États-Unis - Le système du bipartisme en question ?

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Septembre-octobre 1995

A quinze mois de l'élection présidentielle de 1996, les deux grands partis, républicain et démocrate, sont déjà en pleine campagne électorale.

Les dix candidats déclarés du Parti républicain ont pour la plupart commencé à sillonner le pays en juillet et en août, à la recherche de fonds, de soutiens politiques et d'échos favorables. Pour l'instant, les pronostiqueurs penchent plutôt pour le leader républicain au Sénat, Robert Dole. Son principal atout dans la course à l'investiture est le talent dont il a fait preuve pour contrer les ardeurs des élus républicains "radicaux" du Congrès (c'est-à-dire les plus réactionnaires, menés par le nouveau leader du parti, Newt Gingrich). Sous sa présidence, le Sénat à majorité républicaine n'a approuvé aucun des projets de loi importants déposés par les élus en question. Dole possède sans doute un autre avantage, du point de vue des républicains : son âge. S'il était élu, il deviendrait le plus vieux candidat à sortir vainqueur d'une élection présidentielle. Ainsi, en attendant que la situation plutôt troublée de son parti se clarifie, il pourrait valablement assurer l'intérim pour les républicains.

Les démocrates, eux, semblent n'avoir d'autre choix que Clinton. Le mois dernier, on a vu le Président chercher le moyen de s'attirer les faveurs de l'électorat noir, qui avait assuré son élection en 1992 en lui apportant plus de 20 % de ses voix, sans pour autant déplaire à l'électorat conservateur qu'il courtise depuis un moment déjà. Ainsi, il s'est déclaré favorable au maintien de la politique d'"intégration prioritaire" ("affirmative action") quand elle est "appliquée correctement, de manière flexible, juste et efficace". Mais il s'est aussi déclaré favorable à la suppression des "programmes d'intégration prioritaire qui ont déjà atteint leur but", ainsi qu'à la suppression du système des "quotas", sous prétexte que "les bénéficiaires de l'intégration prioritaire doivent avant tout être qualifiés", se déclarant d'autre part prêt à "faire la chasse à toute discrimination dans ce domaine".

Comme c'est souvent le cas avec Clinton, personne ne sait exactement ce qu'il va réellement faire, s'il fait quoi que ce soit. (Jesse Jackson a ironiquement déclaré : "Le Président se trouve à la croisée des chemins, et il s'y trouve bien.")

Le choix des électeurs : ni l'un, ni l'autre

Un sondage commandité à la mi-août par le New York Times et la chaîne CBS indiquait que seulement 26 % de la population étaient satisfaits de Clinton. Coïncidence, seuls 26 % des personnes interrogées se déclaraient satisfaits des républicains. Et seuls 36 % des personnes sondées pouvaient donner le nom d'un élu digne, selon eux, d'admiration. Le nom de Clinton revenait plus souvent qu'aucun autre, mais avec un maigre 6 %. En revanche, 79 % des gens étaient d'accord pour dire que "le gouvernement est dirigé en fonction des intérêts des grosses fortunes."

Quelle que soit la valeur d'un tel sondage, dont la fiabilité reste à démontrer, on y trouve un chiffre qui mérite d'être retenu : 55 % des personnes interrogées pensaient que le pays avait besoin d'un nouveau parti politique pour concurrencer les républicains et les démocrates.

Quelques jours plus tard, un sondage Gallup pour USA Today et CNN donnait le chiffre de 62 % de personnes favorables à la création d'un nouveau parti. Il est vrai qu'ils étaient déjà... 58 % lors d'un sondage similaire en 1992.

Il n'est pas surprenant qu'une fraction aussi importante de la population se déclare mécontente des politiciens en place. Les quatre dernières années ont été marquées par une reprise économique, avec un taux de profit moyen plus de deux fois supérieur à ce qu'il était lors des reprises des trente-cinq dernières années. Pourtant, les salaires ne suivent toujours pas l'inflation, et ce depuis la fin des années soixante-dix. La part du revenu national versée aux salariés est au niveau d'il y a trente ans. Ladite reprise s'est accompagnée de nouvelles suppressions de postes dans l'industrie, alors même que la production augmentait. Le travail temporaire ou à mi-temps s'est développé. Quant au chômage, s'il est descendu officiellement à 6 %, il faut dire que c'est un chiffre particulièrement élevé pour une période de reprise.

