Plus la crise du capitalisme se prolonge et s’approfondit, plus ses aspects économiques et politiques s’entremêlent, non seulement par leurs relations fondamentales, mais aussi dans leurs soubresauts au jour le jour.
La guerre économique entre grandes puissances sous-tend les relations internationales, les affrontements diplomatiques comme leur prolongement par d’autres moyens, les interventions militaires. En même temps, les tensions dans les relations internationales, pire, les anticipations qu’en font les marchés financiers, deviennent des éléments majeurs de la crise économique. Le moindre incident dans le détroit d’Ormuz ou un tweet de Trump menaçant la Chine d’une nouvelle mesure protectionniste, peuvent faire monter ou descendre les cours de la Bourse et affecter les placements et les flux internationaux de capitaux.
Le monde capitaliste est engagé dans une course chaotique vers l’abîme, que la grande bourgeoisie, ses porte-parole économiques et ses représentants politiques sont totalement incapables de maîtriser. Les prévisions qui se devinent des déclarations des organismes internationaux spécialisés en matière économique et prospective sont marquées par un pessimisme profond quant à l’avenir.
L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), un de ces organismes, prévoit que l’économie de la planète renoue avec ses pires performances depuis 2008 (année de la crise financière). Sa cheffe économiste parle d’un « ralentissement structurel » et met en cause, pêle-mêle, la multiplication de mesures protectionnistes, l’affrontement commercial entre la Chine et les États-Unis, le Brexit, le regain de tension entre le Japon et la Corée du Sud, les tensions sur le marché du pétrole et la hausse du montant de la dette risquée détenue par les entreprises.
Tout cela aboutit à ce que « les tensions protectionnistes s’installent dans la durée » et ralentissent les échanges commerciaux à un niveau « exceptionnellement bas », souligne-t-elle.
Cause et conséquence de ce « ralentissement structurel » : les investissements sont toujours en berne. Et l’OCDE de se pencher sur une « énigme » : bien que les entreprises capitalistes n’investissent plus, elles sont quand même plus endettées que jamais.
Énigme transparente pourtant ! Les entreprises profitent du crédit quasi gratuit alimenté par la planche à billets des banques centrales pour emprunter, d’où leur endettement. Mais l’argent emprunté, même à très bon marché, ne les incite pas à investir dans la production. L’industrie manufacturière recule. L’endettement record des entreprises ne leur sert qu’à financer leurs propres opérations financières dont, en particulier, des rachats massifs d’actions destinés à satisfaire l’avidité de leurs actionnaires, quitte à hypothéquer pour cela leurs profits futurs.
Ainsi la politique monétaire des banques centrales des pays impérialistes, menée au nom de la « relance de la croissance » ou du « soutien à l’économie », fournit-elle une béquille supplémentaire au parasitisme de leurs bourgeoisies. Elle enrichit les plus riches, alimente la spéculation, gonfle la sphère financière et contribue un peu plus à son instabilité.
La déclaration de la cheffe économiste de l’OCDE exprime une impuissance affolée : « Les perspectives de croissance se sont effondrées avec l’investissement et le commerce. » Et d’expliquer : « Lorsque les entreprises ne savent pas de quoi demain sera fait, elles exercent leur “option d’attendre” : comme un investissement engage sur le long terme, elles attendent que la guerre larvée commerciale se stabilise pour savoir où investir. Mais lorsque l’incertitude temporaire se répète et s’enracine, c’est une masse d’investissement qui n’est pas effectuée et affecte non seulement la demande aujourd’hui, mais aussi les capacités de croissance et les emplois de demain. »
Les mesures de restriction des échanges entre les États-Unis et la Chine fournissent l’illustration la plus spectaculaire de l’aggravation du protectionnisme. Mais ce ne sont pas les seules, les formes du protectionnisme comme ses causes étant très diverses.
