur voix risque d'avoir moins de portée que les protestations d'Europêche. Les représentants des armateurs européens, qui ont même le culot de prétendre défendre les emplois des travailleurs des conservateurs, hurlent à la faillite. Pourtant, non seulement rien n'est encore fait, mais les armateurs et l'UE ont la possibilité de faire appel, ce qui suspendrait automatiquement l'interdiction de pêcher.
En effet Bloom, Greenpeace et les autres ONG qui bataillent contre les DCP et les filets géants militent pour la pêche dite durable, c’est-à-dire à la ligne. C’est en fait un autre type de travail industriel. Des bateaux sont spécialement conçus pour que des dizaines de travailleurs lancent simultanément des lignes à l’arrière, remontent les thons à une cadence infernale sur le pont derrière eux, pendant que d’autres les décrochent, les tuent et les stockent, en attendant qu’un bateau transbordeur vienne récupérer les prises. Comme dans l’océan Indien, les bancs sont repérés par les moyens les plus modernes, du satellite au sonar.
Ce type de pêche, qui a certes l’avantage de ne presque pas capturer d’autres espèces, se pratique surtout dans le Pacifique, pour des volumes encore plus importants que ceux de l’océan Indien. Cette pêche a la préférence intéressée des importateurs américains, dont la chaîne géante de supermarchés Walmart, et des importateurs britanniques et de leurs relais politiques, associatifs et médiatiques. Sa promotion est assurée par une ONG, International Pole and Line Foundation (Fondation internationale de la canne à pêche), regroupant des armateurs, des chaînes commerciales, « durables » et classiques, des conserveries, etc. Ce sont des capitalistes de la même eau, et même de plus gros calibre que les armateurs de l’UE auxquels ils interdisent de fait de pénétrer leurs zones de pêche et leurs marchés. Les prétextes sont écologiques, cela va de soi, et étayés par une série de labels, tous plus verts et durables les uns que les autres.
Mais, alors que des prolétaires modernes opèrent sur les bateaux usines de l’océan Indien, les pêcheurs « à la ligne » du Pacifique sont bien souvent des travailleurs forcés, comme le montre une enquête de 2020, réalisée par le Business and Human Rights Ressource Center, intitulée « L’esclavage moderne dans la chaîne de production du thon du Pacifique ». Les coûts de main-d’œuvre de ce type de pêche représentant 30 à 50 % du total, les armateurs sont amenés à les réduire de plus en plus, d’autant que la rentabilité de la pêche au thon diminue avec la ressource. Les cas de travail forcé, de quasi-esclavage, de mauvais traitements, de disparitions se multiplient dans ces pêcheries. Cela concerne des travailleurs du Sud-Est asiatique et des entreprises qui sont souvent thaïlandaises ou de droit thaïlandais, mais dont les capitaux sont américains ou britanniques et dont la pêche est labellisée durable. De plus, comme dans l’océan Indien, les pêcheurs des îles du Pacifique accusent les grands armements de les réduire à la famine en vidant leur mer. Entre le filet et la ligne, où est alors la pêche durable ?
Les considérations écologistes, quelle que soit par ailleurs leur légitimité, ne sont plus là que le travestissement publicitaire du combat pour dominer un marché. Le progrès technique, ligne ou filet, ne sert qu'à saccager plus définitivement la nature et à exploiter plus férocement le travail, faisant cohabiter le repérage par satellite et le quasi-esclavage. On ne sait ce qui est le plus révoltant, de cette course criminelle au profit ou des mensonges qui l'accompagnent.
20 février 2023