D'autres secteurs de la population, en particulier dans les régions rurales, ont aussi vu leurs conditions de vie s'aggraver considérablement. Ils vendent leur production moins cher, payent plus cher ce dont ils ont besoin, et les nombreuses saisies de fermes ont transformé certaines régions rurales en secteurs plus défavorisés que les quartiers pauvres des grandes villes.

Cette détérioration continue des conditions de vie de toute la population s'accompagne d'une série d'autres problèmes. Ainsi, la menace de réduire ou même de supprimer la politique d'"intégration prioritaire" signifie que les Noirs, dont la situation s'est aggravée encore plus que celle de la population blanche, risquent de faire les premiers l'objet de nouvelles attaques.

En fait, cette "intégration prioritaire", telle qu'elle a été conçue par les textes officiels et appliquée dans divers programmes, a profité davantage à la petite bourgeoisie noire (présente dans l'appareil d'État, les milieux de techniciens et des professions libérales, les milieux d'affaires) qu'aux travailleurs noirs. Ce qui ne signifie pas que les travailleurs noirs ne seront pas affectés par la remise en cause éventuelle de l'"intégration prioritaire" : ils risquent en effet de servir de boucs émissaires et d'être désignés comme responsables de la situation difficile faite aux travailleurs blancs par le système capitaliste.

Enfin, le développement rapide des milices est le signe d'un mécontentement grandissant face à l'État, au gouvernement et au système. Personne ne sait ce qu'il adviendra de ces milices, mais certains leaders ont, semble-t-il, pour projet d'étendre l'influence de leurs organisations au-delà des régions rurales à majorité blanche où elles se sont jusqu'ici développées. C'est le cas, par exemple, d'un groupe paramilitaire de l'Alabama, les Gadsden Minutemen, qui a envoyé un de ses membres filmer le rassemblement annuel d'une fraternité de policiers fédéraux blancs, qui se réunissent traditionnellement dans les collines de l'est du Tennessee. Le film a ensuite été remis aux médias, avec l'intention évidente de discréditer l'ATF (Administration des alcools, tabacs et armes à feu), dont de nombreux membres participaient à ce rassemblement où on vendait des "permis de chasse au nègre". Mais ce faisant, les Gadsden Minutemen se retrouvaient aussi à dénoncer le racisme - à tout le moins, le racisme des policiers fédéraux. Au même moment, l'ancien dirigeant de la Milice du Michigan, dans l'espoir sans doute de retrouver le poste qu'il avait perdu suite à ses déclarations intempestives au sujet de l'attentat d'Oklahoma City, affirmait que ce dont Détroit avait besoin c'était une nouvelle milice de Panthères noires. Tout cela ne signifie évidemment pas que les milices ne se réclament plus des idées de l'extrême droite, y compris le racisme. Mais cela montre que la colère de beaucoup de gens contre les autorités centrales est telle que certains recherchent les moyens de s'allier à ceux qui ont, eux aussi, des raisons de s'affronter à l'État et au gouvernement, et que des leaders en arrivent à penser que cette colère pourrait être plus forte que les préjugés réactionnaires, pourtant si profondément ancrés dans une partie de leur base.

Du pareil au même : Perot, Jackson, Bradley, Powell, etc.

Dans cette situation, un certain nombre de politiciens semblent se préparer à jouer un rôle en dehors du cadre des deux grands partis - si le besoin s'en fait sentir, évidemment.