C’est un véritable match de ping-pong qui se déroule entre les États-Unis et la Chine : l’augmentation des droits de douane décrétée par les États-Unis contre les produits venant de Chine a entraîné des mesures réciproques de celle-ci, lesquelles ont suscité une nouvelle réplique des États-Unis…
Les mesures successives annoncées de part et d’autre tiennent autant du bluff que de la réalité. La posture belliqueuse fait partie des marchandages. Les économies américaine et chinoise sont largement interdépendantes, tant nombre d’entreprises américaines fonctionnent grâce à la sous-traitance chinoise, tant la pénétration des capitaux américains en Chine est importante.
Les grandes entreprises américaines, qui font produire par des sous-traitants chinois, ne tiennent pas à se tirer une balle dans le pied. Le poids d’une multinationale comme Apple sur le gouvernement américain est tel qu’elle n’a pas eu de mal à obtenir une « dispense de droits de douane » pour les dix composants fabriqués en sous-traitance en Chine, qui entrent dans son ordinateur haut de gamme Mac Pro.
La guerre commerciale entre les États-Unis et l’Union européenne est chargée d’une contradiction similaire entre les poussées protectionnistes et l’imbrication de leurs économies respectives. L’américain Boeing et l’européen Airbus se livrent, depuis quatorze ans, un bras-de-fer avec le soutien de leurs États respectifs.
L’Organisation mondiale du commerce (OMC) vient d’autoriser Washington à surtaxer les avions Airbus.
Mais comment faire alors que la taxe sur les Airbus frapperait de grandes compagnies américaines comme American Airlines ou Delta ?
Comment faire alors que certains États américains accueillent des activités d'Airbus, à quoi s’ajoutent nombre de sous-traitants ?
Et comment l’Union européenne pourrait-elle, en guise de réplique, taxer Boeing, pour les mêmes raisons de sous-traitance de l’aéronautique européenne pour le compte de l’avionneur américain et d’achats d’appareils Boeing pour les grandes compagnies d’Europe ?
Pour le moment, les secteurs qui risquent d’être les victimes collatérales de cette bataille de mastodontes sont, notamment, le vin et le fromage français, l’huile d’olive espagnole et le parmesan italien.
Mais le protectionnisme ne se limite pas aux formes les plus primaires que sont les taxes douanières et les quotas d’importation. Il peut prendre d’infinies formes plus subtiles, comme en témoigne l’exemple de l’Union européenne.
Le marché unique et, à plus forte raison, l’union monétaire pour la zone euro étaient destinés à favoriser les échanges entre les différents pays européens qui en faisaient partie. Or, les exportations de chaque pays membre de l’Union européenne vers les autres membres stagnent, voire ont tendance à reculer. « Un phénomène pour le moins étonnant – constate l’économiste Patrick Artus – qui résulte du fait qu’il n’y a pas réellement de marché unique, chaque pays de l’Union européenne a voulu conserver ses entreprises nationales dans de nombreux secteurs. » Sans parler des fiscalités et des législations sociales différentes, quand elles ne sont pas manipulées par les gouvernements afin, pour chaque État, de favoriser la compétitivité de ses propres capitalistes.
La concurrence entre entreprises capitalistes, comme la compétition entre États capitalistes, est une guerre de tous contre tous, où l’allié ne cesse pas d’être un rival, donc un adversaire.
Autre aspect de la compétition entre puissances impérialistes où les raisons politiques sont étroitement mêlées aux raisons économiques : le boycott de l’Iran par les États-Unis et le fait que ceux-ci l’imposent à leurs alliés et néanmoins concurrents d’Europe. Tout en boycottant l’Iran, les États-Unis empêchent leurs concurrents éventuels d’en profiter en prenant la place laissée vacante par les entreprises américaines.
De Total à Peugeot en passant par Airbus ou Engie, même les plus puissantes des entreprises capitalistes d’Europe sont contraintes d’obéir aux oukases américains, sous peine de perdre des commandes, de se voir interdire le marché des États-Unis et plus encore l’accès aux ressources financières se trouvant entre les mains d’investisseurs et de banquiers américains. Conséquence pour l’Iran : le volume de pétrole qu’il parvient à exporter sur le marché mondial a été divisé par dix.
La population iranienne est et restera la principale victime tant des oukases de Trump que de la concurrence entre les États-Unis et l’Union européenne.
Autre aspect encore du ralentissement du commerce mondial : les modifications dans les conditions de la concurrence elle-même. Pendant un quart de siècle, disons entre les années 1980 et la crise financière de 2008, le commerce mondial s’est accru nettement plus rapidement que le produit intérieur brut mondial (deux fois plus vite entre 1990 et 2008, précisent Les Échos). Une des principales raisons en était la tendance des entreprises multinationales à segmenter leurs productions.
Les différentes phases de la production d’un même produit (automobile, machine à laver, télévision, smartphone, micro-ordinateur…) étaient réparties entre plusieurs pays pour profiter de la situation locale la plus favorable du point de vue du coût de la main-d’œuvre, de l’immobilier, de la proximité des matières premières, de la législation sociale, de la fiscalité, des encouragements financiers des États, etc.
Les progrès en matière de communications, comme la baisse des coûts du transport, ont rendu plus profitable ce que les économistes appellent la « segmentation de la chaîne des valeurs ». Une partie importante des échanges entre pays consistait en des déplacements de produits semi-finis à l’intérieur même des grandes entreprises ou entre ces grandes entreprises et leurs sous-traitants.
C’était l’époque du développement de la Chine comme atelier de sous-traitance du monde et du renforcement de l’intégration des pays de l’Est de l’Europe (ex-Démocraties populaires) dans le processus de production de grandes entreprises allemandes, françaises ou japonaises, notamment de l’automobile.
À la puissante logique de la division internationale du travail se greffe la volonté de maximiser le profit en fonction des opportunités de la période.
Ces opportunités sont cependant, par nature, changeantes. Le bas coût de la main-d’œuvre en Chine, par exemple, si profitable pendant un temps, a fini par augmenter, ne fût-ce que relativement à d’autres pays qui disposent de compétences techniques comparables. Une fraction des capitaux investis en Chine a migré vers le Vietnam.
La différence importante des salaires à compétences égales, encore réelle entre la partie occidentale, impérialiste, de l’Europe, et les pays de l’Est européen, a incité Peugeot, Volkswagen, BMW ou encore Toyota et Nissan à délocaliser vers ces pays, bien au-delà de la capacité d’absorption de leurs marchés. Mais l’écart a tendance à diminuer.
Et, surtout, malgré la baisse des coûts de transport favorable au profit capitaliste, le profit supplémentaire ainsi obtenu peut être grevé par une déstabilisation du régime en place, par la menace politique ou militaire pesant sur les voies de communication.
Pour une part, le ralentissement du rythme de croissance du commerce mondial depuis, en gros, la crise financière de 2008 est dû au fait qu’investir dans la production dans les pays dits émergents – c’est-à-dire disposant d’une main-d’œuvre compétente à coût très réduit – devient moins profitable.
Certains économistes de la bourgeoisie se posent même gravement la question : l’évolution ne va-t-elle pas dans le sens d’une « démondialisation », avec une tendance pour les grandes entreprises à être plus proches du consommateur final ?
Si la mondialisation est irréversible, au sens d’intégrer toujours davantage les économies nationales dans une économie mondiale unique, elle porte évidemment la marque de la recherche du profit à très court terme, propre au capitalisme de plus en plus financiarisé. Dans une situation mondiale instable, les conditions de concurrence se modifient sans cesse, entraînant une remise en cause incessante des rapports de force entre entreprises capitalistes concurrentes.