En août, Ross Perot a tenu un meeting, réunissant quelque 3 000 membres de son organisation, United We Stand America ("Tous unis pour l'Amérique"), créée dans la foulée de sa participation à l'élection présidentielle de 1992 (il avait obtenu 19 % des voix en tant que candidat indépendant). Cette réunion, qui s'est tenue à Dallas, avait été soigneusement préparée : Perot a évoqué tout un tas de possibilités, mais sans s'engager sur aucune d'entre elles. Lui-même ou quelqu'un d'autre pourrait se présenter en candidat "indépendant" ; un nouveau parti pourrait être créé ; il pourrait soutenir un "bon candidat" ; etc. Perot a en tout cas fait la preuve de son influence : chacun des deux grands partis a envoyé ses candidats potentiels à Dallas pour l'y saluer. Seul Clinton ne s'est pas déplacé mais il s'est fait représenter par son plus proche conseiller.

Pour sa part, Jesse Jackson a encore une fois laissé entendre qu'il pourrait se présenter... peut-être en candidat indépendant, à moins qu'il ne décide de transformer sa Coalition Arc-en-ciel en un Parti Arc-en-ciel. Dans un article paru récemment, il affirme : "De plus en plus d'électeurs sont à la recherche de nouvelles options... un nouveau parti désireux de s'en prendre au parti des grandes entreprises qui fait aujourd'hui campagne sous deux noms différents." En même temps, Jackson a fait savoir qu'il ne tient pas du tout à porter la responsabilité de la défaite de Clinton. Il attend donc de voir si Clinton et les démocrates se décident enfin à ne plus être "la pâle copie du parti de Gingrich". Jackson a aussi évoqué la possibilité de créer un parti qui présenterait des candidats aux élections locales ou à l'échelle d'un État, et qui pourrait "fusionner" avec "d'autres partis" pour les élections aux postes les plus importants, à l'échelle de la fédération. Selon lui, cela aurait l'avantage de "garder nos forces (à l'intérieur du Parti démocrate) tout en offrant de nouvelles options."

Jackson se trouve sans doute lui aussi à un carrefour : le carrefour où il s'est enlisé au cours des trois dernières élections. En 1984 et 1988, il avait laissé entendre qu'il pourrait se présenter en candidat indépendant, mais il s'est retrouvé candidat aux primaires du Parti démocrate et, bien que critique à l'égard de la "direction" du parti, a fini par soutenir son candidat. En 1992, après s'être tenu à l'écart des primaires et avoir laissé entendre qu'il ne soutiendrait peut-être aucun candidat, il s'est à nouveau rallié au candidat officiel du Parti démocrate.

Récemment, les médias ont parlé d'un nombre "non-négligeable" de sénateurs et de députés démocrates, anonymes, qui souhaiteraient que Jackson se présente en candidat "indépendant". Cela ne signifie pas qu'ils sont prêts à quitter le navire et à créer un nouveau parti, mais plutôt qu'ils souhaitent tirer avantage de la capacité de Jackson à mobiliser l'électorat. Ils espèrent que les voix de tous ceux qui ne voteront que si Jackson se présente, ajoutées à celles qui se porteront sur Clinton, augmenteront les chances des candidats démocrates à la députation ou au Sénat (même si cela devait ruiner les chances de Clinton d'être réélu).

Jackson est aussi allé à Dallas, où Perot lui a réservé un traitement de faveur, lui donnant l'accolade et l'appelant "mon frère", alors que tous les autres candidats à l'investiture étaient relégués au fond de la scène. "Frères", ils le sont en effet : Jackson utilise Perot pour prévenir les démocrates qu'il n'est pas leur homme d'une façon inconditionnelle, et Perot utilise Jackson pour dire la même chose aux républicains.

Ce ne sont pas là seulement des poses de politiciens. À voir le nombre d'hommes politiques bourgeois traditionnels qui se mettent à parler de candidatures indépendantes, on peut penser que les vieilles coalitions sur lesquelles reposent les deux partis bourgeois fonctionnent de moins en moins bien.