Pour les pays non impérialistes, en particulier les pays les plus pauvres, un effondrement financier sera une catastrophe. Le niveau d’endettement extérieur des 76 pays les plus pauvres a doublé depuis 2009 ! L’Argentine, pourtant pas parmi les moins développés, donne l’illustration du prix que les institutions financières de la grande bourgeoisie feront payer aux masses populaires pour récupérer leurs créances !
La stagnation des investissements, des embauches et de la production contraste avec l’accroissement incessant du volume des opérations financières. La taille de la finance ne cesse de croître. Sa « matière première », si l’on ose dire, est le crédit et sa contrepartie, la dette. Le krach financier de 2008 a été un avertissement. Mais l’accroissement continu de l’endettement a repris plus fort qu’avant, sitôt la faillite du système bancaire momentanément écartée. Les sommes colossales déversées pour sauver alors le système bancaire de la faillite généralisée ont porté la dette publique à des sommets. Depuis, les banques centrales d’Europe et d’Amérique ont guichet ouvert pour les demandes de liquidités des grandes banques. Les États empruntent à qui mieux mieux. La dette publique des pays de l’OCDE, c’est-à-dire les pays les plus industrialisés, est passée de 70 à 110 % du PIB mondial (chiffres de Patrick Artus, chef économiste de Natixis, dans son livre Discipliner la finance). Les intérêts, que la finance prélève au titre de cette dette, parasitent toute l’économie, provoquant le recul relatif, et parfois absolu, des dépenses des États un tant soit peu utiles à la population (des hôpitaux aux Ehpad en passant par les infrastructures et les transports publics).
Les différentes composantes de la finance – encours de crédits, d’obligations, capitalisation boursière des actions et masse monétaire – n’ont cessé de croître en volume. Leur mélange, leur transformation en une multitude de titres plus ou moins complexes, leur commercialisation ont fait émerger des institutions financières gigantesques, du genre BlackRock, qui en quelques années ont pris une position dominante dans l’économie mondiale. Ces institutions financières ont des parts dans la quasi-totalité des grandes entreprises multinationales, y compris celles qui sont censées être en concurrence directe.
Pendant que les chantres du capitalisme vantent les charmes de la libre concurrence, les capitaux privés sont de plus en plus absorbés par la pieuvre gigantesque de la finance.
Le vénérable opérateur de voyages Thomas Cook vient d’y laisser sa peau, victime certes de la concurrence, de ses créanciers, des banquiers, mais apparemment aussi du jeu spéculatif de fonds spécialisés qui faisaient partie de ses créanciers ! Ceux-ci ont parié sur sa faillite et, en contribuant à la provoquer, ils ont encaissé 250 millions de dollars. La faillite a poussé au chômage les 22 000 salariés de Thomas Cook dispersés dans le monde. S’y ajouteront les salariés d’une multitude de prestataires de services, sous-traitants du voyagiste. Sans oublier les centaines de milliers de touristes laissés en rade…
La place prise par la finance dans le fonctionnement de l’économie capitaliste ne porte pas seulement la menace d’une catastrophe financière. Elle modifie aussi la gestion des entreprises capitalistes, y compris les plus puissantes, gérées en fonction du profit le plus immédiat et des dividendes les plus élevés pour les actionnaires.
En titrant « Total soigne ses actionnaires en augmentant son dividende », le journal Les Échos explique : « Les pétroliers offrent un fort rendement à leurs actionnaires pour compenser des perspectives de croissance moins intéressantes. »
Total se comporte comme tous les détenteurs de grands capitaux à l’échelle de l’ensemble de l’économie. C’est précisément parce que l’avenir de leur économie leur paraît sombre qu’ils consacrent leurs profits à « soigner » les actionnaires au détriment des investissements, c’est-à-dire l’avenir de leur entreprise. Le capitalisme décadent se dévore lui-même.
Au-delà des cris d’alarme poussés par un nombre croissant d’économistes devant le danger d’un krach financier imminent, le comportement même des marchés financiers, c’est-à-dire de toutes les banques, des grandes compagnies d’assurances, des sociétés financières ou de gestion de portefeuilles, toutes actrices de spéculations financières au profit de la bourgeoisie qui a de l’argent à placer, démontre qu’ils connaissent plus que quiconque la menace que recèle la situation économique.
L’emballement du prix de l’or en est un des indices. Le métal jaune retrouve sa fonction séculaire de valeur refuge. La hausse continue du cours des titres représentant la dette des États riches et des grandes entreprises, qui se traduit par ce que la presse financière décrit comme une multiplication des taux d’intérêt négatifs, en est un autre indice. Les spéculateurs ne veulent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. » D’où la ruée périodique vers les titres libellés en dollars ou vers d’autres valeurs qui apparaissent plus sûres.
En cas de débâcle financière, tous les titres risquent d’être emportés, car leur seule valeur réside dans la confiance accordée au débiteur censé rembourser.
L’alerte financière de 2008 a pourtant prouvé que non seulement les États-Unis ne sont pas préservés contre le krach, mais qu’ils peuvent même en être le point de départ (comme en 1929).
« Après nous, le déluge », est devenu le trait marquant du comportement de toute la classe capitaliste. D’où ce cri du cœur de l’OCDE, tout en euphémisme : « Les pouvoirs publics peuvent contrer la montée en flèche des coûts liés à l’incertitude et investir davantage. »
Ne croyant pas pouvoir convaincre les entreprises privées, les têtes pensantes de la bourgeoisie commencent à en appeler à l’intervention des États. Et d’argumenter : « Il manque 6 000 milliards de dollars annuels d’investissements en infrastructures (transports, éducation, santé, télécommunications, électricité…) » Les gouvernements devraient donc consacrer plus d’argent à investir puisque les faibles taux d’intérêt rendraient leur endettement plus supportable.
Eh oui, les besoins d’investissements en infrastructures sont criants, même dans les pays impérialistes les plus développés : ponts qui s’effondrent, routes qui s’affaissent, lignes de chemin de fer qui rouillent, bureaux de poste qui ferment, sans parler de l’état lamentable du système de santé même dans un pays comme la France qui se flatte d’être à la pointe dans ce domaine…
Les États auraient de quoi faire ! Mais le feront-ils ? Auront-ils les moyens de le faire tout en arrosant la finance ?
Ceux qui profitent des opérations financières et ceux à qui profiterait la relance des investissements étatiques sont en réalité les mêmes : les entreprises capitalistes, leurs propriétaires et actionnaires, et leurs dirigeants. Mais cela ne change rien à la contradiction entre consacrer le budget de l’État à des investissements publics ou alimenter la sphère financière.
Des dirigeants des États impérialistes d’Europe, par exemple, commencent à affirmer la nécessité de grandes dépenses publiques. Mais chacun explique surtout pourquoi il appartient au voisin – à l’Allemagne en l’occurrence, en Europe – d’« investir en premier ». Le gouvernement allemand vient d’affirmer son projet de consacrer 100 milliards d’euros d’ici 2030 à des mesures écologiques. Ce n’est qu’une promesse dans le contexte d’une compétition électorale, mais elle est alléchante pour les entreprises capitalistes des secteurs de la reconversion écologique, de la voiture électrique aux éoliennes en passant par l’isolation thermique des immeubles.
L’hymne à l’entreprise privée, l’initiative privée, domine la cacophonie des économistes et des politiques de la bourgeoisie. Ce qui n’empêche pas les penseurs de la bourgeoisie d’en appeler à l’État pour pallier les défaillances de leurs donneurs d’ordre. Contrairement à ceux qui ne s’en prennent qu’aux politiques « ultralibérales » mais pas au capitalisme, la grande bourgeoisie n’a jamais fait un dogme du « tout privé ». Profit privé, oui, mais « socialisation » des dépenses, notamment d’investissements coûteux mais indispensables qu’il est possible de mettre à la charge de l’État.