Ainsi, Bill Bradley, sénateur du New Jersey, a annoncé qu'il ne se représenterait pas à ce poste car aucun des deux grands partis n'apporte de réponse aux problèmes de l'heure ou aux préoccupations quotidiennes des travailleurs. Bradley a indiqué qu'il ne briguerait pas l'investiture du Parti démocrate contre Clinton, comme le disait la rumeur, mais qu'il n'avait "pas éliminé la possibilité d'une candidature indépendante". Il n'a pas manqué de faire savoir qu'il avait discuté de la situation avec le général Colin Powell, le premier Noir à avoir atteint le sommet de la hiérarchie militaire.

Le nom de Powell, ancien chef de l'état-major général des forces armées américaines pendant la guerre du Golfe, est d'ailleurs évoqué comme candidat indépendant possible, ainsi que comme candidat républicain à la présidence ou, plus vraisemblablement, à la vice-présidence. Powell pour sa part ne dit rien, laissant la rumeur courir et se gardant ainsi ouvertes toutes les possibilités.

Un troisième parti semblable aux deux premiers ?

Le fait qu'il n'y ait que deux partis apparaît depuis longtemps comme une donnée immuable de la scène politique américaine. Même quand l'un d'eux s'est effondré (pour être aussitôt remplacé par un autre) comme ce fut le cas avant la guerre de Sécession, ou quand l'un sembla sur le point de prendre un ascendant définitif sur l'autre comme pendant la crise des années trente, il y a toujours eu deux seuls grands partis en présence. Dans ce cadre, les tendances politiques américaines, qui forment un éventail assez étroit, sont toutes représentées dans l'un et l'autre parti, même si les républicains sont un peu plus "à droite" et les démocrates un peu plus "à gauche".

Mais le système bipartite qui a si longtemps servi la bourgeoisie américaine est peut-être aujourd'hui menacé.

La question est de savoir par quoi il sera remplacé. Le fait que la politique américaine a toujours été une affaire de choix entre deux partis bourgeois a enraciné l'idée qu'il n'y a pas de lien entre le monde politique et la société qui connaît, elle, des affrontements de classes. Cette situation n'a pas favorisé l'idée que la classe ouvrière devrait disposer de son propre parti politique. En fait, elle a rendu cette idée "irréaliste". Et quand la classe ouvrière ou d'autres fractions de la population ont été déçues par les grands partis, elles sont le plus souvent tombées dans l'illusion qu'il faudrait unir tous ceux qui, quelle que soit leur classe sociale, ont des intérêts contraires ou simplement divergents face à ceux que défendent les deux grands partis.

Cela reviendrait à prétendre réunir à nouveau, à l'intérieur d'un même parti, des intérêts de classe différents, comme c'est le cas aujourd'hui avec les deux partis officiels. Si la situation présente devait mener à la création d'un parti prétendant défendre les intérêts des autres classes sociales en même temps que ceux de la bourgeoisie, cela signifierait tout simplement la complète subordination des premiers aux intérêts des possédants. Tout nouveau parti créé sur de telles bases ne pourra que répéter le schéma des deux grands partis actuels et défendre les mêmes intérêts. Il remplacera simplement l'un d'entre eux ou alors il disparaîtra, et tous ceux qu'il aura mobilisés retourneront à l'un des deux vieux partis.

Personne ne peut affirmer qu'un troisième parti est sur le point de se créer aux États-Unis : il y a trop longtemps que les républicains ou les démocrates n'ont plus d'opposition réelle. Mais la classe dirigeante et les politiciens à son service semblent penser que le système des deux partis actuels pourrait être menacé. Le fait que des gens comme Bradley et Powell se positionnent en dehors des deux grands partis indique que certains politiciens bourgeois se préparent à cette éventualité. Bradley s'est exprimé très clairement là-dessus. Quand on lui a demandé pourquoi il ne gardait pas son poste de sénateur et n'essayait pas de peser sur le gouvernement et sur son parti de l'intérieur, il a déclaré : "Mon objectif est de renouer les liens entre le peuple et le monde politique, mais pour cela de commencer par agir en dehors du monde politique."