L’avenir proche dira quelles formes concrètes prendront les réponses des gouvernements. Il n’est pas impossible qu’à la course à la privatisation de ce qu’il reste d’entreprises publiques, services publics compris, engagée depuis plusieurs années, succède une politique mélangeant privatisation de certains secteurs, les plus rentables évidemment, et sauvegarde du caractère nationalisé d’autres secteurs, voire leur renationalisation.
Le plan Hercule, annoncé récemment par le PDG d’EDF, s’annonce comme une illustration de cette tendance. Il vise à démanteler le groupe EDF, encore plus ou moins intégré, en deux entreprises : l’une comprenant le nucléaire, le transport de l’électricité et, probablement, les barrages hydroélectriques ; l’autre, la commercialisation et les réseaux de distribution. La première serait détenue à 100 % par l’État. Une forme de renationalisation puisque l’État ne détient actuellement que 83,7 % d’EDF. Le capital de la seconde serait ouvert aux capitaux privés (dont Total, ENI, GDF-Suez).
Les réorganisations, les restructurations des différents services aujourd’hui plus ou moins publics, se traduisent par des dépeçages, séparant les secteurs rentables de ceux qui ne le sont pas et qui auront vocation à être nationalisés ou renationalisés.
Avantage pour la bourgeoisie : séparer le bon grain, susceptible de rapporter du profit, de l’ivraie, qui a besoin du soutien et du financement de l’État. Autre avantage : introduire de la finance dans les relations entre deux – ou plusieurs – entités économiques, là où il n’y avait que deux services d’une même entité naguère unie, chacun ayant son budget propre. Les relations auparavant non monnayées entre deux services deviennent des relations commerciales, avec la possibilité de s’endetter pour l’un ou pour l’autre, ou… pour les deux. Aussi préjudiciable que ce soit pour l’entreprise, pour ses salariés et pour les consommateurs, cela fournit une matière première supplémentaire à la finance.
Cela fait bien des années que le mot même de « croissance », utilisé par la bourgeoisie et ses porte-voix politiques ou des médias, n’indique pour l’essentiel que la croissance financière. Au-delà de ses multiples métamorphoses, l’économie capitaliste à l’ère impérialiste se heurte toujours à la contradiction fondamentale du capitalisme en ses débuts, entre la capacité de production des entreprises et les limites du marché solvable. Contradiction encore aggravée par la crise et son corollaire, la financiarisation croissante du capitalisme.
L’économie capitaliste porte dans ses gènes la succession de périodes d’expansion économique et de périodes de crise. Mais, pour paraphraser Trotsky, avec le déclin du capitalisme, les périodes de crise et de chômage de masse s’allongent, et les reprises sont fragiles et portent pour l’essentiel sur les opérations financières.
La financiarisation de l’économie et ses conséquences, jusques et y compris la gestion des entreprises capitalistes en fonction de la profitabilité à court terme, sapent les bases mêmes de l’économie capitaliste.
Les opérations financières ne créent pas de profit. Elles permettent seulement de le répartir de la façon la plus favorable pour les plus puissants.
Le profit est dégagé par l’exploitation de millions de salariés qui font tourner les usines, extraient les richesses minières, assurent transport et distribution, font fonctionner les services. Il dépend de l’exploitation de ceux dont l’activité fait fonctionner l’économie.
Quelle que soit la façon dont la classe capitaliste répartit le volume du profit entre ses membres, le seul moyen de maintenir et à plus forte raison d’accroître son volume global est d’aggraver l’exploitation et d’alimenter le profit en prélevant toujours davantage sur la classe ouvrière essentiellement, mais aussi à des degrés divers sur les autres classes populaires.
Les prélèvements croissants du grand capital, directement ou par l’intermédiaire des États, sont inscrits dans la logique même de la survie du capitalisme décadent de notre époque. Ils continueront, quelle que soit l’étiquette politique des gouvernements.
La seule force capable de freiner cette tendance, c’est la force collective de la classe ouvrière. Même ses luttes les plus puissantes ne pourront cependant que freiner cette tendance. Le problème qui se pose à l’ensemble de la société humaine n’est pas de préserver les intérêts des classes exploitées dans le cadre du capitalisme, mais de renverser le capitalisme.
L’étalage de la toute-puissance du grand capital, les dégâts qu’il provoque et les menaces qu’il recèle finissent par soulever de l’inquiétude et de l’hostilité.
Les grands partis de gauche, le PS et le PCF qui, ici en France, ont dilapidé, usurpé l’héritage du mouvement ouvrier politique, ont perdu le crédit qui restait de leur lointain passé et ne sont pas en situation de canaliser sur le plan électoral ce qui n’est encore qu’un sentiment de dégoût et de désorientation, et encore moins d’ouvrir une perspective politique.
Face à l’extrême droite, dont l’objectif est d’utiliser ces sentiments pour les retourner contre ceux qui les éprouvent afin de préserver la domination du grand capital, le courant altermondialiste, dernier avatar de la gauche réformiste institutionnalisée, dénonce bien des aspects de l’évolution du capitalisme d’aujourd’hui. Aussi justes que puissent être certains aspects du constat, la perspective que trace l’altermondialisme est, derrière des formules variées, l’utopie d’un capitalisme moins inégalitaire, régulé, moralisé, avec une finance encadrée et disciplinée.
Ce courant se retrouve à l’échelle internationale en la personne et dans les écrits de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ex-conseiller de Clinton puis chef économiste de la Banque mondiale. Il en appelle – pour reprendre une expression de sa récente interview au Monde – « à une refonte du capitalisme privilégiant la régulation et le rôle de l’État ». En France, l’économiste qui a émergé au fil des années pour incarner ce courant est Thomas Piketty, proche pendant longtemps du PS et de ses dirigeants. Il a conseillé Hollande puis soutenu Hamon. Il est désormais proche de Génération.s.
Deux ouvrages volumineux Le capital au 21e siècle et Capital et idéologie le posent comme le théoricien d’une gauche qui se cherche. Mais ce qu’il trouve, ce sont des banalités du genre : « s’appuyer sur les expériences de cogestion germanique ou nordique pour les pousser plus loin » (interview parue dans L’Humanité du 20 septembre 2019, intitulée Une réflexion pour un nouveau socialisme). En matière de nouveauté, on fait certes mieux que la cogestion germanique ou nordique, même poussée plus loin.
S’il s’en prend à la propriété incontrôlée et incontrôlable des multinationales, c’est au nom de la petite propriété mieux répartie. Son analyse du capital au 21e siècle aboutit à la proposition d’une « propriété temporaire », c’est-à-dire « un système de circulation permanente de la propriété avec une dotation annuelle en capital qui permettrait à chacun à 25 ans de posséder un capital de 120 000 euros pour tout le monde », précise-t-il. Tout cela, financé par un impôt progressif sur la propriété.
Ce serait faire injure à Proudhon que de rappeler à Piketty qu’en son temps, Proudhon voyait l’organisation sociale de l’avenir comme basée sur la petite propriété ! Reprendre presque deux cents ans plus tard un raisonnement similaire, alors que l’industrialisation, la concentration de capitaux, l’impérialisme, sont passés par là, est surréaliste !
Pour le reste, Piketty, présenté avec sympathie par L’Humanité comme un « spécialiste de l’étude des inégalités », est hostile à Marx et au marxisme, à l’idée même de lutte de classe.
Ceux qui contribuent le plus à forger une réputation d’économiste progressiste au très consensuel Piketty sont plus hostiles encore que lui au marxisme, aux idées de la lutte de classe, et le critiquent pour « la radicalité de ses propositions » (journal L’Opinion), l’accusant de vouloir « une forme d’expropriation fiscale des entrepreneurs ».
La démarche intellectuelle de Piketty est dans la logique de la conclusion politique à laquelle elle aboutit. « Que sait-on réellement de l’évolution de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le 19e siècle, et quelle leçon peut-on en tirer pour le 21e ? » se demande-t-il dans l’introduction du Capital au 21e siècle, pour affirmer son intention de « remettre la question de la répartition au cœur de l’analyse économique ». Comme si l’on pouvait comprendre la répartition sans analyser le mode de production et les rapports sociaux qu’il détermine. Et d’affirmer doctement que « des moyens existent cependant pour que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en repoussant les replis protectionnistes et nationalistes ». Mille pages de galimatias, avec certes des données dont certaines ne manquent pas d’intérêt, pour aboutir à cette affirmation, alors que les laudateurs les plus acharnés du capitalisme crient eux-mêmes casse-cou !
De façon cohérente avec son refus de la lutte de classe, dans ces mille pages consacrées au « capital au 21e siècle », pas un mot du pouvoir de la grande bourgeoisie sur la société, dissimulé derrière le fétichisme de l’argent et du capital. La question du pouvoir ne l’intéresse pas du tout, sa vision du monde se limite à l’évolution de la pensée et de la morale collective. C’est la vision réformiste la plus mièvre des rapports de classe, professée à une époque où le grand capital livre une guerre à mort non seulement à la classe ouvrière mais à toutes les couches populaires. Il n’y a pas de quoi affoler le dirigeant le plus mou du PS.
Bien que publié en 1867, Le Capital de Marx éclaire infiniment plus les ressorts et le fonctionnement du capital au 21e siècle que les textes de Piketty, malgré force tableaux et graphiques.
La mouvance autour du PCF fait, parallèlement à ses coups de chapeau à des économistes du genre de Piketty, des efforts pour « réhabiliter » Marx. Elle le fait à sa façon, héritée d’une époque où la théorie révolutionnaire du prolétariat était transformée en dogme pour justifier le régime de la bureaucratie stalinienne en Union soviétique et servait d’ersatz d’idéologie pour ses séides du PCF en France. L’Humanité publie des témoignages, des débats, qui redécouvrent le marxisme. Du moins, le marxisme en tant qu’explication du fonctionnement de l’économie capitaliste, mais pas le marxisme révolutionnaire.
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer », affirmait Marx dans ses Thèses sur Feuerbach. Réduire le marxisme à l’interprétation du monde, c’est le vider de l’essentiel de son contenu.
Même les aspects les plus hideux de l’évolution du capitalisme moderne, comme la domination absolue des multinationales de la finance sur l’économie, soulignent la profonde tendance de l’économie vers la soumission des petits capitaux par le grand capital, vers la mondialisation, vers la planification, Cette évolution est celle qui rend depuis longtemps nécessaire et possible une société sans propriété privée des moyens de production, sans marché, sans concurrence et sans exploitation.
Pour reprendre ce qu’écrivait Trotsky dans le Programme de transition, « Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. » L’expression de Trotsky résume l’évolution du capitalisme de l’époque de la décadence impérialiste et ses conséquences actuelles dans une multitude d’aspects de la vie politique, de la culture, des relations sociales et jusqu’aux comportements individuels.
L’avenir de l’humanité ne dépend pas d’une trouvaille novatrice dans le domaine des idées. Il dépend de la capacité de la classe ouvrière à retrouver conscience de sa tâche et de sa responsabilité historique et, par là même, à s’emparer de la théorie de son émancipation, le marxisme. Et de se donner des partis pour incarner cette conscience et redonner au prolétariat conscient la volonté d’œuvrer pour la révolution sociale.
Le 7 octobre 2019